Dans le numéro de janvier 1967 du mensuel pacifiste américain « Liberation », Allen Ginsberg, connu comme un poète de la beat generation, a émis des suggestions concernant les manières de faire une « marche-spectacle » :
« Si une propagande faisant preuve d’imagination, de pragmatisme, de drôlerie, de gaieté, de bonheur, de ferme quiétude est communiquée à l’avance au grand public (si des tracts pratiques donnant les instructions aux marcheurs sont distribués quelques jours à l’avance), la parade peut être transformée en un spectacle, exemplaire quant à la façon de contrôler les situations d’anxiété, de crainte de menace (telles que le spectre fascisant des Hells Angels ou le spectre du communisme) ; quant à la façon de manifester par un exemple concret, à savoir la parade elle-même ; quant à la manière de changer la psychologie de guerre, de surpasser, de dépasser la réaction type habituelle de la crainte suivie de la violence.
« Cela étant, la parade peut matérialiser un exemple de pacifisme plein de santé, tout à l’opposé du combat aveugle… Nous devons utiliser notre imagination. Nous pouvons créer un spectacle qui soit sans équivoque EN DEHORS de cette psychologie guerrière qui « mène nulle part. » […]
« Des masses de fleurs – un spectacle pour les yeux – spécialement concentrées sur les lignes de front peuvent être utilisées pour dresser des barricades, peuvent être offertes aux Hells Angels, à la police, aux politiciens, à la presse et aux spectateurs, chaque fois que cela est nécessaire ou bien à la fin de la parade. Il peut être demandé à un nombre important de marcheurs de porter leurs propres fleurs. Les lignes de front seraient organisées et munies d’avance de fleurs. »
Ginsberg suggère aussi que les lignes de front des manifestations soient composées de « groupes moins vulnérables psychologiquement », citant mères, familles, professeurs, poètes et artistes parmi les moins vulnérables. Il écrivit ces notes, toutefois, dans le contexte d’une crainte croissante de violence contre les manifestants pacifiques de la part de groupes tels que les Hells Angels. Il suggère que les marcheurs puissent porter des croix, des étoiles juives, des drapeaux, des instruments musicaux et des jouets d’enfants comme « armes » contre la violence. Dans la crainte d’une attaque, les marcheurs pourraient entonner des mantras – The Lord’s Prayer, Three Blind Mice, Aum, etc. Les marcheurs pourraient porter des barres de chocolat et des douceurs à tendre à la police et à n’importe qui se montrant hostile. Ceux qui ont des caméras les apporteraient et prendraient des photos de cette action pacifique.
« Le seul mantra OM ou AUM, qui est un bon mot sain et sans superstition là-dessous, et facile à retenir par quiconque, peut toujours être prononcé et fredonné en changeant de style, d’air et de mélodie, et peut garder l’esprit occupé durant une marche… La principale chose est de canaliser l’activité en une réelle gaieté comme un pique-nique libre et d’éviter la peur et les hostilités envers les gens qui ne comprennent pas qu’il n’y a pas de peur. »
Ginsberg suggère des corps d’étudiants journalistes pour interviewer des journalistes professionnels, et faire de la propagande et du charme aux équipes de TV, etc. – une série de chars dépeignant des symboles de paix : Bouddha en méditation, Thoreau au tribunal, un orchestre Dixieland costumé en Hitler, Staline, Mussolini, Napoléon et César, etc.
Be-ins et flower people
Depuis la parution de ces quelques notes, bien des exemples les ont illustrées – et dans des genres divers.
Ainsi les « hippies » ou « flower people » (selon que l’on veut coller une étiquette ou un genre) que nos moyens d’information impuissants à les ignorer, nous ont présentés tantôt comme « fous » bien gentils et peu dangereux, tantôt comme des êtres immoraux et déclassés. Mais au-delà de la déformation, si on peut voir le signe de leur décomposition (impuissance génératrice d’illusion mystique ou religieuse, mais aussi de mercantilisme), on peut également y trouver le signe d’un apport.
