Mon enfant, qui a sept ans, a rapporté de l’école un livre de « Belles Histoires de France ».
Je suis chargé de couvrir les nouveaux livres et de les revêtir d’une étiquette. Les tenir en main, les feuilleter, regarder les images, respirer l’odeur du papier, tout cela me reporte à plus de trente ans en arrière, vers ces temps lointains où j’étais moi aussi un petit enfant qui ne connaissait rien encore de la vie ni des hommes, qui regardait les choses avec des yeux tout neufs. Un livre, c’était la vérité ! « Mentir, c’est le plus grand des défauts, disait mon père. Il faut toujours dire la vérité. Toujours. Promets-moi. » Ah ! comme j’avais honte de la plus petite entorse qu’il m’arrivait parfois de faire à cette sainte vérité. Et quel respect n’ai-je pas eu alors pour vous, premiers livres d’école qui me furent donnés, si propres, si bien imprimés, si bien écrits. Vous étiez la lumière. Plus tard, bien plus tard, j’ai su que vous mentiez souvent. Effrontément.
Et les années ont passé et les hommes depuis lors n’ont cessé de mentir, dans leurs paroles et dans leurs écrits, et les enfants n’ont pas été épargnés.
Et aujourd’hui, mon enfant est à côté de moi, les yeux brillants de joie devant ses livres nouveaux et les gestes impatients, tout comme j’étais autrefois en face de mon père souriant.
Je lui ai déjà fait la leçon : « Mentir, c’est le plus grand des défauts, lui ai-je dit. Il faut toujours dire la vérité. Toujours. Promets-moi. » Il m’a promis et je sais qu’il a honte de la plus petite entorse qu’il lui arrive parfois de faire à cette sainte vérité dont je lui parle. Aussi, quel respect n’a-t-il pas pour ces premiers livres d’école qui lui sont donnés, si propres, si bien imprimés, si bien écrits. Ils sont pour lui la lumière…
Et moi, je prends les « Belles Histoires de France ». De Vercingétorix, je vais au vase de Soissons, puis à Charlemagne, au bon roi Saint-Louis, Du Guesclin, Louis XI le roi rusé, le chevalier Bayard, la Saint-Barthélémy, Henri IV et Richelieu, le cardinal-ministre. Et ainsi de proche en proche, à travers les récits de batailles et de massacres enjolivés de mots historiques et d’anecdotes pour faire rire, passant rapidement sur ce qui est bien loin derrière les hommes d’aujourd’hui, j’arrive aux événements qui depuis l’an 14 ont blessé mon âme de mille blessures ineffaçables, car ceux-là, je les ai vus, je les ai vécus et j’en ai souffert atrocement.
La grande guerre de 1914 – 1918 se résume à peu de choses : « Après quarante ans de paix, une nouvelle guerre éclata, en 1914, entre la France et l’Allemagne. Elle dura plus de quatre années et 16 nations y prirent part. On l’a appelée la Grande Guerre. En un mois, tout le Nord et l’Est de la France furent envahis par 2 millions d’Allemands bien équipés et bien armés. Mais nos soldats, avec un courage admirable, barrèrent à l’ennemi la route de Paris. Sur tout le « front », de la Somme aux Vosges, ils creusèrent des tranchées dans la terre. En hiver, beaucoup eurent les pieds gelés dans la neige et la boue glacée. Lors des attaques, des milliers étaient tués ou blessés par de terribles bombardements, empoisonnés par les gaz asphyxiants, brûlés par les lance-flammes. Sur mer, les sous-marins ennemis coulaient beaucoup de navires. À plusieurs reprises, les Allemands essayèrent, surtout à Verdun, en 1916, de percer le front et d’atteindre Paris. Mais toutes leurs tentatives échouèrent : « Ils ne passeront pas ! » avaient juré nos héroïques poilus. » Un paragraphe spécial est consacré au général Joffre, qui « restait calme dans les plus grands dangers », un autre à Clemenceau qui « va rendre visite aux soldats dans leurs tranchées, plaisante avec eux, remonte leur moral ».
À la page suivante, mon enfant apprendra qu’en 1939, « pour la troisième fois en 70 ans, l’Allemagne voulut dominer toute l’Europe », et qu’à Londres, « un grand Français, le général de Gaulle, organisait la Résistance », puis que « les Allemands torturèrent et fusillèrent des milliers de jeunes gens qui s’étaient réfugiés dans le maquis », que « tout un village, Oradour-sur-Glane, fut incendié, les femmes et les enfants brûlés vifs dans l’Église », etc. — enfin qu’après « le grand jour tant attendu du débarquement », l’Allemagne « fut écrasée sous les bombes d’avions » et qu’à Nuremberg, en 1946, « un tribunal condamna à mort les chefs nazis, responsables de cette effroyable guerre ».
