La Presse Anarchiste

Flower power ou l’art de protester

Dans le numéro de jan­vi­er 1967 du men­su­el paci­fiste améri­cain « Lib­er­a­tion », Allen Gins­berg, con­nu comme un poète de la beat gen­er­a­tion, a émis des sug­ges­tions con­cer­nant les manières de faire une « marche-spectacle » :

« Si une pro­pa­gande faisant preuve d’imagination, de prag­ma­tisme, de drô­lerie, de gai­eté, de bon­heur, de ferme quié­tude est com­mu­niquée à l’avance au grand pub­lic (si des tracts pra­tiques don­nant les instruc­tions aux marcheurs sont dis­tribués quelques jours à l’avance), la parade peut être trans­for­mée en un spec­ta­cle, exem­plaire quant à la façon de con­trôler les sit­u­a­tions d’anxiété, de crainte de men­ace (telles que le spec­tre fas­cisant des Hells Angels ou le spec­tre du com­mu­nisme) ; quant à la façon de man­i­fester par un exem­ple con­cret, à savoir la parade elle-même ; quant à la manière de chang­er la psy­cholo­gie de guerre, de sur­pass­er, de dépass­er la réac­tion type habituelle de la crainte suiv­ie de la violence.

« Cela étant, la parade peut matéri­alis­er un exem­ple de paci­fisme plein de san­té, tout à l’opposé du com­bat aveu­gle… Nous devons utilis­er notre imag­i­na­tion. Nous pou­vons créer un spec­ta­cle qui soit sans équiv­oque EN DEHORS de cette psy­cholo­gie guer­rière qui « mène nulle part. » […]

« Des mass­es de fleurs – un spec­ta­cle pour les yeux – spé­ciale­ment con­cen­trées sur les lignes de front peu­vent être util­isées pour dress­er des bar­ri­cades, peu­vent être offertes aux Hells Angels, à la police, aux politi­ciens, à la presse et aux spec­ta­teurs, chaque fois que cela est néces­saire ou bien à la fin de la parade. Il peut être demandé à un nom­bre impor­tant de marcheurs de porter leurs pro­pres fleurs. Les lignes de front seraient organ­isées et munies d’avance de fleurs. »

Gins­berg sug­gère aus­si que les lignes de front des man­i­fes­ta­tions soient com­posées de « groupes moins vul­nérables psy­chologique­ment », citant mères, familles, pro­fesseurs, poètes et artistes par­mi les moins vul­nérables. Il écriv­it ces notes, toute­fois, dans le con­texte d’une crainte crois­sante de vio­lence con­tre les man­i­fes­tants paci­fiques de la part de groupes tels que les Hells Angels. Il sug­gère que les marcheurs puis­sent porter des croix, des étoiles juives, des dra­peaux, des instru­ments musi­caux et des jou­ets d’enfants comme « armes » con­tre la vio­lence. Dans la crainte d’une attaque, les marcheurs pour­raient enton­ner des mantras – The Lord’s Prayer, Three Blind Mice, Aum, etc. Les marcheurs pour­raient porter des bar­res de choco­lat et des douceurs à ten­dre à la police et à n’importe qui se mon­trant hos­tile. Ceux qui ont des caméras les apporteraient et prendraient des pho­tos de cette action pacifique.

« Le seul mantra OM ou AUM, qui est un bon mot sain et sans super­sti­tion là-dessous, et facile à retenir par quiconque, peut tou­jours être pronon­cé et fre­donné en changeant de style, d’air et de mélodie, et peut garder l’esprit occupé durant une marche… La prin­ci­pale chose est de canalis­er l’activité en une réelle gai­eté comme un pique-nique libre et d’éviter la peur et les hos­til­ités envers les gens qui ne com­pren­nent pas qu’il n’y a pas de peur. »

Gins­berg sug­gère des corps d’étudiants jour­nal­istes pour inter­view­er des jour­nal­istes pro­fes­sion­nels, et faire de la pro­pa­gande et du charme aux équipes de TV, etc. – une série de chars dépeignant des sym­bol­es de paix : Boud­dha en médi­ta­tion, Thore­au au tri­bunal, un orchestre Dix­ieland cos­tumé en Hitler, Staline, Mus­soli­ni, Napoléon et César, etc.