De par leurs habits qui non seulement veulent contraster avec la monotonie du coutumier, mais aussi veulent décorer la rue, ils portent sur eux la manifestation. Réunis ensemble, cela donne un « be-in », ou bien un « love-in » ou encore un « peace-in » (un rassemblement où l’on vient pour se rassembler, pour faire ce que l’on a envie de faire – ou plus précisément sur le thème de l’amour, de la liberté sexuelle –, ou encore sur le thème de la paix). Aucune préparation, chacun manifeste de par lui-même, à sa manière, sur un thème donné comme « Amour, fraternité. bonne volonté » :
« Ils étaient environ dix mille, vêtus de peaux de bêtes, de tissus bariolés de coupe étrange, bardés de “badges”, couronnés de fleurs, de plumes, le visage peinturluré, gambadant en ce dimanche de Pâques dans Central Park, en plein cœur de New York, grimpant aux arbres, dansant, chantant, jouant aux billes, faisant voler des cerfs-volants, se balançant dans des hamacs, dormant, riant, mangeant, fumant… Et cela dura tout l’après-midi. »
Festival International de Pop de Monterey, « Banana be-in », ou « Legalise Pot rally » (rassemblement pour la légalité de la drogue) à Londres, on y retrouve ces éléments communs. Des fleurs à profusion, des slogans scandés (« Les flics avec nous », « Nous aimons les flics »), des inscriptions « Amour » sur les voitures de police, des badges comme « Attention : votre police est armée et dangereuse » plaqués avec des fleurs sur les vêtements des flics, chansons, drogues (ou peaux de bananes) fumées. « L’impression résultant de cet après-midi était celle d’un groupe de personnes toutes déterminées à faire chacune leur propre chose et à donner une tournure pacifique et constructive aux conflits qui naissaient, jouant à la fois de symboles et de réalisme. Peut-être ceci fut-il le mieux résumé par un groupe chantant sur l’air bien connu non pas « We Shall overdose » (nous vaincrons), mais « We shall turn you on » (nous vous éclairerons). »
Distribuer des fleurs – inscrire le mot « Amour » partout où cela est possible – sortir du système qui fait de chaque homme dès sa naissance un de ses rouages – dire que la solution de nos maux est dans ce seul mot « Amour »… peut-être et il y a même de grandes chances pour que cela soit. Et si l’on peut se demander dans quelle mesure cet « Amour » rabâché n’est pas une nouvelle comédie, ne peut-on pas trouver là la source d’un « pacifisme plein de santé », selon la formule de Ginsberg ? Il semble que le CNVA (Committee for Non Violent Action) ait aperçu cela, il semble que des étudiants aient également vu que « la principale chose est de canaliser l’activité en une réelle gaieté et d’éviter la peur et les hostilités ».
Ainsi, à Berkeley (Californie), le conflit opposant début décembre 1966 des étudiants à l’administration et à d’importantes forces de police : le soutien étudiant s’amenuisant, le conflit se termina, temporairement, dans la joie et par l’alliance avec les hippies et autres « non-étudiants » (anciens étudiants éjectés pour activités politiques), sous le symbole du « Yellow Submarine ». Il faudrait également se référer aux étudiants de Berlin-Ouest qui auraient établi comme un fait le « Pouvoir étudiant » à la Freie Universitat – et dont certains (à la suite des manifestations de juin 1966 à l’occasion de la visite du shah d’Iran et au cours desquelles la police tua un étudiant) tinrent en particulier un be-in à la manière américaine. Mais sur le campus, l’exemple le plus significatif est peut-être celui du Jeudi de l’Amabilité (le 11 mai à Austin au Texas).
Le Jeudi de l’amabilité
Everett Frost, étudiant de l’Université de Iowa, militant du SDS (Étudiants pour une Société Démocratique), écrit dans « Peace News » (26 mai 67) :
« Ce qu’il faut, c’est quelque “souffle sur les esprits” pour obtenir des gens qu’ils régénèrent cette part d’imagination de la vie humaine, aujourd’hui perdue pour beaucoup chez nous.
