« Aujourd’hui j’aurais bien envie d’écrire, si je ne craignais pas de contrister les cœurs sensibles : la guerre avant cinq ans ! » C’est en ces termes que Louzon achevait ses « Notes d’Économie et de Politique » dans la Révolution Prolétarienne, en mai 1947.Seize mois ont passé depuis et les incidents se sont multipliés : courses-poursuites en Jeep dans Berlin, arrestation de généraux, collision d’avions russe et américain dans le ciel de Tempelhoff.
Au siècle dernier, un coup d’éventail, une dépêche falsifiée servaient de prétexte à une guerre. Et le langage diplomatique était mesuré. Mais aujourd’hui les conférences internationales retentissent de vociférations.
Si habitué que l’on soit à faire la part de la propagande dans les manifestations oratoires des diplomates modernes, on ne peut se défendre contre l’angoisse. Sommes-nous si près de la catastrophe ?
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La politique des puissances occidentales est dictée par la peur, a dit M. Spaak à M. Vychinski. « Peur de l’impérialisme de votre pays qui est le seul dont le territoire se soit agrandi au lendemain de la guerre. Peur de votre cinquième colonne auprès de laquelle celle d’Hitler n’était que jeu de boy-scouts. »
M. Vychinski n’a pas répondu que la politique de l’U.R.S.S. était aussi dictée par la peur. Et pourtant y a‑t-il une antre explication à l’attitude russe ?
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Vers la fin de la guerre, alors que la résistance allemande faiblit, les armées russes entreprennent une course forcenée vers et si possible au-delà de Berlin. L’objectif semble bien être d’éloigner autant que faire se peut les Occidentaux des frontières russes. En même temps, l’Armée rouge aide à la constitution de « démocraties populaires » en Europe centrale et balkanique. Ces opérations ne sont pas toujours faciles. Mais les partis communistes locaux ne manquent pas d’audace et leurs adversaires sont terrorisés.
Violences, menaces, arrestations, déportations. Et le glacis russe se constitue : Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie, Albanie.
Sur le glacis tombe le « rideau de fer » qui doit empêcher tout regard indiscret sur le monde russe : sur l’étendue des destructions, sur la misère des populations ; empêcher que l’on ne surprenne les murmures de ce peuple, que l’on ne mesure son moral. Mais peut-être davantage encore empêcher le peuple russe de s’informer. Pourtant, aura-t-on pu éviter que chaque soldat de l’Armée rouge n’ouvre les yeux sur le monde non russe et ne dénombre les mensonges dont on l’a nourri depuis vingt-cinq ans ?
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En d’autres lieux la manière varie, mais l’objectif demeure constant : conquérir ou neutraliser.
Proposition de retrait simultané des troupes soviétiques et américaines du nord et du sud de la Corée. Puis, annonce du retrait des seules troupes russes.
En Grèce, guerre civile. Markos contre gouvernement grec. « Démocratie » contre dictature.
Pression sur la Finlande. Immixtion dans la composition de son ministère. Et puis diminution de la moitié de sa dette de guerre.
En France, promesse de bateaux, de blé (mais en français, bateau peut avoir un curieux sens). Et puis grèves, émeutes, déraillements.
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Peut-être les craintes de M. Joseph Staline sont-elles de même nature que celles des ministres américains. Depuis la chute de la première bombe, atomique, sur Hiroshima, qui n’a pas songé sans effroi à l’avantage quasi définitif que pourrait prendre l’assaillant, déversant sans crier gare sur l’assailli une pluie de bombes atomiques ?
Le dialogue du Palais de Chaillot, où depuis le 21 septembre les Nations dites unies palabrent, est, à cet égard, très édifiant.
Organisons un contrôle de l’énergie atomique et des industries s’y rattachant, proposent les U.S.A. Ce contrôle mis en place, il sera possible de détruire les armes atomiques existantes.
Non ! répond M. Vychinski. Détruisons d’abord les armes atomiques. Interdisons leur fabrication. Nous pourrons ensuite instituer un contrôle efficace. Et M. Vychinski d’ajouter : « Personne n’a le monopole des bombes atomiques. »
Si le sujet était moins grave, nous pourrions sourire. Aucune de ces propositions n’est acceptable par l’une et l’autre partie. Elles ne règlent d’ailleurs pas le problème. Que se passerait-il si la proposition russe était adoptée ? Le monde entier connaît l’existence des bombes américaines. M. Staline presque seul pourrait dire s’il y a des bombes soviétiques. Croit-on vraiment que dans cette situation les Américains acceptent de détruire les leurs ?