Be-ins et flower people

Depuis la paru­tion de ces quelques notes, bien des exem­ples les ont illus­trées – et dans des gen­res divers.

Ain­si les « hip­pies » ou « flower peo­ple » (selon que l’on veut coller une éti­quette ou un genre) que nos moyens d’information impuis­sants à les ignor­er, nous ont présen­tés tan­tôt comme « fous » bien gen­tils et peu dan­gereux, tan­tôt comme des êtres immoraux et déclassés. Mais au-delà de la défor­ma­tion, si on peut voir le signe de leur décom­po­si­tion (impuis­sance généra­trice d’illusion mys­tique ou religieuse, mais aus­si de mer­can­til­isme), on peut égale­ment y trou­ver le signe d’un apport.

De par leurs habits qui non seule­ment veu­lent con­traster avec la monot­o­nie du cou­tu­mi­er, mais aus­si veu­lent décor­er la rue, ils por­tent sur eux la man­i­fes­ta­tion. Réu­nis ensem­ble, cela donne un « be-in », ou bien un « love-in » ou encore un « peace-in » (un rassem­ble­ment où l’on vient pour se rassem­bler, pour faire ce que l’on a envie de faire – ou plus pré­cisé­ment sur le thème de l’amour, de la lib­erté sex­uelle –, ou encore sur le thème de la paix). Aucune pré­pa­ra­tion, cha­cun man­i­feste de par lui-même, à sa manière, sur un thème don­né comme « Amour, fra­ter­nité. bonne volonté » :

« Ils étaient env­i­ron dix mille, vêtus de peaux de bêtes, de tis­sus bar­i­olés de coupe étrange, bardés de “badges”, couron­nés de fleurs, de plumes, le vis­age pein­turluré, gam­badant en ce dimanche de Pâques dans Cen­tral Park, en plein cœur de New York, grim­pant aux arbres, dansant, chan­tant, jouant aux billes, faisant vol­er des cerfs-volants, se bal­ançant dans des hamacs, dor­mant, riant, mangeant, fumant… Et cela dura tout l’après-midi. »

Fes­ti­val Inter­na­tion­al de Pop de Mon­terey, « Banana be-in », ou « Legalise Pot ral­ly » (rassem­ble­ment pour la légal­ité de la drogue) à Lon­dres, on y retrou­ve ces élé­ments com­muns. Des fleurs à pro­fu­sion, des slo­gans scan­dés (« Les flics avec nous », « Nous aimons les flics »), des inscrip­tions « Amour » sur les voitures de police, des badges comme « Atten­tion : votre police est armée et dan­gereuse » plaqués avec des fleurs sur les vête­ments des flics, chan­sons, drogues (ou peaux de bananes) fumées. « L’impression résul­tant de cet après-midi était celle d’un groupe de per­son­nes toutes déter­minées à faire cha­cune leur pro­pre chose et à don­ner une tour­nure paci­fique et con­struc­tive aux con­flits qui nais­saient, jouant à la fois de sym­bol­es et de réal­isme. Peut-être ceci fut-il le mieux résumé par un groupe chan­tant sur l’air bien con­nu non pas « We Shall over­dose » (nous vain­crons), mais « We shall turn you on » (nous vous éclairerons). »

Dis­tribuer des fleurs – inscrire le mot « Amour » partout où cela est pos­si­ble – sor­tir du sys­tème qui fait de chaque homme dès sa nais­sance un de ses rouages – dire que la solu­tion de nos maux est dans ce seul mot « Amour »… peut-être et il y a même de grandes chances pour que cela soit. Et si l’on peut se deman­der dans quelle mesure cet « Amour » rabâché n’est pas une nou­velle comédie, ne peut-on pas trou­ver là la source d’un « paci­fisme plein de san­té », selon la for­mule de Gins­berg ? Il sem­ble que le CNVA (Com­mit­tee for Non Vio­lent Action) ait aperçu cela, il sem­ble que des étu­di­ants aient égale­ment vu que « la prin­ci­pale chose est de canalis­er l’activité en une réelle gai­eté et d’éviter la peur et les hostilités ».