« […] Ainsi, les “Human be-ins” à New York et à San Francisco. Ainsi, les Provos d’Amsterdam (ou ce qu’il en apparaît ici). Et ainsi le “Jeudi de l’Amabilité”. L’idée commença avec le SDS de Austin (Texas) et Jeff Shero, un organisateur à plein temps du SDS. Environ deux semaines avant le Jeudi de l’Amabilité convenu, des personnes laissèrent des messages concernant l’Université et annonçant « Bientôt le Jeudi de l’Amabilité ». Environ trois jours avant la chose, le tract suivant était distribué :
« Bientôt le Jeudi de l’Amabilité. Il durera toute la journée sur le campus et ce sera un moment pendant lequel les gens seront gentils et aimables les uns envers les autres. Mais nous réalisons qu’on ne peut espérer de la plupart des gens dans cette société d’être aimables et que beaucoup de gens ne savent même pas comment être aimables. Aussi donnerons-nous quelques suggestions quant à ce qui peut être fait au cours de cette journée. Les gens s’assoiraient dans l’herbe et casseraient la croûte. Les poètes se dresseraient pour réciter de la poésie, on interpréterait des chansons. Les gens qui ne se connaissent pas entre eux lieraient conversation. Des gens pataugeraient dans les fontaines et feraient des craies sur les trottoirs. Des gens feraient voler des cerfs-volants sur le campus et porteraient des ballons. Les pépées du SDS serreraient dans leurs bras les types du Club et les pépées du Club convieraient à leur repas des beatniks au visage émacié.
« Maintenant si le Jeudi de l’Amabilité plaît aux gens, alors nous en envisagerons un autre. Si les gens sont encore touchés, nous ferons deux Jeudis de l’Amabilité par semaine. Si les gens sont toujours prêts, nous ferons une semaine entière de Jeudis de l’Amabilité. De là nous escaladerons jusqu’au mois de Jeudis de l’Amabilité. Et quand nous aurons une année de Jeudis de l’Amabilité, alors la révolution sera faite. »
Bob Pardum écrit de Austin dans les « New Left Notes » :
« Quand ce fut le Jeudi de l’Amabilité, nous avions un marchand de ballons sur le campus et une bonne part des étudiants étaient assis sur l’herbe. Un de mes amis beatnik était invité à manger par deux pépées du Club. Les gens parlaient, faisaient voler des cerfs-volants, écrivaient des choses aimables sur les trottoirs, les bâtiments et l’avion du ROTC (Reserved Officers Training Corps). Les répercussions générales furent bonnes et nous avons brisé des obstacles entre nous et le reste des étudiants. »
Love generation
« C’est étrange, une joie nouvelle s’est introduite dans le geste vieux et terne de marcher pour la paix », écrivait Jules Robin dans « Win » (qui, avec « Liberation », est le principal organe du radicalisme non violent). Il se référait à une marche de la paix, lors de la Mobilisation de novembre 1966, menée dans New York par Allen Ginsberg « portant un vêtement blanc tenant du pyjama, d’un style indien ainsi qu’un haut-de-forme bleu, blanc, rouge ». Il se référait également à une manifestation tenue à New York le 23 décembre 1966 :
« Marche d’illumination de la Paix – Apportez des lampes et des bougies – de la joie, de la célébration, de la joie – Entourez-vous de merveilleux, d’amour – En sympathie avec ceux qui souffrent au Vietnam – Amour de la Vie partout – Festivité. »
Dans « War Resisters League News », Dave McReynolds décrit comment un sous-marin jaune fut amené à un « happening de la paix » au Greenwich Village, le 22 octobre 1966 :
« Ainsi, avec des ballons jaunes, avec des fleurs plein les mains, avec des enfants, des chiens et des vêtements lumineux, plusieurs centaines de manifestants pacifiques essayaient une nouvelle façon d’entrer en contact avec le public. On ne portait aucune pancarte. Aucun slogan n’était chanté. Et quand des tracts étaient donnés de main à main, c’était souvent avec une fleur ou un ballon. Comme la manifestation se déplaçait à travers la ville, elle laissait dans son sillage des centaines de New-Yorkais difficiles à “avoir” mais déroutés, tenant d’une main un ballon, tenant de l’autre un tract qu’ils essayaient de lire. Il n’y eut aucun patriote criant “lâches cocos” – seulement des gens heureusement confus, essayant de comprendre ce qui arrivait. Et ce qui arrivait était un happening. »
Ce sous-marin jaune fut emmené sur l’Hudson, rempli de pain, de vin et de fleurs, lancé « comme un symbole pour que les gens puissent choisir la paix et la fraternité ». Il ne tuerait personne et ne détruirait pas une seule ville.
