La Presse Anarchiste

Les films : « Paris 1900 »

Fouiller dans la fer­raille hété­ro­clite des car­re­fours de l’a­ban­don les signes vivants d’un mer­veilleux publié dans la course macabre du monde, les images rayées, jau­nies et pathé­tiques d’un monde dis­pa­ru, cher­cher à la lumière du hasard, aux feux de la chance, par ces « esca­liers de l’oc­ca­sion » que Bre­ton aimait tant chez Eluart, décou­vrir des ins­tants de vie, assem­bler, choi­sir, décou­per intel­li­gem­ment, puis mon­ter, créer une ossa­ture, une struc­ture d’en­semble, déco­rer l’al­bum pour le visi­ter plus joli­ment, faire un film inouï avec des bouts de films, mon­trer par le seul mani­feste de l’au­then­ti­ci­té une géné­ra­tion aux yeux sur­pris d’une autre géné­ra­tion, faire revivre une vie qui n’est plus nôtre, c’é­tait là, n’en dou­tons pas, une idée de poète, une entre­prise d’une ori­gi­na­li­té admi­rable au seul usage des flâ­neurs, de ceux qui déam­bulent et pro­mènent leur sou­rire dans les rues du monde et dans les rues du temps… C’est ce qui a été réa­li­sé par Nicole Védrés et sa petite équipe de col­la­bo­ra­teurs. Par­tis, après Proust, mais dans un autre genre et sur un autre plan de vision, à une nou­velle recherche du temps per­du, Nicole Védrés et ses col­la­bo­ra­teurs ont fait du ciné­ma le ter­rible lan­gage de la tra­gé­die de la qua­trième dimen­sion : la tra­gé­die du Temps.

Ce film est un évé­ne­ment et pas un autre que lui ne méri­tait mieux le « Delus » en 1947. Il a en lui cette poé­sie de l’In­so­lite et les bouf­fées de charme d’une époque qui s’en est allée un jour vers sa perte, avec un train de mobi­li­sés, en août 1914, appor­tant de mot FIN à la plus dorée et la plus char­mante des par­celles de l’his­toire de l’âme de la France.

Ce mon­tage ciné­ma­to­gra­phique m’a pro­fon­dé­ment ému. Ose­rai-je dire qu’il m’a fait mal… Ce qui émeut, ce qui sai­sit, c’est cette trans­fi­gu­ra­tion que nous apporte chaque image. Et la gri­saille de la pho­to­gra­phie n’y est pour rien. Ces images ajou­tées les unes aux autres ne res­ti­tuent pas seule­ment les quelques ins­tan­ta­nés d’une époque, elles portent en elles un style, une allure, un par­fum, dis­pa­rus, morts, per­dus. C’est bien, en effet, d’un film dont le son est enrayé qu’il s’a­git, une cla­meur muette appar­te­nant aux plus belles ombres d’un pas­sé proche.

Regar­dez. Voi­ci com­ment c’é­tait alors, ici et là ; voi­ci Réjane, Julia Bar­tet dans Le Retour d’U­lysse ; le divin Mou­net-Sul­ly ; voi­ci les anar­chistes de l’é­poque héroïque. Voi­ci Gide et Valé­ry dans les allées du Luxem­bourg qui les mènent peut-être aux Terres Nou­velles ; voi­ci un duel entre Pierre Veber et Léon Blum ; voi­ci des modes, les nou­veau­tés, audaces, les élé­gances, les Salons, les toiles, les grandes inven­tions. Voi­ci Dérou­lède le gro­tesque pré­cé­dant Ara­gon dans l’hys­té­rie des cocardes ; voi­ci Bar­rès som­brant dans la réac­tion. Voi­ci Paris, ses joies, ses misères, ses éclats de rire que l’on « entend par les yeux » ain­si que le dirait Gance ; voi­ci la pluie qui tombe alors que l’on dégrade un mili­taire ; voi­ci les pauvres qui ignorent qu’ils sont dans une période riche ; voi­ci les riches qui semblent igno­rer qu’il y a des pauvres.

« 1900 », cette époque, cette belle époque, nous paraît étrange, sinon étran­gère. Quelque chose est chan­gé. Ce n’est plus pareil. Ce bon temps heu­reux, colo­ré, ce monde rieur, bour­ré d’es­prit amou­reux de l’a­mour, artiste du plai­sir, fré­mis­sant de ses Bou­le­vards, de ses cris, des ses rires, de ses invec­tives, de ses pas­sions, ce monde-là est englou­ti dans les flots de notre psy­cho­lo­gie abî­mée. Tout ça, ce n’est plus nous, c’est fini.

L’ombre veilleuse et gran­dis­sante est deve­nue grande. Elle s’est assom­brie davan­tage. Le gris est deve­nu noir. Un mau­vais noir.

Les rires ne sont plus de vrais rires.
Les rythmes ne sont plus les mêmes.
Quelque chose est brisé.
La bohème a été balayée dans la tourmente.
Le rideau est tombé.

En allant « À Ber­lin », le train de la FIN a conduit un moment de la res­pi­ra­tion de plu­sieurs mil­lions d’êtres dans l’a­bîme fatal où nous conti­nuons de nous enfon­cer. 1900 s’a­che­mine vers 1914 durant la der­nière séquence, vers cette minute où un apôtre socia­liste tom­be­ra fra­cas­sé au « Crois­sant », juste avant le signal de l’aveuglement.

Mais avant cela, elles ont été très d’elles ces images d’une époque rayon­nante, riante et ado­rable. Aimons-les beau­coup, elles sont là pour ça !

Le mou­ve­ment per­pé­tuel change de traits à chaque quart de siècle. 1900 est une note de musique. Elle ins­pire. Elle évoque.

Est-ce tel­le­ment sa faute si nous ne lui res­sem­blons pas ?

Roger Tous­se­not


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