Ain­si, à Berke­ley (Cal­i­fornie), le con­flit opposant début décem­bre 1966 des étu­di­ants à l’administration et à d’importantes forces de police : le sou­tien étu­di­ant s’amenuisant, le con­flit se ter­mi­na, tem­po­raire­ment, dans la joie et par l’alliance avec les hip­pies et autres « non-étu­di­ants » (anciens étu­di­ants éjec­tés pour activ­ités poli­tiques), sous le sym­bole du « Yel­low Sub­ma­rine ». Il faudrait égale­ment se référ­er aux étu­di­ants de Berlin-Ouest qui auraient établi comme un fait le « Pou­voir étu­di­ant » à la Freie Uni­ver­si­tat – et dont cer­tains (à la suite des man­i­fes­ta­tions de juin 1966 à l’occasion de la vis­ite du shah d’Iran et au cours desquelles la police tua un étu­di­ant) tin­rent en par­ti­c­uli­er un be-in à la manière améri­caine. Mais sur le cam­pus, l’exemple le plus sig­ni­fi­catif est peut-être celui du Jeu­di de l’Amabilité (le 11 mai à Austin au Texas).

Le Jeudi de l’amabilité

Everett Frost, étu­di­ant de l’Université de Iowa, mil­i­tant du SDS (Étu­di­ants pour une Société Démoc­ra­tique), écrit dans « Peace News » (26 mai 67) :

« Ce qu’il faut, c’est quelque “souf­fle sur les esprits” pour obtenir des gens qu’ils régénèrent cette part d’imagination de la vie humaine, aujourd’hui per­due pour beau­coup chez nous.

« […] Ain­si, les “Human be-ins” à New York et à San Fran­cis­co. Ain­si, les Provos d’Amsterdam (ou ce qu’il en appa­raît ici). Et ain­si le “Jeu­di de l’Amabilité”. L’idée com­mença avec le SDS de Austin (Texas) et Jeff Shero, un organ­isa­teur à plein temps du SDS. Env­i­ron deux semaines avant le Jeu­di de l’Amabilité con­venu, des per­son­nes lais­sèrent des mes­sages con­cer­nant l’Université et annonçant « Bien­tôt le Jeu­di de l’Amabilité ». Env­i­ron trois jours avant la chose, le tract suiv­ant était distribué :

« Bien­tôt le Jeu­di de l’Amabilité. Il dur­era toute la journée sur le cam­pus et ce sera un moment pen­dant lequel les gens seront gen­tils et aimables les uns envers les autres. Mais nous réal­isons qu’on ne peut espér­er de la plu­part des gens dans cette société d’être aimables et que beau­coup de gens ne savent même pas com­ment être aimables. Aus­si don­nerons-nous quelques sug­ges­tions quant à ce qui peut être fait au cours de cette journée. Les gens s’assoiraient dans l’herbe et casseraient la croûte. Les poètes se dresseraient pour réciter de la poésie, on inter­préterait des chan­sons. Les gens qui ne se con­nais­sent pas entre eux lieraient con­ver­sa­tion. Des gens pataugeraient dans les fontaines et feraient des craies sur les trot­toirs. Des gens feraient vol­er des cerfs-volants sur le cam­pus et porteraient des bal­lons. Les pépées du SDS ser­reraient dans leurs bras les types du Club et les pépées du Club con­vieraient à leur repas des beat­niks au vis­age émacié.

« Main­tenant si le Jeu­di de l’Amabilité plaît aux gens, alors nous en envis­agerons un autre. Si les gens sont encore touchés, nous fer­ons deux Jeud­is de l’Amabilité par semaine. Si les gens sont tou­jours prêts, nous fer­ons une semaine entière de Jeud­is de l’Amabilité. De là nous escaladerons jusqu’au mois de Jeud­is de l’Amabilité. Et quand nous aurons une année de Jeud­is de l’Amabilité, alors la révo­lu­tion sera faite. »

Bob Par­dum écrit de Austin dans les « New Left Notes » :

« Quand ce fut le Jeu­di de l’Amabilité, nous avions un marc­hand de bal­lons sur le cam­pus et une bonne part des étu­di­ants étaient assis sur l’herbe. Un de mes amis beat­nik était invité à manger par deux pépées du Club. Les gens par­laient, fai­saient vol­er des cerfs-volants, écrivaient des choses aimables sur les trot­toirs, les bâti­ments et l’avion du ROTC (Reserved Offi­cers Train­ing Corps). Les réper­cus­sions générales furent bonnes et nous avons brisé des obsta­cles entre nous et le reste des étudiants. »