Mobilisation de printemps et d’automne
Trois cent mille personnes marchèrent le 15 avril 1967 dans New York lors de la Mobilisation de Printemps. La participation était des plus diverses et des plus colorées : des Indiens sioux aux professeurs en toges ; des démocrates bien habillés aux hippies en vêtements aux couleurs gaies, « psychédéliques » ; des militants gauchistes avec les drapeaux du FNL aux militants pacifistes ; des nationalistes noirs aux anarchistes et socialistes de toute tendance. Cela reflétait la coalition que constituait le Comité de Mobilisation
Martin Jezer, du CNVA, rapportant pour « Peace News » (28 avril 1967) cette journée, écrit :
« Bien que Bevel (de la SCLC avec Martin Luther King et directeur national du Comité de Mobilisation) et d’autres leaders soutiennent personnellement la désobéissance civile, des modérés dans la coalition s’y opposent vigoureusement. Ceux-ci réussirent le 15 avril à forcer le Comité à désavouer ceux qui brûlent leurs feuilles de route et exercèrent sur eux une pression énorme pour ajourner ou annuler leur action.
« Mais les activistes, qui prouvent leur existence, de la nouvelle gauche sont prêts à bouger et la coalition ne peut que peu les décourager. Ils parlent de confrontations massives avec le gouvernement, de résistance totale, de remplir les prisons. Les libéraux parlent en termes de politiques de paix et de protestation légale. Ayant vu la récupération par les modérés du mouvement des droits civiques et la définition des types d’action qu’ils mèneraient, les radicaux sont méfiants. »
C’est ainsi que le thème ressortant de cette journée fut quand même : « Résistez ! Résistez ! », « Du diable, si nous irons là-bas ! », et environ cent cinquante feuilles de mobilisation brûlées le prouvaient.
Mais le style de cette journée où des chars accompagnant les marcheurs portaient poètes, musiciens, acteurs, marionnettes – ce style fut donné par les hippies.
« Au Sheep Meadow (dans Central Park), une atmosphère de “be-in” prévalait. Si un groupe de manifestants mit en route l’esprit de cette journée, ce fut les hippies. Le mouvement Yellow Submarine, la gauche psychédélique, appelez cela comme vous voulez, s’impose ici. Il y avait des jonquilles partout, même des adultes habillés conventionnellement en exhibaient sur le revers de leur costume. Le New York Workshop in Non-Violence donnait au hasard des gâteaux secs avec des messages comme : Celui qui paie pour la guerre ne peut que jouer à la paix. Vos impôts contribuent à la mort. Refusez de les payer avec le CNVA, ainsi que des citations appropriées de Thoreau, Gandhi et de William Blake. »
« Comme dans beaucoup de manifestations récentes, les participants ne désiraient plus tellement protester contre l’horreur de la guerre, mais se tourner vers une autre chose : la beauté de la paix. Sauf parmi les gauchistes les plus militants dont quelques-uns participèrent par la suite à une bagarre avec la police, l’amour, le délicieux amour fut suprême ; et même pas les mortelles attentes pour que la parade se déplace, les centaines de contre-manifestants gueulant et le vent froid et poussiéreux ne pouvaient refroidir cet esprit, le déprimer. »
Le « siège » du Pentagone tenu les 21 et 22 octobre 1967 représente quelque chose de semblable. « Peace-in » de masse qui se voulait une « Confrontation avec les faiseurs de guerre », il y eut des piquets, des veillées, de la musique, du drame, de la danse et des rassemblements avec orateurs – la police et la troupe qui chargent et cognent, les pacifistes qui s’assoient…
Si le Pentagone ne s’est apparemment pas soulevé de 300 pieds en l’air, son démon exorcisé, selon la « prophétie » d’Abbie Hoffman, lui et les Diggers (activistes hippy) ont travaillé assidûment à se procurer de la nourriture et à la distribuer gratuitement aux manifestants. Martin Jezer (dans « Peace News », 3 novembre 1967) inscrit cette manifestation dans le cadre d’une « résistance américaine » dont les tactiques visent à « souffler l’esprit des gens plutôt que de faire sauter leurs corps » :
« Nous ferons l’amour sur la pelouse de la Maison Blanche, nous affronterons leurs matraques avec des chansons, nous rirons sous leurs gaz lacrymogènes, nous tiendrons des “nude-ins” (rassemblements nudistes) sur le Pentagon Mall (selon l’idée d’Allen Ginsberg) et nous transformerons leur merde politique en champs fertiles de fraises.