Et les Russes, qui interdisent l’accès de leurs frontières et qui viennent de limiter à 50 kilomètres autour de Moscou les déplacements des diplomates étrangers, accepteront-ils jamais le moindre contrôle de leurs industries et de leurs armements ?
M. Vychinski, à ce moment de la discussion, éprouve le besoin de faire un pas en avant. « Signons simultanément deux conventions, l’une pour la destruction, l’autre pour le contrôle », propose-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Les conventions étant signées commencera-t-on d’organiser le contrôle en même temps que l’on détruira les bombes ? (destruction ne signifiant pas nécessairement explosion du genre Bikini).
Où contrôlera-t-on la destruction des bombes ? Des bombes connues et évidemment pas des bombes inconnues que le contrôle seul pourrait faire connaître. La deuxième proposition russe ressemble fort à la première.
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La question de Berlin est aussi une querelle d’Allemands. Le système actuel paralyse l’économie allemande. Seule une gestion quadripartite de l’ensemble de l’Allemagne (à la condition que les « Quatre » s’entendent) pourrait permettre la renaissance d’une activité économique. Mais il y a la Ruhr, la Haute-Silésie et personne ne veut de cette solution. En attendant, le blocus répond au gouvernement de Francfort, le mark oriental au mark occidental et M. Vychinski se désintéresse de la discussion du Conseil de Sécurité qui vient de se saisir de l’affaire.
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Sommes-nous près de la catastrophe ?
Il manque évidemment bien des boutons de guêtre. Le bloc russe est peut-être plus hétérogène qu’on le pense. L’extension à toute l’Europe centrale d’une économie planifiée qui a fait faillite en Russie (entendons par là qu’elle n’a jamais empêché les crises et qu’elle n’a pas donné au monde russe un standard de vie convenable) provoque bien des heurts. Les incidents Tito et Gomulka en témoignent.
Le bloc américano-européen est moins homogène encore. L’alliance des « Cinq » de Bruxelles n’a de sens que si l’Amérique fournit des armes. Elle n’apparaît pas prête à le faire. La cinquième colonne française lui donne du souci.
L’Espagne de Franco doit fournir une tête de pont ou un bastion supplémentaire. Pourtant il sera difficile de faire tolérer Franco par les démocraties occidentales.
Nous pourrions ajouter que la perspective d’une nouvelle guerre ne plonge dans l’enthousiasme ni le citoyen américain, ni l’Anglais, ni le Français et pas davantage les autres hommes quel que soit le lieu de leur naissance. Mais l’homme, ni les hommes ne peuvent plus grand’chose à notre époque contre un tel cataclysme. 1939 nous met en garde contre une trop grande illusion.
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Et pourtant si les prétextes ne manquent pas, où sont les vraies raisons d’un conflit, les causes profondes, essentielles ?
Le monde russe et le monde américain ne sont nulle part en compétition pour une terre vierge à conquérir, pour une source de matières premières — tous ces enjeux des guerres passées1On objectera : il y a la Chine. L’U.R.S.S. derrière les généraux communistes chinois et les U.S.A. derrière Tchang Kaï Chek ne se disputent-ils pas cet empire et ses richesses ?
Nous inclinons à croire que l’U.R.S.S. voudrait bien faire 400 millions de « communistes » supplémentaires (quelle magnifique infanterie!) et les U.S.A. aimeraient bien ne pas perdre 400 millions de consommateurs. Et si la guerre de la peur éclatait la Chine serait une excellente place forte pour la défense ou une base d’attaque, suivant le « protecteur ».. Conflit idéologique, alors ? Il doit y avoir longtemps que Staline ne croit plus à la révolution, au socialisme. Et les Américains admettent fort bien le goût des Russes pour le « communisme », à la condition qu’il reste russe.
Pas de vraie raison, mais la peur. Les partis communistes nationaux sont, entre les mains de Staline, un moyen de défense. Mais pour les Occidentaux, ils constituent le Cheval de Troie.
Alors connaîtrons-nous la guerre de la Peur ? Ou vivrons-nous ainsi, écrasés par les dépenses d’armement, jusqu’à ce que le temps délivre les gouvernants de leurs craintes et le monde de son angoisse ?
Zimmer
- 1On objectera : il y a la Chine. L’U.R.S.S. derrière les généraux communistes chinois et les U.S.A. derrière Tchang Kaï Chek ne se disputent-ils pas cet empire et ses richesses ?
Nous inclinons à croire que l’U.R.S.S. voudrait bien faire 400 millions de « communistes » supplémentaires (quelle magnifique infanterie!) et les U.S.A. aimeraient bien ne pas perdre 400 millions de consommateurs. Et si la guerre de la peur éclatait la Chine serait une excellente place forte pour la défense ou une base d’attaque, suivant le « protecteur ».