Love generation

« C’est étrange, une joie nou­velle s’est intro­duite dans le geste vieux et terne de marcher pour la paix », écrivait Jules Robin dans « Win » (qui, avec « Lib­er­a­tion », est le prin­ci­pal organe du rad­i­cal­isme non vio­lent). Il se référait à une marche de la paix, lors de la Mobil­i­sa­tion de novem­bre 1966, menée dans New York par Allen Gins­berg « por­tant un vête­ment blanc ten­ant du pyja­ma, d’un style indi­en ain­si qu’un haut-de-forme bleu, blanc, rouge ». Il se référait égale­ment à une man­i­fes­ta­tion tenue à New York le 23 décem­bre 1966 :

« Marche d’illumination de la Paix – Apportez des lam­pes et des bou­gies – de la joie, de la célébra­tion, de la joie – Entourez-vous de mer­veilleux, d’amour — En sym­pa­thie avec ceux qui souf­frent au Viet­nam – Amour de la Vie partout – Festivité. »

Dans « War Resisters League News », Dave McReynolds décrit com­ment un sous-marin jaune fut amené à un « hap­pen­ing de la paix » au Green­wich Vil­lage, le 22 octo­bre 1966 :

« Ain­si, avec des bal­lons jaunes, avec des fleurs plein les mains, avec des enfants, des chiens et des vête­ments lumineux, plusieurs cen­taines de man­i­fes­tants paci­fiques essayaient une nou­velle façon d’entrer en con­tact avec le pub­lic. On ne por­tait aucune pan­car­te. Aucun slo­gan n’était chan­té. Et quand des tracts étaient don­nés de main à main, c’était sou­vent avec une fleur ou un bal­lon. Comme la man­i­fes­ta­tion se déplaçait à tra­vers la ville, elle lais­sait dans son sil­lage des cen­taines de New-Yorkais dif­fi­ciles à “avoir” mais déroutés, ten­ant d’une main un bal­lon, ten­ant de l’autre un tract qu’ils essayaient de lire. Il n’y eut aucun patri­ote cri­ant “lâch­es cocos” – seule­ment des gens heureuse­ment con­fus, essayant de com­pren­dre ce qui arrivait. Et ce qui arrivait était un happening. »

Ce sous-marin jaune fut emmené sur l’Hudson, rem­pli de pain, de vin et de fleurs, lancé « comme un sym­bole pour que les gens puis­sent choisir la paix et la fra­ter­nité ». Il ne tuerait per­son­ne et ne détru­irait pas une seule ville.

Mobilisation de printemps et d’automne

Trois cent mille per­son­nes marchèrent le 15 avril 1967 dans New York lors de la Mobil­i­sa­tion de Print­emps. La par­tic­i­pa­tion était des plus divers­es et des plus col­orées : des Indi­ens sioux aux pro­fesseurs en toges ; des démoc­rates bien habil­lés aux hip­pies en vête­ments aux couleurs gaies, « psy­chédéliques » ; des mil­i­tants gauchistes avec les dra­peaux du FNL aux mil­i­tants paci­fistes ; des nation­al­istes noirs aux anar­chistes et social­istes de toute ten­dance. Cela reflé­tait la coali­tion que con­sti­tu­ait le Comité de Mobilisation

Mar­tin Jez­er, du CNVA, rap­por­tant pour « Peace News » (28 avril 1967) cette journée, écrit :

« Bien que Bev­el (de la SCLC avec Mar­tin Luther King et directeur nation­al du Comité de Mobil­i­sa­tion) et d’autres lead­ers sou­ti­en­nent per­son­nelle­ment la désobéis­sance civile, des mod­érés dans la coali­tion s’y opposent vigoureuse­ment. Ceux-ci réus­sirent le 15 avril à forcer le Comité à désavouer ceux qui brû­lent leurs feuilles de route et exer­cèrent sur eux une pres­sion énorme pour ajourn­er ou annuler leur action.