« Nous ne voulons pas de leur pouvoir. Non. Nous trouvons gênant d’être mis en pièces comme la monnaie à la bourse des valeurs. Oui, nous les libérerons. Nous – c’est-à-dire la génération des conscrits et des manifestants ; eux – c’est-à-dire les politiciens et les généraux. Nous les libérerons de leur pouvoir et de leur besoin qu’ils s’imposent d’avoir des “ennemis” à tuer. Johnson est un clown, tuer est une entrave… »
Pour une fête pacifiste
Dans un éditorial ainsi intitulé, « Win » (7 avril 1967) émettait les suggestions suivantes à propos de la Journée des Forces Armées en Amérique qui devait avoir lieu le 20 mai :
« La Journée des Forces Armées est avant tout un triste événement que l’on se doit de rendre compte en page une : la presse est toujours bien disposée à mettre en valeur tout aspect inhabituel. Ceci fait de cela une journée bien choisie pour être une fête pacifiste à l’échelon national. Et pourquoi pas à l’échelon mondial ?
« […] Le thème de cette journée devrait être « la célébration de la capacité de paix » en insistant sur l’affirmation des valeurs de la vie, de l’amour et de la non-violence comme alternatives à la mort, à l’enrégimentement et à la destruction des corps et des âmes. C’est dans cet esprit qu’on devrait demander aux poètes et aux artistes de faire de beaux tracts d’une qualité telle qu’elle fasse que les gens désirent les garder et les pendre dans leur maison.
« De gigantesques happenings pacifistes pourraient être mis sur pied le long des trajets des parades en même temps que les sit-downs traditionnels qui sont habituellement dégagés par la police en quelques minutes. Certainement les Yellow Submarine et autres nouvelles machines de l’arsenal pacifiste devraient être employés pour distraire ceux qui défilent. Des canons à flower power, manœuvrés par des manifestants habillés d’uniformes militaires ridicules, pourraient arroser la foule de pâquerettes et de chrysanthèmes. Le style et la méthode pourraient être largement burlesques et emprunter des idées à la « Duck soup » des Marx Brothers ou à « Help » des Beatles !…
« Il pourrait aussi y avoir un happening invisible mais sonore, avec des magnétophones japonais à piles, bon marché et puissants, cachés dans les arbres, les buissons, sur les toits le long de routes, là où la police ne peut pas les atteindre rapidement, et tous beuglant et hurlant de la musique gaie, d’amour, audacieuse – ou peut-être les discours également audacieux mais pas aussi attachés à l’amour, de notre Président : « Nous ne voulons pas d’une guerre plus étendue », etc.
« Il pourrait aussi y avoir des orchestres de rock dans les rues avoisinantes, jouant de la musique de danse : la parade avance et soudain des filles courent choisir des partenaires parmi les soldats, ou bien des filles et des enfants envahissent les rangs des soldats avec des tracts et des fleurs… »
Flower power day
C’est ainsi que le 20 mai fut pour les uns la Journée des Forces Armées, pour d’autres la Journée du Pouvoir des Fleurs.
