V
Avant l’effondrement. — La société du Second Empire. — Un naufrage dans le bassin du Luxembourg.
La guerre fut déclarée à la Prusse le 15 juillet, après un vote du Corps législatif. Un discours de Thiers ne put l’empêcher : le petit homme préparait sa rentrée, voyant plus clair que les mameluks de l’Empire. Ceux-ci, absolument aveuglés, couraient au-devant de la catastrophe par laquelle allait être emporté le régime. « La guerre, nous l’acceptons d’un cœur léger », déclara Émile Ollivier. Phrase qui fut son arrêt de mort politique : il est permis d’être cyniquement canaille, mais à la condition de réussir.
La France, sous le Second Empire, était demeurée d’âme chauvine. Depuis qu’avait commencé le conflit diplomatique, prélude obligé au conflit militaire, des manifestations belliqueuses parcouraient les rues de la capitale aux cris de : « Vive la guerre ! » « À Berlin ! » Il est juste de dire que ces manifestations étaient loin d’être toutes spontanées : le personnel de la police secrète y jouait un rôle d’entraîneur, grossi, dès sa descente dans la rue, d’une foule de badauds qui faisaient rapidement boule de neige.
On a dit souvent qu’il n’y avait eu en France, depuis la grande Révolution, qu’un seul règne : celui de la police. Boutade, peut-être, car la police, comme l’armée, est surtout un instrument ; le rôle directeur de la religion et de l’argent est bien autrement considérable. Quoi qu’il en soit, sous Napoléon III, la police, dirigée par l’immuable préfet Piétri, et bondée de ses compatriotes corses, dévoués par tradition au régime impérial, eut la haute main en France.
Les faux ouvriers embrigadés rue de Jérusalem pour la défense de l’ordre… impérial, ceux qu’on a appelés les « blouses blanches » ont joué, durant cette période, un rôle important d’allumeurs ou d’agents provocateurs. Cependant, il convient de dire que, plus d’une fois, des révolutionnaires bon teint, conspirateurs comme les lieutenants de Blanqui, ou entraîneurs de foules, comme Flourens, ont été qualifiés de « blouses blanches » par de graves bourgeois, républicains en théorie, mais très soucieux de répudier des solidarités périlleuses. Ce devait être le cas, le 14 août 1870, lors de la tentative avortée des blanquistes à la caserne des pompiers de la Villette.
Pour chauffer les enthousiasmes belliqueux, le gouvernement faisait maintenant jouer la Marseillaise par les musiques militaires. Réapparition subite de l’hymne républicain, proscrit depuis dix-huit ans, et que les oreilles n’étaient plus habituées à entendre. Mais cette Marseillaise-là n’était plus le chant de guerre de la liberté appelant le peuple aux armes contre les tyrans. Avilie par l’autorisation officielle, elle tombait au rang de cantate dynastique, à l’égal de Partant pour la Syrie, l’hymne ridicule signé (et même pas composé) par la reine Hortense. Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, suspendit la publication de son journal, dont le titre perdait provisoirement toute signification antigouvernementale.
Pourtant, si lamentable que fût cette mainmise par le gouvernement impérial sur le chant épique de la Révolution, elle attestait que le souvenir de cette Révolution, étranglée à deux reprises par les Bonapartes, vivait toujours. Et, à la réveiller, le gouvernement jouait un jeu dangereux. N’était-ce pas au chant de la Marseillaise que le peuple de Paris avait emporté d’assaut les Tuileries, découronnant Louis Capet avant de le décapiter ? Un nouveau 10 août n’était-il pas possible comme soixante-dix-huit ans auparavant ?
Naturellement, les républicains contre-manifestaient, opposant au cri infâme de « Vive la guerre ! » le cri humain de : « Vive la paix ! »Les deux partis adverses se heurtaient souvent sur les boulevards, ou plutôt les colonnes pacifistes étaient attaquées par les colonnes bellicistes et par les sergents de ville — tel était le nom que portaient alors ceux qui sont appelés aujourd’hui, dans la langue officielle « gardien de la paix » et dans la langue faubourienne, « flics ».
Ces agents de Piétri, je dois le dire, ne manquaient pas de courage : ils confirmaient la sentence de grammaire qui établit une sérieuse différence entre « brave homme » et « homme brave ». Je me suis toujours rappelé l’un d’eux, le 4 septembre, luttant avec énergie derrière le Louvre, alors que la foule avait envahi le Palais-Bourbon, contre un groupe de jeunes gens qui voulaient lui arracher son épée. Chose remarquable, les assaillants ne portèrent à leur unique adversaire aucun de ces coups qui, de nos jours, sont à la connaissance du moindre apache et, après avoir brisé l’arme, ils s’éloignèrent, laissant libre l’homme qui l’avait défendue. Serait-on, aujourd’hui, aussi chevaleresque ?