« Mais les activistes, qui prou­vent leur exis­tence, de la nou­velle gauche sont prêts à bouger et la coali­tion ne peut que peu les décourager. Ils par­lent de con­fronta­tions mas­sives avec le gou­verne­ment, de résis­tance totale, de rem­plir les pris­ons. Les libéraux par­lent en ter­mes de poli­tiques de paix et de protes­ta­tion légale. Ayant vu la récupéra­tion par les mod­érés du mou­ve­ment des droits civiques et la déf­i­ni­tion des types d’action qu’ils mèn­eraient, les rad­i­caux sont méfiants. »

C’est ain­si que le thème ressor­tant de cette journée fut quand même : « Résis­tez ! Résis­tez ! », « Du dia­ble, si nous irons là-bas ! », et env­i­ron cent cinquante feuilles de mobil­i­sa­tion brûlées le prouvaient.

Mais le style de cette journée où des chars accom­pa­g­nant les marcheurs por­taient poètes, musi­ciens, acteurs, mar­i­on­nettes – ce style fut don­né par les hippies.

« Au Sheep Mead­ow (dans Cen­tral Park), une atmo­sphère de “be-in” pré­valait. Si un groupe de man­i­fes­tants mit en route l’esprit de cette journée, ce fut les hip­pies. Le mou­ve­ment Yel­low Sub­ma­rine, la gauche psy­chédélique, appelez cela comme vous voulez, s’impose ici. Il y avait des jon­quilles partout, même des adultes habil­lés con­ven­tion­nelle­ment en exhibaient sur le revers de leur cos­tume. Le New York Work­shop in Non-Vio­lence don­nait au hasard des gâteaux secs avec des mes­sages comme : Celui qui paie pour la guerre ne peut que jouer à la paix. Vos impôts con­tribuent à la mort. Refusez de les pay­er avec le CNVA, ain­si que des cita­tions appro­priées de Thore­au, Gand­hi et de William Blake. »

« Comme dans beau­coup de man­i­fes­ta­tions récentes, les par­tic­i­pants ne désir­aient plus telle­ment pro­test­er con­tre l’horreur de la guerre, mais se tourn­er vers une autre chose : la beauté de la paix. Sauf par­mi les gauchistes les plus mil­i­tants dont quelques-uns par­ticipèrent par la suite à une bagarre avec la police, l’amour, le déli­cieux amour fut suprême ; et même pas les mortelles attentes pour que la parade se déplace, les cen­taines de con­tre-man­i­fes­tants gueu­lant et le vent froid et pous­siéreux ne pou­vaient refroidir cet esprit, le déprimer. »

Le « siège » du Pen­tagone tenu les 21 et 22 octo­bre 1967 représente quelque chose de sem­blable. « Peace-in » de masse qui se voulait une « Con­fronta­tion avec les faiseurs de guerre », il y eut des piquets, des veil­lées, de la musique, du drame, de la danse et des rassem­ble­ments avec ora­teurs – la police et la troupe qui char­gent et cog­nent, les paci­fistes qui s’assoient…

Si le Pen­tagone ne s’est apparem­ment pas soulevé de 300 pieds en l’air, son démon exor­cisé, selon la « prophétie » d’Abbie Hoff­man, lui et les Dig­gers (activistes hip­py) ont tra­vail­lé assidû­ment à se pro­cur­er de la nour­ri­t­ure et à la dis­tribuer gra­tu­ite­ment aux man­i­fes­tants. Mar­tin Jez­er (dans « Peace News », 3 novem­bre 1967) inscrit cette man­i­fes­ta­tion dans le cadre d’une « résis­tance améri­caine » dont les tac­tiques visent à « souf­fler l’esprit des gens plutôt que de faire sauter leurs corps » :

« Nous fer­ons l’amour sur la pelouse de la Mai­son Blanche, nous affron­terons leurs matraques avec des chan­sons, nous rirons sous leurs gaz lacry­mogènes, nous tien­drons des “nude-ins” (rassem­ble­ments nud­istes) sur le Pen­ta­gon Mall (selon l’idée d’Allen Gins­berg) et nous trans­formerons leur merde poli­tique en champs fer­tiles de fraises.