Environ 300 hippies et militants pacifistes aux habits pittoresques chantant des mantras d’amour, brandissant des fleurs et faisant tinter des clochettes, « assaillirent les militaires avec de l’amour », alors que 7 000 soldats, marins, marines, cadets de West Point et anciens combattants descendaient la Cinquième Avenue de New York lors de la traditionnelle parade de la Journée des Forces Armées.
Ce « happening de la paix », conçu par le « New York Workshop in Non-Violence », était une célébration de la Journée du Pouvoir des Fleurs. Le thème de la manifestation était : « Ce sont nos frères qui marchent. Nous les aimons. Ne laissons pas les généraux et les politiciens faire d’eux des meurtriers. » La chose eut lieu malgré les craintes de scènes de violence de la part d’éléments de droite.
« La Journée du Flower Power commença par un casse-croûte préliminaire à Central Park. Les gens rassemblés partageaient leur pain, discutaient, chantaient, ou simplement se tenaient tranquillement assis. Après un pseudo-meeting (les meetings sont interdits à Central Park), il fut décidé de déposer des fleurs sur la statue voisine d’Alice (Alice au pays des merveilles) et puis de suivre des yeux la parade. Les “gens aux fleurs” (flower people) s’alignèrent le long de la Cinquième Avenue sur trois pâtés de maisons. Leur allure contrastait, avec réconfort, avec les patriotes raides, que ces parades attirent toujours. Malgré l’absence d’insignes et d’encouragements à l’action, il était évident pour les marcheurs et pour les autres spectateurs que la “délégation des fleurs” désirait la paix. » (d’après Martin Jezer, « Peace News », 2 juin 1967).
Alors que les années précédentes des sit-downs faisaient face à cette parade, cette fois les soldats qui défilaient furent bombardés de fleurs par cette population colorée gaiement…
Flower brigade
Le samedi précédent, le 13 mai, eut lieu à New York une parade en faveur de la guerre dont le thème était « Soutenons nos garçons » et au cours de laquelle 70 000 Américains descendirent la Cinquième Avenue. Des militants pacifistes essayèrent de s’intégrer dans le défilé sous la forme d’un contingent, la Brigade des Fleurs. Celui-ci fut attaqué, un homme fut enduit de goudron et de plumes selon la technique du Ku-Klux-Klan. L’un des participants, Abbie Hoffman, décrivit cette journée et ses impressions pour « Peace News » (14 juillet 1967) dans un article intitulé « Défloré mais invaincu ». (Abbie Hoffman est directeur de Liberty House, un magasin de revente à New York de produits fabriqués par les coopératives noires du Mississippi.)
« Nous étions là, assis dans un coin de Central Park, et nous subissions toutes les diverses émotions que vous éprouvez avant une action directe. Nous étions seize membres de la Brigade des Fleurs qui se préparaient à marcher dans le défilé “Soutenons nos garçons au Vietnam”. “Merde, j’ai peur. J’ai failli ne pas réussir à tenir le coup dans le métro.” Joe Flaherty, du “Village Voice”, s’approche pour nous dire que ça revient à marcher dans l’antre d’un lion. Kim Fouratt dit qu’en fait il est en train d’y marcher. Il avait appelé le Comité du défilé et on l’avait assuré que nous étions un groupe officiellement désigné dans le défilé – et il a ce merveilleux regard de chérubin qui dit : « Nous devons leur montrer notre amour. »
« […] Puisque je suis supposé m’y connaître dans cette affaire, je fais mon discours : “OK, je vais vous dégoiser mon histoire.” C’est un rapide passage en revue sur la défense non violente, sur la nécessité d’ôter les boucles d’oreilles, de se protéger les organes sexuels et le bas du crâne, de rester en groupe, etc. Jim parle aux flics, ils vont nous escorter jusqu’au 93 de Lexington, notre point de rassemblement. Ils essaient de nous convaincre de ne pas nous rendre au défilé. Quelques flics parlent au talkie-walkie et déclarent que nous n’avons pas d’escorte. Juste à ce moment-là une patrouille de voitures passe avec des panneaux “Soutenons nos garçons” collés sur le pare-brise.