Les sergents de ville du Second Empire ont été, dans la police, ce que la garde du Premier fut dans l’armée. Fiers d’être des salariés du régime napoléonien, ils gagnaient consciencieusement leur solde ; sans doute, aussi, se sentaient-ils forts de la terreur qu’inspiraient à de vulgaires pékins1Civils. Ce terme de pékin, aujourd’hui tombé en désuétude, a dû s’introduire dans la langue à la suite de la guerre de Chine. leur épée et leur casse-tête, car ils portaient l’une et l’autre. J’ai vu une foule de plusieurs centaines d’individus — je ne puis écrire d’« hommes » — fuir, frappés de panique, à l’apparition d’un seul sergent de ville, symbole de la redoutable Autorité !
Le drame des événements va se précipiter. Wissembourg, Reichshoffen, Sedan, la Commune se préparent. Avant d’esquisser ces souvenirs tragiques, ma pensée se reporte à des tableaux moins terribles.
Cette période du Second Empire, née dans le charnier du 2 décembre et close dans la boue sanglante de Sedan eut pourtant son charme superficiel, tout au moins dans les hautes sphères, où ne pénètre pas le peuple, et sur le boulevard, où flânaient les élégants désœuvrés. Pendant que des mères ou des veuves pleuraient un être cher, tombé sous les balles du coup d’État, d’autres un transporté, mourant de fièvre à Cayenne ou à Lambessa, en cassant des pierres au soleil, la cour des Tuileries faisait la fête. Dans un décor captivant se nouaient des idylles rapidement amenées à conclusion. Véritable féerie dans laquelle, entourée de ses favorites de haut rang, trônait la belle impératrice ! On y voyait son antithèse morale et physique, la princesse de Metternich, laide, mais spirituelle ; la marquise de Galiffet, aussi peu farouche que son noble époux sur le chapitre de la morale ; d’autres encore. Ces dames, tempéraments de noceuses qu’avait l’honneur d’entretenir le bon peuple français, s’appelaient entre elles de petits noms d’amitié qui leurs convenaient admirablement : « Canaillette », « Cochonnette », etc. très indépendante d’esprit et de corps, la princesse Mathilde avait aussi sa cour et se donnait le ton de protéger des écrivains : François Coppée fut de ceux-là.
Ailleurs, l’esprit parisien pétillait en mousse légère comme du champagne. Des chroniqueurs étincelants : Aurélien Scholl et Rochefort — celui-ci que la politique allait bientôt enlever au théâtre et à la critique d’art ; des dessinateurs : Cham et Gill, non moins mordants avec leur crayon que le lanternier avec sa plume ; des librettistes : Meilhac, Halévy, entretenaient, même sous le régime du sabre, la verve frondeuse.
Un compositeur, Offenbach, d’origine allemande, et tout aussi frondeur d’esprit que l’avait été Henri Heine, venait prêter à l’humour des deux célèbres librettistes le concours de sa musique légère et fantaisiste. De la « musiquette », ont dit dédaigneusement quelques critiques. Certes, ce n’était pas l’orchestration puissante de Wagner, lequel débutant à Paris y fut méconnu. Pas plus que l’esprit de Berlin n’est l’esprit de Paris. C’était autre chose : la fantaisie légère et ailée venant railler les dieux et les rois.
Anarchisme de boulevard ! Nullement doctrinaire, mais aimable, spirituel, et, par-dessus tout, foncièrement irrespectueux, qui s’attaquait aux puissants du jour sous un voile des plus transparents, Agamemnon, pasteur des peuples, c’était Napoléon III ; la cascadeuse Hélène, c’était l’impératrice ; Calchas, c’était Pie IX ; Jupiter et son Olympe mythologique évoquaient irrésistiblement le dieu chrétien et sa céleste cour. Tandis que les maréchaux empanachés du Second Empire se trouvaient ridiculisés de main de maître dans le personnage grotesque du général Boum.
« La Belle Hélène, Orphée aux Enfers, Les Brigands, La Grande Duchesse de Gérolstein », opérettes qui, pour la plupart, virent le jour dans les dernières années de l’Empire, ont été de fait, sinon dans l’intention de leurs auteurs, des œuvres de démolition révolutionnaire.