« Nous ne voulons pas de leur pou­voir. Non. Nous trou­vons gênant d’être mis en pièces comme la mon­naie à la bourse des valeurs. Oui, nous les libérerons. Nous – c’est-à-dire la généra­tion des con­scrits et des man­i­fes­tants ; eux – c’est-à-dire les politi­ciens et les généraux. Nous les libérerons de leur pou­voir et de leur besoin qu’ils s’imposent d’avoir des “enne­mis” à tuer. John­son est un clown, tuer est une entrave… »

Pour une fête pacifiste

Dans un édi­to­r­i­al ain­si inti­t­ulé, « Win » (7 avril 1967) émet­tait les sug­ges­tions suiv­antes à pro­pos de la Journée des Forces Armées en Amérique qui devait avoir lieu le 20 mai :

« La Journée des Forces Armées est avant tout un triste événe­ment que l’on se doit de ren­dre compte en page une : la presse est tou­jours bien dis­posée à met­tre en valeur tout aspect inhab­ituel. Ceci fait de cela une journée bien choisie pour être une fête paci­fiste à l’échelon nation­al. Et pourquoi pas à l’échelon mondial ?

« […] Le thème de cette journée devrait être « la célébra­tion de la capac­ité de paix » en insis­tant sur l’affirmation des valeurs de la vie, de l’amour et de la non-vio­lence comme alter­na­tives à la mort, à l’enrégimentement et à la destruc­tion des corps et des âmes. C’est dans cet esprit qu’on devrait deman­der aux poètes et aux artistes de faire de beaux tracts d’une qual­ité telle qu’elle fasse que les gens désirent les garder et les pen­dre dans leur maison.

« De gigan­tesques hap­pen­ings paci­fistes pour­raient être mis sur pied le long des tra­jets des parades en même temps que les sit-downs tra­di­tion­nels qui sont habituelle­ment dégagés par la police en quelques min­utes. Cer­taine­ment les Yel­low Sub­ma­rine et autres nou­velles machines de l’arsenal paci­fiste devraient être employés pour dis­traire ceux qui défi­lent. Des canons à flower pow­er, manœu­vrés par des man­i­fes­tants habil­lés d’uniformes mil­i­taires ridicules, pour­raient arroser la foule de pâquerettes et de chrysan­thèmes. Le style et la méth­ode pour­raient être large­ment bur­lesques et emprunter des idées à la « Duck soup » des Marx Broth­ers ou à « Help » des Beatles !…

« Il pour­rait aus­si y avoir un hap­pen­ing invis­i­ble mais sonore, avec des mag­né­to­phones japon­ais à piles, bon marché et puis­sants, cachés dans les arbres, les buis­sons, sur les toits le long de routes, là où la police ne peut pas les attein­dre rapi­de­ment, et tous beuglant et hurlant de la musique gaie, d’amour, auda­cieuse – ou peut-être les dis­cours égale­ment auda­cieux mais pas aus­si attachés à l’amour, de notre Prési­dent : « Nous ne voulons pas d’une guerre plus éten­due », etc.

« Il pour­rait aus­si y avoir des orchestres de rock dans les rues avoisi­nantes, jouant de la musique de danse : la parade avance et soudain des filles courent choisir des parte­naires par­mi les sol­dats, ou bien des filles et des enfants envahissent les rangs des sol­dats avec des tracts et des fleurs… »

Flower power day

C’est ain­si que le 20 mai fut pour les uns la Journée des Forces Armées, pour d’autres la Journée du Pou­voir des Fleurs.

Env­i­ron 300 hip­pies et mil­i­tants paci­fistes aux habits pit­toresques chan­tant des mantras d’amour, bran­dis­sant des fleurs et faisant tin­ter des clo­chettes, « assail­lirent les mil­i­taires avec de l’amour », alors que 7 000 sol­dats, marins, marines, cadets de West Point et anciens com­bat­tants descendaient la Cinquième Avenue de New York lors de la tra­di­tion­nelle parade de la Journée des Forces Armées.

Ce « hap­pen­ing de la paix », conçu par le « New York Work­shop in Non-Vio­lence », était une célébra­tion de la Journée du Pou­voir des Fleurs. Le thème de la man­i­fes­ta­tion était : « Ce sont nos frères qui marchent. Nous les aimons. Ne lais­sons pas les généraux et les politi­ciens faire d’eux des meur­tri­ers. » La chose eut lieu mal­gré les craintes de scènes de vio­lence de la part d’éléments de droite.

