La Presse Anarchiste

La défense de l’homme par la paix

Dans le vaste Coli­sée qu’est le monde actuel, les Néron 1939 ont, pen­dant cinq ans, fait se battre les uns contre les autres leurs esclaves-gla­dia­teurs. Ils étaient tous là sur les gra­dins, à contem­pler le spec­tacle : Hit­ler, Beck, Chur­chill, Dala­dier, Mus­so­li­ni, Sta­line, Tojo, Roo­se­velt. Le résul­tat du sinistre diver­tis­se­ment a été la mort de quelques dizaines de mil­lions d’hommes.

La défense de l’homme, c’est, sans doute, d’ob­te­nir pour lui le droit de tra­vailler, de pos­sé­der les pro­duits de son tra­vail, d’al­ler et de venir, de pen­ser et d’ex­pri­mer sa pen­sée. Mais pour tra­vailler, pour pen­ser, il faut, d’a­bord, être, il faut vivre. Véri­té de La Palisse ? Certes ! Ne mépri­sons point de telles véri­tés : elles peuvent cor­res­pondre à de pro­fondes vues car­té­siennes ; et, en tout cas, elles valent mieux que des men­songes sanglants.

La défense de l’homme doit débu­ter par l’ef­fort pour détruire la guerre des­truc­trice et pour sau­ve­gar­der la paix.

― O ―

Repre­nons donc, ici, les thèmes sou­vent déve­lop­pés au cours de nos cam­pagnes paci­fistes anté­rieures. Vai­ne­ment ? Non. Aucune parole sin­cère, aucun geste géné­reux n’est jamais per­du. Aucun ne passe sans lais­ser quelque trace. Mais il serait pué­ril de croire qu’on peut édi­fier la grande Cité Fra­ter­nelle en quelques pauvres dizaines d’années…

Redi­sons que la guerre a tou­jours repré­sen­té la sup­pres­sion ou plu­tôt le ren­ver­se­ment des règles les plus pré­cises de la morale cou­rante ; qu’elle est le vol, le viol et l’as­sas­si­nat généralisés.

Redi­sons que ses maux l’emportent infi­ni­ment sur les incon­vé­nients de n’im­porte quelle autre solu­tion appli­quée aux conflits entre peuples.

Redi­sons qu’elle est le crime des crimes et la folie des folies.

Redi­sons que le pro­grès des tech­niques scien­ti­fiques pro­cure des moyens d’ex­ter­mi­na­tion de plus en plus ter­ribles ; si bien qu’une guerre nou­velle serait la des­truc­tion, sinon de l’hu­ma­ni­té tout entière, du moins de ses groupes les plus évolués.

S’il est vrai que ce soit l’hu­ma­ni­té qui donne son sens à la pla­nète — l’hu­ma­ni­té créa­trice d’art, de science, de pen­sée phi­lo­so­phique et reli­gieuse — la guerre pos­sible anéan­ti­rait toutes les valeurs qui donnent une signi­fi­ca­tion à l’exis­tence ; elle enlè­ve­rait à notre terre sa rai­son d’être.

La guerre n’est pas un mal rela­tif, un mal par­mi d’autres maux. Elle est le pire des maux, le mal par excel­lence, le mal absolu.

À mal abso­lu, remède abso­lu : paci­fisme inté­gral, paix sans aucune réserve.

― O ―

De cet idéal paci­fiste durable, quelle consé­quence déduire pour le présent ?

En face des blocs qui s’af­frontent, la NEUTRALITÉ !

Neu­tra­li­té à la suisse ou à la suédoise.

Ren­dons hom­mage à ces deux nobles peuples qui ont réus­si la tâche dif­fi­cile de ne point par­ti­ci­per au récent mas­sacre, et qui ont aidé, magni­fi­que­ment, à sou­la­ger d’im­menses douleurs.

Et sui­vons leur exemple.

Il ne s’a­git pas, bien enten­du, de mettre sur le même plan U.S.A. et U.R.S.S., au moment où l’on refuse de par­ti­ci­per à leur lutte armée.

En dépit des cri­tiques que peuvent jus­ti­fier cer­tains aspects du régime amé­ri­cain, ce régime n’a rien de com­mun avec celui qu’im­posent le dic­ta­teur et les bureau­crates des Soviets au mal­heu­reux peuple russe ; régime de misère et de ser­vi­tude, de tyran­nie poli­cière et de mou­char­dage orga­ni­sé, de per­fi­die diplo­ma­tique, de bel­li­cisme camou­flé, d’im­pé­ria­lisme dominateur.

Je n’ou­blie pas non plus le fait que, si nous man­geons du pain à notre faim, nous le devons, en par­tie, aux sacri­fices du peuple amé­ri­cain payant des impôts accrus pour aider à nous nourrir.

Mais les amis dés­in­té­res­sés que nous comp­tons par­mi ce peuple ne réclament pas de nous, en échange du ser­vice ren­du, une aide militaire.

Et la dif­fé­rence des régimes ne nous impose pas l’o­bli­ga­tion de faire, pour l’une des deux causes, mas­sa­crer nos enfants.

