La Presse Anarchiste

Prendre parti !

Prendre par­ti ! C’est le leit­mo­tiv à la mode, la tarte à la crème, la grande manie de l’é­poque. Accor­dons qu’elle cor­res­pond à quelque chose de sain. La preuve, c’est le suc­cès que rem­porte la for­mule auprès des très jeunes gens, dont on connaît le besoin de se dévouer à quelque noble tâche en fai­sant une consom­ma­tion effroyable de cer­tains vocables atten­dris­sants. Mais cela va plus loin. Des hommes qui, aupa­ra­vant, auraient vécu en jetant sur la socié­té un regard tran­quille, lui concé­dant d’al­ler cahin-caha sans trop de casse, deviennent de plus eu plus anxieux et en arrivent à conclure que rien ne va plus et qu’il est urgent d’al­ler voir de près com­ment ça fonc­tionne. Donc, ne nous hâtons pas trop de haus­ser les épaules lorsque nous enten­dons pro­non­cer l’une de ces for­mules un peu aga­çantes, mais signi­fi­ca­tives. L’ob­ses­sion de « l’en­ga­ge­ment » exprime un phé­no­mène nou­veau dont la por­tée est peut-être incal­cu­lable. Et il est bon que cha­cun soit de plus en plus por­té à se sen­tir dans le bain, ou plu­tôt sur un bateau cha­hu­té dan­ge­reu­se­ment par la tem­pête, qu’il est donc vain de res­ter dans sa cabine en se jouant un petit air de flirte, et qu’il vaut mieux aller voir sur le pont com­ment se fait la manœuvre, voire même d’y participer.

Où le dan­ger com­mence, c’est lors­qu’on veut nous faire prendre par­ti. Géné­ra­le­ment, cela se pré­sente ain­si : « Que choi­sis­sez-vous, la peste ou le cho­lé­ra ? » Peu allé­chés par le pré­am­bule, nous com­men­çons par faire la gri­mace. Mais le boni­men­teur insiste et déve­loppe la pen­sée du fabu­liste : « Plu­tôt souf­frir que mou­rir… Évi­dem­ment, le bol­che­visme façon N.K.V.D. ou le capi­ta­lisme anglo-saxon ne rap­pellent que de loin la terre pro­mise des doc­tri­naires mar­xistes ou libé­raux. D’autre part, une troi­sième guerre mon­diale avec les nou­veaux hochets dont la science a fait don à l’hu­ma­ni­té, ce n’est pas affrio­lant. Mais puis­qu’il faut en pas­ser par là, autant savoir ce que l’on veut…» Et nous, imbé­ciles, nous hochons la tête, et fina­le­ment nous fai­sons un choix entre la peste et le cho­lé­ra, puis entre leurs avant-gardes réci­proques, en fonc­tion d’une clas­si­fi­ca­tion per­son­nelle éta­blie plus ou moins intelligemment.

Pre­mière erreur. C’est à par­tir de ce moment que nous don­nons rai­son à l’ad­ver­saire, en lui appor­tant notre adhé­sion au moins pas­sive car, même si nous refu­sons de choi­sir entre les deux maux, nous avouons que l’un ou l’autre régne­ra fata­le­ment. Et, qu’au­pa­ra­vant, les hono­rables repré­sen­tants de la peste et du cho­lé­ra vont se dis­pu­ter la supré­ma­tie sur notre dos, c’est-à-dire aux frais du bon « popu­lo » qui pré­fé­re­rait net­te­ment se conten­ter de rhumes, migraines et autres maux aus­si ano­dins qu’i­né­vi­tables. Or, il ne fau­drait pas oublier que, par­mi les causes de guerre, on peut comp­ter comme impor­tante une cer­taine névrose col­lec­tive qui se tra­duit pré­ci­sé­ment par cette accep­ta­tion pas­sive du bœuf mené à l’a­bat­toir. Les gou­ver­nants le savent bien, qui tâtent tou­jours le pouls de l’o­pi­nion publique afin de savoir à quel degré de rési­gna­tion elle est arri­vée lors­qu’il s’a­git d’en­ga­ger un peuple dans la guerre. Après tout, l’ex­pé­rience n’a pas été faite, dans la conjonc­ture créée par la seconde guerre mon­diale, d’une mino­ri­té d’au­tant plus enra­gée à défendre la paix qu’elle pré­fère n’im­porte quoi à ce qui l’at­tend en cas de guerre. Rien ne prouve que, dans la nou­velle situa­tion his­to­rique, en fonc­tion de l’af­fai­blis­se­ment des forces éta­tistes et du désar­roi psy­cho­lo­gique en Europe, elle ne par­vien­drait pas à créer un cou­rant de paci­fisme com­ba­tif qui défer­le­rait sur les masses russes et amé­ri­caines, ou obli­ge­rait au moins leurs gou­ver­nants à recon­si­dé­rer le pro­blème européen.