« La Journée du Flower Pow­er com­mença par un casse-croûte prélim­i­naire à Cen­tral Park. Les gens rassem­blés partageaient leur pain, dis­cu­taient, chan­taient, ou sim­ple­ment se tenaient tran­quille­ment assis. Après un pseu­do-meet­ing (les meet­ings sont inter­dits à Cen­tral Park), il fut décidé de dépos­er des fleurs sur la stat­ue voi­sine d’Alice (Alice au pays des mer­veilles) et puis de suiv­re des yeux la parade. Les “gens aux fleurs” (flower peo­ple) s’alignèrent le long de la Cinquième Avenue sur trois pâtés de maisons. Leur allure con­trastait, avec récon­fort, avec les patri­otes raides, que ces parades attirent tou­jours. Mal­gré l’absence d’insignes et d’encouragements à l’action, il était évi­dent pour les marcheurs et pour les autres spec­ta­teurs que la “délé­ga­tion des fleurs” désir­ait la paix. » (d’après Mar­tin Jez­er, « Peace News », 2 juin 1967).

Alors que les années précé­dentes des sit-downs fai­saient face à cette parade, cette fois les sol­dats qui défi­laient furent bom­bardés de fleurs par cette pop­u­la­tion col­orée gaiement…

Flower brigade

Le same­di précé­dent, le 13 mai, eut lieu à New York une parade en faveur de la guerre dont le thème était « Soutenons nos garçons » et au cours de laque­lle 70 000 Améri­cains descendirent la Cinquième Avenue. Des mil­i­tants paci­fistes essayèrent de s’intégrer dans le défilé sous la forme d’un con­tin­gent, la Brigade des Fleurs. Celui-ci fut attaqué, un homme fut enduit de goudron et de plumes selon la tech­nique du Ku-Klux-Klan. L’un des par­tic­i­pants, Abbie Hoff­man, décriv­it cette journée et ses impres­sions pour « Peace News » (14 juil­let 1967) dans un arti­cle inti­t­ulé « Défloré mais invain­cu ». (Abbie Hoff­man est directeur de Lib­er­ty House, un mag­a­sin de revente à New York de pro­duits fab­riqués par les coopéra­tives noires du Mississippi.)

« Nous étions là, assis dans un coin de Cen­tral Park, et nous subis­sions toutes les divers­es émo­tions que vous éprou­vez avant une action directe. Nous étions seize mem­bres de la Brigade des Fleurs qui se pré­paraient à marcher dans le défilé “Soutenons nos garçons au Viet­nam”. “Merde, j’ai peur. J’ai fail­li ne pas réus­sir à tenir le coup dans le métro.” Joe Fla­her­ty, du “Vil­lage Voice”, s’approche pour nous dire que ça revient à marcher dans l’antre d’un lion. Kim Fouratt dit qu’en fait il est en train d’y marcher. Il avait appelé le Comité du défilé et on l’avait assuré que nous étions un groupe offi­cielle­ment désigné dans le défilé – et il a ce mer­veilleux regard de chéru­bin qui dit : « Nous devons leur mon­tr­er notre amour. »

«  […] Puisque je suis sup­posé m’y con­naître dans cette affaire, je fais mon dis­cours : “OK, je vais vous dégois­er mon his­toire.” C’est un rapi­de pas­sage en revue sur la défense non vio­lente, sur la néces­sité d’ôter les boucles d’oreilles, de se pro­téger les organes sex­uels et le bas du crâne, de rester en groupe, etc. Jim par­le aux flics, ils vont nous escorter jusqu’au 93 de Lex­ing­ton, notre point de rassem­ble­ment. Ils essaient de nous con­va­in­cre de ne pas nous ren­dre au défilé. Quelques flics par­lent au talkie-walkie et déclar­ent que nous n’avons pas d’escorte. Juste à ce moment-là une patrouille de voitures passe avec des pan­neaux “Soutenons nos garçons” col­lés sur le pare-brise.