Il n’é­tait pas indis­pen­sable de les faire, en 1939, mou­rir pour Dant­zig ; il serait mons­trueux de les faire, aujourd’­hui, mou­rir pour Ber­lin.

Quand Romain Rol­land écri­vit, en 1914, un livre (qui nous semble aujourd’­hui bien ano­din) pour ten­ter d’ob­te­nir que nous res­tions au-des­sus de la mêlée, un plu­mi­tif de gauche répon­dit par un ouvrage : Êtes-vous neutre devant le crime ?

Répon­dons, en adap­tant aux cir­cons­tances la phrase célèbre de Ber­trand Rus­sel : « Pas un seul des crimes que l’on peut empê­cher par la guerre n’est un crime aus­si grand que la guerre elle-même. »

― O ―

Il y a quelques jours, dans le jour­nal Le Monde (15 sep­tembre 1948), M. Mau­rice Duver­ger sou­hai­tait que l’Eu­rope se fédé­rât et fît garan­tir la neu­tra­li­té de cette Fédé­ra­tion à la fois par les États-Unis et par l’U.R.S.S.

La solu­tion, certes, serait excel­lente si les « Deux Grands » y consen­taient. Mais il est dou­teux que tous les deux y consentent. Et il n’est pas néces­saire d’ob­te­nir ce consen­te­ment pour pro­cla­mer, d’ur­gence, la neu­tra­li­té fran­çaise, en atten­dant plus et mieux.

Car c’est autour de cette idée que devraient s’or­don­ner tous les efforts orien­tés vers un meilleur avenir.

Union occi­den­tale entre la France, le Béné­lux, la Grande-Bre­tagne, l’I­ta­lie ? Cer­tai­ne­ment ! Nous devons applau­dir chaque fois que dis­pa­raît ou que s’a­baisse une fron­tière, avec ses doua­niers et ses poli­ciers. Mais il devrait être bien enten­du qu’il se n’a­git pas de grou­per ces puis­sances pour les jeter ensemble dans la guerre.

Relè­ve­ment éco­no­mique et poli­tique de l’Al­le­magne et du Japon ? Cer­tai­ne­ment ! Pour mon compte, j’ap­pré­cie la sin­cé­ri­té d’un paci­fiste à l’at­ti­tude, plus ou moins humaine, qu’il prend à l’é­gard des peuples vain­cus. Mais il ne s’a­git pas de consti­tuer, au centre de l’Eu­rope, ni à l’est de l’A­sie, la base indus­trielle des guerres futures ou prochaines.

Pour ces peuples, comme pour l’U­nion occi­den­tale, comme pour nous, neu­tra­li­té !

― O ―

L’ob­jec­tion la plus forte, c’est que la pro­cla­ma­tion de la neu­tra­li­té fran­çaise n’empêcherait pas notre pays d’être occu­pé par l’un des bel­li­gé­rants et d’être, ain­si, jeté dans la guerre.

Évi­dem­ment. Mais, d’a­bord, la volon­té de neu­tra­li­té met­trait fin aux absurdes dépenses entraî­nées par le désir de par­ti­ci­per à la guerre d’un côté ou de l’autre. Puis il se pour­rait que l’oc­cu­pa­tion étran­gère fût moins néfaste que la par­ti­ci­pa­tion à cette guerre. Le Dane­mark et la Nor­vège, occu­pés, contre leur gré et contre tout droit, lors de la der­nière guerre mon­diale, ont moins souf­fert que la mal­heu­reuse Pologne, jetée dans l’hor­rible mêlée par la faute de ses diri­geants. Enfin si, en de telles cir­cons­tances, la guerre devait fondre sur nous sans que nous ayons eu à son déclen­che­ment la moindre part, nous aurions le droit de la consi­dé­rer comme un cata­clysme sem­blable à un trem­ble­ment de terre ou à un raz de marée, indé­pen­dant de toute adhé­sion volon­taire. Pour un stoï­cien, ce serait une satis­fac­tion ; une mélan­co­lique, mais aus­tère satisfaction.

― O ―

Je m’é­tonne qu’au­cun homme poli­tique notoire ne réclame cette neu­tra­li­té. Il me semble que s’il avait la pos­si­bi­li­té, et le cou­rage de le faire, il aurait vite ral­lié à cette cause des mil­lions de Fran­çaises et de Français.

Pour le moment, je vois tous les poli­ti­ciens connus, de Mau­rice Tho­rez à Charles de Gaulle, consti­tuer le même par­ti : le par­ti de la guerre. Certes, un détail les divise, le choix du cobel­li­gé­rant. Mais les uns et les autres veulent ou acceptent les mas­sacres, les fusillades, les tor­pillages, les bom­bar­de­ments. Et si cer­tains excluent l’arme ato­mique — en pro­cla­mant le carac­tère huma­ni­taire de toutes les autres armes ! — c’est seule­ment parce qu’ils ne pos­sèdent pas encore ces fameuses bombes!…

Même en dehors des milieux poli­tiques, je ne vois pas, en France, d’homme notoire capable de prendre la tête de cette croisade.

Tant pis ! Nous autres, hommes obs­curs, crions, quand même, la vérité !

Pour la défense de l’homme fran­çais, neu­tra­li­té française !

Féli­cien Challaye


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