« Nous pensons que l’affaire est plus sûre sans les flics. Nous nous débarrassons de tous les articles d’identification possibles. Tout ce que nous avons, ce sont des fleurs. Nous marchons pendant cinq pâtés de maisons sans incidents et nous nous plaçons derrière un groupe de boy-scouts de Queens. Il y a du soleil et tout marche sur des roulettes. Nous sommes heureux qu’il n’y ait pas d’ennui et nous attendons pendant à peu près une heure. Quelques personnes qui sont d’accord avec ce que nous faisons nous achètent davantage de fleurs afin de les porter. Nous avons tous des drapeaux américains et quelques gars ont le panneau officiel “Soutenons nos garçons” qu’ils ont acheté à des vendeurs qui passaient. J’ai une cape merveilleusement colorée qui exprime la liberté sur toute sa surface. Mon amie est habillée en rouge, blanc et bleu. Quelques faucons de lycée passent par-là. Un gars hésite, désire être revêtu, prend une fleur et dit qu’il va même marcher avec nous. Visiblement, nous amusons les boy-scouts qui tirent au flanc : « Hé, regardez ça, ils s’embrassent ! »
« Les chefs scouts ont du mal à contrôler les garçons. Ils les font s’aligner avec leur bras étendu, deux pouces en dessous de la position du Heil Hitler. Ils leur donnent l’ordre de regarder devant eux. L’atmosphère paraît se refroidir. Nous sommes tous impatients d’y aller. Le mot vient : “Nous allons.” OK. “Gauche, droite” ou “Droite, gauche”. Les boy-scouts nous montrent réellement la voie.
Nous marchons sur un demi-pâté de maisons vers Park Avenue. Vous pouvez vraiment entendre les musiques maintenant […]. Certes, je raffole des défilés. Une mère à l’opulente poitrine marche près de nous avec ses jumeaux de quatre ans habillés en soldats, chacun avec une mitrailleuse en plastique. Deux femmes du genre Bircher nous voient. Elles demandent aux flics ce qui se passe. Un flic hausse les épaules. Elles discutent avec les chefs scouts. Ils dirigent les scouts autour du contingent du club conservateur Flatbush. Nous suivons. Nous sommes coupés des boy-scouts. « Attention ! » Ban ! Poings, peinture rouge, coups, bouteilles de bière, crachats – tout l’ensemble du traitement de bienvenue américain. Ils saisissent nos drapeaux américains et les déchirent. Cela est tout à fait intéressant puisque ce défilé a été organisé d’abord parce qu’un drapeau avait été brûlé le 15 avril à une marche de la paix. Des pétales de pâquerettes volent tout autour comme des plumes de poulet.
Une mère laisse son bébé pour refiler quelques coups bien placés. Le bébé est bousculé en même temps que les flower people. Le bébé est devenu l’un des nôtres tandis que maman fait son truc patriotique. Deux filles sont piétinées. Nous sonnons la retraite.
« Saisissez ces lavettes barbues » (personne ne porte de barbe). « Lâches, lâches. » « Rentrez au Village. » Les flics apparaissent, venus de nulle part. C’est une rapide percée. Nous sommes conduits à la Seconde Avenue et nous avons une escorte de police jusqu’à la place Saint-Marc.
« La Brigade des Fleurs a perdu sa première bataille ; mais regarde bien, Amérique. Nous étions mal équipés avec des fleurs provenant des fleuristes de la ville. Nous parlons déjà de faire pousser les nôtres. Des plans sont dressés pour miner East River avec des jonquilles. On entoure de chaînes de pissenlits les centres d’incorporation. On creuse des trous entre les pavés des rues et des graines y sont posées et recouvertes. Le cri de “Flower Power” retentit à travers le pays. Nous ne nous dégonflerons pas. Qu’un millier de fleurs s’épanouissent. »