« Nous pen­sons que l’affaire est plus sûre sans les flics. Nous nous débar­ras­sons de tous les arti­cles d’identification pos­si­bles. Tout ce que nous avons, ce sont des fleurs. Nous mar­chons pen­dant cinq pâtés de maisons sans inci­dents et nous nous plaçons der­rière un groupe de boy-scouts de Queens. Il y a du soleil et tout marche sur des roulettes. Nous sommes heureux qu’il n’y ait pas d’ennui et nous atten­dons pen­dant à peu près une heure. Quelques per­son­nes qui sont d’accord avec ce que nous faisons nous achè­tent davan­tage de fleurs afin de les porter. Nous avons tous des dra­peaux améri­cains et quelques gars ont le pan­neau offi­ciel “Soutenons nos garçons” qu’ils ont acheté à des vendeurs qui pas­saient. J’ai une cape mer­veilleuse­ment col­orée qui exprime la lib­erté sur toute sa sur­face. Mon amie est habil­lée en rouge, blanc et bleu. Quelques fau­cons de lycée passent par-là. Un gars hésite, désire être revê­tu, prend une fleur et dit qu’il va même marcher avec nous. Vis­i­ble­ment, nous amu­sons les boy-scouts qui tirent au flanc : « Hé, regardez ça, ils s’embrassent ! »

« Les chefs scouts ont du mal à con­trôler les garçons. Ils les font s’aligner avec leur bras éten­du, deux pouces en dessous de la posi­tion du Heil Hitler. Ils leur don­nent l’ordre de regarder devant eux. L’atmosphère paraît se refroidir. Nous sommes tous impa­tients d’y aller. Le mot vient : “Nous allons.” OK. “Gauche, droite” ou “Droite, gauche”. Les boy-scouts nous mon­trent réelle­ment la voie.

Nous mar­chons sur un demi-pâté de maisons vers Park Avenue. Vous pou­vez vrai­ment enten­dre les musiques main­tenant […]. Certes, je raf­fole des défilés. Une mère à l’opulente poitrine marche près de nous avec ses jumeaux de qua­tre ans habil­lés en sol­dats, cha­cun avec une mitrailleuse en plas­tique. Deux femmes du genre Bircher nous voient. Elles deman­dent aux flics ce qui se passe. Un flic hausse les épaules. Elles dis­cu­tent avec les chefs scouts. Ils diri­gent les scouts autour du con­tin­gent du club con­ser­va­teur Flat­bush. Nous suiv­ons. Nous sommes coupés des boy-scouts. « Atten­tion ! » Ban ! Poings, pein­ture rouge, coups, bouteilles de bière, crachats – tout l’ensemble du traite­ment de bien­v­enue améri­cain. Ils sai­sis­sent nos dra­peaux améri­cains et les déchirent. Cela est tout à fait intéres­sant puisque ce défilé a été organ­isé d’abord parce qu’un dra­peau avait été brûlé le 15 avril à une marche de la paix. Des pétales de pâquerettes volent tout autour comme des plumes de poulet.

Une mère laisse son bébé pour refiler quelques coups bien placés. Le bébé est bous­culé en même temps que les flower peo­ple. Le bébé est devenu l’un des nôtres tan­dis que maman fait son truc patri­o­tique. Deux filles sont piét­inées. Nous son­nons la retraite.

« Sai­sis­sez ces lavettes bar­bues » (per­son­ne ne porte de barbe). « Lâch­es, lâch­es. » « Ren­trez au Vil­lage. » Les flics appa­rais­sent, venus de nulle part. C’est une rapi­de per­cée. Nous sommes con­duits à la Sec­onde Avenue et nous avons une escorte de police jusqu’à la place Saint-Marc.

« La Brigade des Fleurs a per­du sa pre­mière bataille ; mais regarde bien, Amérique. Nous étions mal équipés avec des fleurs provenant des fleuristes de la ville. Nous par­lons déjà de faire pouss­er les nôtres. Des plans sont dressés pour min­er East Riv­er avec des jon­quilles. On entoure de chaînes de pis­senl­its les cen­tres d’incorporation. On creuse des trous entre les pavés des rues et des graines y sont posées et recou­vertes. Le cri de “Flower Pow­er” reten­tit à tra­vers le pays. Nous ne nous dégon­flerons pas. Qu’un mil­li­er de fleurs s’épanouissent. »