Lénine, qui s’y connais­sait en matière d’a­gi­ta­tion, posait comme pre­mier prin­cipe qu’une révo­lu­tion se fait sur un mot d’ordre expri­mant le désir pro­fond des masses. N’a-t-on pas l’im­pres­sion que les masses, après la der­nière secousse qu’une poi­gnée de meneurs leur fit subir, ont le désir éper­du qu’on leur foute la paix ?

Je sais com­ment vont réagir les scep­tiques. Mais est-il un domaine, une période, une cir­cons­tance jus­ti­fiant avec tant d’a­cui­té l’ap­pli­ca­tion de la pen­sée bien connue : « Il n’est pas besoin d’es­pé­rer pour entre­prendre, ni de réus­sir pour per­sé­vé­rer. » Et puis, que le plus scep­tique se pose une ques­tion est-il abso­lu­ment cer­tain, à en don­ner sa tête à cou­per, que la guerre est iné­luc­table ? Je crois que très peu de gens répon­dront par l’af­fir­ma­tive et, dans le cas contraire, il est hon­nê­te­ment impos­sible de ne pas jouer à fond la carte de la paix.

Et si nous ne réus­sis­sons pas ? Si la guerre a lieu quand même, cet effort de paci­fisme enra­gé n’ayant pas été accom­pli et ayant échoué ? Les consciences faibles bronchent devant cette hypo­thèse. Quoi, avoir refu­sé de prendre par­ti pour un régime com­mu­niste qui, triom­phant, appor­te­ra ― peut-être ― le bon­heur au genre humain… Ou pour le libé­ra­lisme. qui nous aura ― peut-être — déli­vrés une fois encore!… Seule­ment, il existe une éven­tua­li­té à laquelle nous ne pen­sons pas suf­fi­sam­ment, faute d’as­sez d’i­ma­gi­na­tion et d’a­voir insuf­fi­sam­ment médi­té les poètes qui sont un peu plus intel­li­gents que les pro­phètes marxistes.

« Civi­li­sa­tions, sou­ve­nez-vous que vous êtes mor­telles » disait rêveu­se­ment Valé­ry il y a quelques lustres. Sans abon­der dans le sens des apo­ca­lyp­tiques pro­phé­ti­sant la des­truc­tion, par la super­bombe ato­mique, d’une pla­nète Terre pul­vé­ri­sée dans les azi­muts, on peut très bien pré­voir l’a­néan­tis­se­ment de toutes les struc­tures actuelles : éta­tistes, sociales, éco­no­miques. juri­diques, etc. La guerre peut fort bien se ter­mi­ner dans un chaos sans nom où tout sera à recons­truire avec des formes nou­velles. L’hy­po­thèse est-elle si invrai­sem­blable qu’elle ne mérite même pas la réflexion ? Rien n’est impos­sible dans une époque où une géné­ra­tion vit dans son enfance la pleine gloire du char-à-bancs et ter­mine sa vie dans un dépas­se­ment des plus ahu­ris­santes pré­vi­sions de Jules Verne.