L’état d’esprit d’une époque se reflète souvent dans les chansons. Voici celle que Rochefort, sans la signer, bien entendu, consacra à l’impératrice, persiflée sous le sobriquet de Badinguette. Badinguet était le nom d’un maçon dont Louis-Napoléon avait jadis emprunté la blouse et la personnalité pour s’évader du fort de Ham, où il était détenu :
I
La belle au fond de l’Espagne
Habitait.
Ah ! la buveuse de champagne
Que c’était
Bien que Badinguette eut pour pères
On le dit,
Presque tous les célibataires
De Madrid,
Et que, sur sa naissance, on jase
À gogo,
On l’appelait par antiphrase :
Montijo.(Refrain.)
Amis du pouvoir,
voulez-vous savoir
Comment Badinguette,
D’un coup de baguette,
Devint par hasard
Madame César ?II
Un jour sa vieille maugrabine
De maman
Lui dit :” Nous sommes dans la débine
Bigrement.
Vrai, ton visage se dégomme
Tous les jours.
Ma fille, il faut te faire un homme
Pour toujours.
Depuis que ta figure est fanée,
Nous mangeons
Beaucoup trop de vache enragée :
Voyageons.(Refrain.)
III
Voilà Badinguette qui débarque
À Paris
Et Badinguet, qui la remarque,
est épris.— Sacrebleu ! dit-il à son oncle,
soyons francs :
Papa Jérôme, cette femme
Vaux six francs.
Non, dit Jérôme, elle en vaut douze.
Savez-vous
Qu’on n’a jamais vu d’Andalouse
Au poil roux ?(Refrain.)
IV
Voilà Badinguet qui cherche causeuse,
Un moyen
Pour l’avoir pour très peu de choses,
Ou pour rien.
Il s’en va trouver la duègne,
Peu honteux,
Et les embarque pour Compiègne
toutes deux.
Mais, las ! ne pouvant plus attendre,
Le grossier,
En plein bal, il osa lui prendre
Le fessier.(Refrain.)
V
Carajo ! s’écria la belle
Saligaud !
Ne savez-vous pas qu’on m’appelle
Montijo !
Quand on a cinq ou six cents pères
Andalous,
On vaut bien un Robert Macaire
Comme vous !
Croyez-vous donc que je me donne
Pour six blancs ?
Je veux coiffer une couronne,
Ou du flanc !(Refrain.)
VI
À toi ma couronne, mon ange !
Mes châteaux !
Malgré que tu sois la plus franche
Des cateaux !
Mais puisque, après tout, je t’aime,
Entre nous,
Que mon peuple jure ou blasphème,
Je m’en fous !
Qui fut mouchard en Angleterre
Et bourreau,
Sans déroger peut bien se faire
Maquereau !(Refrain.)
VII
Adieu, cancan, Maison Dorée,
Bal Musard !
La voilà l’épouse adorée
De César !
On dit pourtant qu’elle regrette
Quelquefois
Ses amants et sa cigarette
D’autrefois.
Mais que l’Espagnole, trop fière
Pour céder,
De son mouton pourrait bien faire
un bélier !(Refrain.)
Cette fin du Second Empire vit disparaître de la mode féminine la hideuse crinoline, aussi grotesque que le chapeau haut de forme et bien plus encombrant. Vers la même époque parurent les vélocipèdes, précurseurs de la moderne bicyclette. J’en fis l’essai en 1869, derrière le Luxembourg, sous la conduite d’un cornac, surveillé lui-même par ma mère anxieuse, et y ramassai stoïquement mes trois premières pelles. Souvenir resté pour moi attendrissant au bout de plus d’un demi-siècle !
Qu’il était charmant ce jardin du Luxembourg, d’où l’élégante ordonnance du palais et des avenues n’excluait pas la poésie ! Car il avait son coin mystérieux et discret : « La Pépinière », où, le soir, étudiants et grisettes — il y avait encore des grisettes ! — allaient s’égarer. L’ombre de Marie de Médicis n’en témoignait aucune indignation, non plus que les froides statues des autres reines de France, immobiles sur leur piédestal.
Et son bassin qui, pour les marmousets lanceurs de bateaux, représentait la mer ! Il m’arriva d’y prendre un bain involontaire en me penchant pour ramener mon navire en détresse. Quel émoi pour ma mère, tandis que des spectateurs de mon repêchage présageaient que l’avenir me destinait à affronter la fureur des océans !
- 1Civils. Ce terme de pékin, aujourd’hui tombé en désuétude, a dû s’introduire dans la langue à la suite de la guerre de Chine.