Et dans le même temps qu’ils t’apprendront cela, mon enfant de sept ans, ils te raconteront, comme moi, que « mentir est le plus grand des défauts ». Et plus tard, bien plus tard, quand tu auras l’âge de chercher et de trouver qu’on s’est moqué de toi, que penserais-tu de ton père qui ne t’aurais rien dit, ton père prodigue de bons conseils, ton père hypocrite et lâche ?
Bien sûr, ils vont protester, les messieurs qui ont écrit ton livre d’histoire pour enfant de sept ans. Protester de leur bonne foi, car tout ce qu’ils racontent est arrivé.
Pourtant, ils mentent. Car d’autres choses aussi sont arrivées, d’autres choses qu’ils te cachent.
Ah ! tu es encore si petit… Mais puisque je t’ai dit qu’il ne fallait jamais mentir, je dois, n’est-ce pas, prêcher d’exemple et je mentirais si je me taisais. Écoute donc la vérité.
Cette vieille guerre dont on ne parle plus beaucoup (ô soldats de vingt ans, soldats de mon enfance qui jouaient avec moi le soir au cantonnement, soldats qui reposez à Douaumont, à Vaux et à Lorette, qui pense encore à vous ? Pauvres morts oubliés, couverts par d’autres morts qu’on oubliera demain!) cette nouvelle guerre qui vient de se terminer, ce n’est pas un peuple qui les avait voulues, crois-moi, mais tous ceux qui dirigent les peuples en furent responsables, par leur cupidité, leur orgueil, leur mauvaise foi. Tous les hommes qui sont morts, ici et là-bas, pendant ces longues années de peur et de misère, on les a trompés — oui, trompés, on a aiguisé la haine entre eux — oui la haine, on les a jetés les uns contre les autres — oui, ce fut ainsi : ils ont été assassinés pour d’autres intérêts que les leurs, car tous ces hommes, qui étaient frères, ne désiraient que vivre en travaillant. Beaucoup furent héroïques, mais héroïques par force et ils tuèrent pour ne pas être tués eux-mêmes. Et d’autres, plus héroïques encore, ici comme là-bas, refusèrent de tuer, refusèrent d’obéir et se révoltèrent ; et ici comme là-bas, ils furent massacrés par leurs chefs, — et de cela on ne te parle pas et on ne te parlera jamais à l’école. Cela est la vérité, mon enfant, la seule vérité. Ces crimes abominables n’étaient pas nouveaux dans l’Histoire, mais ils ne furent jamais aussi grands que ces deux dernières fois.
Il est beaucoup question de généraux dans ton livre. Ne crois surtout pas que ces gens soient de grands hommes. Qu’ils soient de France ou d’ailleurs, ce ne sont que des inutiles et des parasites, vivant aux crochets de ceux qui produisent : leur rôle est de tuer, ou plutôt de faire tuer car eux-mêmes ne se salissent pas les doigts, et de détruire, quand ils en ont reçu l’ordre, ce que les travailleurs ont péniblement construit. Car derrière ces hommes, que tout le monde connaît, il s’en dissimule d’autres plus néfastes encore, plus puissants et plus secrets par qui la guerre éclate.
Ne crois pas non plus que seuls des soldats d’un certain pays sont capables d’atrocités comme celles qui furent commises au village d’Oradour. Il y a eu et il y a encore des Oradours sur toute la terre. Le fanatisme meurtrier et la bestialité ne sont pas le fait d’hommes d’une nation en particulier : fanatisme et bestialité n’ont pas de patrie, mais se rencontrent partout et à toutes les époques — surtout lorsque la guerre ravage le monde.
Ne crois pas enfin, ne va pas t’imaginer que tous les responsables de cette guerre que tu as subie, enfant qui pleurais sous les bombardements, enfant qui as souffert du froid et de la faim, ont été « punis » comme on veut t’en convaincre. Si les chefs vaincus ont été jugés, les chefs vainqueurs ne l’ont pas été. Et les vrais coupables, mon enfant, comme les coupables de l’autre guerre, la « grande » guerre, sont bien vivants, et ils mentent, ils mentent, ils mentent chaque jour, faisant dans leurs journaux, leurs livres, leurs discours, le plus de vacarme possible pour que les vérités si simples que je te dis en ce moment ne puissent s’entendre sur la place publique ; car si elles pouvaient s’entendre, si elles pouvaient faire leur chemin de ville en ville, de village en village, passant fleuves et forêts, mers et montagnes, tous les travailleurs du monde — nos camarades à toi et à moi — se serreraient la main.
Mais tu les connais à présent, toi, mon enfant.
Ne les oublie pas.
Et maintenant, arrache les dernières pages de ton livre, et jette-les au feu.
Jean Prugnot