Aus­si par­ti­san qu’on soit de l’au­to-gou­ver­ne­ment des masses, on recon­naî­tra qu’une telle situa­tion néces­si­te­ra des hommes qui aient pen­sé d’a­vance aux pro­blèmes qu’elle pose­ra, et condam­né aupa­ra­vant les solu­tions des rebou­teux et des médi­castres. Il est dou­teux qu’ils se trouvent chez des indi­vi­dus qui auront eu la stu­pi­di­té de croire, au moment où l’hu­ma­ni­té subis­sait une crise ter­rible pour reje­ter sa vieille défroque et faire peau neuve, qu’elle était seule­ment atteinte d’une mala­die clas­sique. Ils se trou­ve­ront chez ceux qui auront su poser à peu près cor­rec­te­ment les pro­blèmes de l’é­vo­lu­tion his­to­rique afin de ne pas s’en­ga­ger ni prendre par­ti, non plus que d’in­vi­ter les autres à le faire, dans des pro­ces­sus qui ne repré­sentent fina­le­ment que les sou­bre­sauts d’une socié­té mourante.

En face des conflits qui bou­le­versent l’hu­ma­ni­té depuis le début de ce siècle, une mino­ri­té d’ir­ré­duc­tibles a tou­jours refu­sé de prendre par­ti. Bien enten­du, il s’est tou­jours trou­vé des logi­ciens pour les accu­ser de ne pas avoir le sens des nuances, et ils par­vinrent sou­vent à gagner des esprits hési­tants, même chez les liber­taires tou­jours déci­dés à ne pas prendre posi­tion dans des conflits qu’ils dénon­çaient à l’a­vance comme des chocs d’im­pé­ria­lismes rivaux. La guerre de 1914 – 1918 nous en offre un exemple avec le Mani­feste dit des Seize. Alors que la plu­part des anar­chistes mani­fes­taient leur accord avec le Mani­feste de Londres qui dénon­çait l’im­pé­ria­lisme de chaque camp et refu­sait hau­te­ment de prendre par­ti pour l’un ou l’autre, le véné­rable Kro­pot­kine, dont la posi­tion avait pour­tant tou­jours été telle, épou­sait la cause des démo­cra­ties. Jean Grave et quelques autres le sui­vaient, à moins que Grave ait entraî­né le vieux révo­lu­tion­naire russe, peu importe.

Certes, dans un conflit, l’un des adver­saires semble tou­jours « moins mau­vais » que l’autre ; mais, après coup, la dif­fé­rence paraît tel­le­ment minime qu’on a véri­ta­ble­ment conscience d’a­voir lut­té pour le cho­lé­ra contre la peste, ou vice-ver­sa. S’il ne s’a­gis­sait que d’un choix gra­tuit, on s’en conso­le­rait aisé­ment, mais on sait main­te­nant que ce choix expose à un cer­tain nombre de choses qu’on ne devrait jamais ris­quer pour une cause dou­teuse. Entre 40 et 44, des hommes ont été dépor­tés et tor­tu­rés pour que les Alliés fassent régner la paix, ou bien pour que la France soit libre et pros­père. Je sup­pose que si c’é­tait à refaire pour le même résul­tat, bien peu des sur­vi­vants « s’en­ga­ge­raient » à nou­veau. Ceci eut été aus­si vrai d’ailleurs, en cas de triomphe alle­mand, pour les enga­gés de l’autre clan qui allèrent se geler les pieds sur le front de l’Est au nom du socia­lisme européen.

Les hommes qui, après de tels pré­cé­dents, recom­mencent les mêmes erreurs et inclinent à choi­sir entre deux mala­dies éga­le­ment redou­tables, n’ont vrai­ment pas le sens de l’é­vo­lu­tion his­to­rique. On peut même croire qu’ils manquent tout sim­ple­ment de ce bon sens qui doit faire repous­ser un choix d’ailleurs fort débi­li­tant, si l’on en juge par la binette de ceux qui s’y résignent et par la gran­di­lo­quence mor­tuaire de leurs discours.

La Palice


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