En marge des revues publiées à Amsterdam, en Belgique ont été lancées quelques publications du provotariat. L’une d’elles semble, à ce jour, avoir englobé l’ensemble de ce qui s’éditait, si bien que « Révo » semble être le porte-voix du provotariat de la région d’expression française de Belgique.
Mais ce sont plus particulièrement les happenings qui retiendront notre attention. Nous nous risquerons à en préciser leur contenu, leur valeur et leur répercussion.
Quelques-uns furent organisés à Bruxelles à l’instar d’Amsterdam. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un happening ?
Il s’agit d’un mot anglais qui signifie action spontanée ; donc un happening, d’après les provos-révos, est avant tout une manifestation non organisée dans le sens habituel du terme. Certains happenings furent très réussis et méritent d’être signalés comme exemples d’action ou de réaction contre le milieu dangereux qui robotise l’humain.
Les provos-révos ont choisi la journée du samedi pour leurs exploits, car ils estiment que ce jour est celui où le public est plus nombreux, se promenant ou flânant dans les rues de la capitale. La place Brouckère, située en plein centre de Bruxelles, est devenue une réplique de Hyde Park, où, en toute liberté, chacun peut prêcher ses idées, aussi subversives soient-elles.
Les provos veulent se livrer à leurs manifestations librement, mais les pouvoirs publics ne l’entendent point ainsi et, à chaque coup, les chassent, non sans se montrer d’une brutalité rigoureuse. Cependant, en d’autres circonstances, l’Armée du Salut ou les Témoins de Jéhovah peuvent officier, eux, en toute quiétude.
Il est facile de concevoir le pourquoi de ces deux poids et deux mesures, sachant que les uns prêchent par la prière, la résignation et la promesse d’un paradis meilleur après la mort, tandis que les autres prêchent l’esprit de révolte contre les tabous sociétaires, et entendent vivre leur paradis sur terre !
Alors intervient l’ordre ! Il faut qu’on le respecte, et les polices surgissent et… c’est le désordre.
Car, il faut le reconnaître, ces happenings silencieux et non violents ne peuvent en rien troubler l’ordre, mais simplement éveiller la raison, le bon sens, provoquer des réflexions dans la conscience endormie des promeneurs. C’est peut-être trop déjà pour la stabilité du système social et, de plus, l’autorisation n’a pas été sollicitée. Là est le crime !
Une pomme « pointée » est le symbole de leur indépendance. Les provos la dessinent partout où ils peuvent.
Le soir du 5 novembre 1966, l’un d’eux reste immobile, debout sur le point de la pomme dessinée sur l’asphalte de la place, voulant ainsi représenter le symbole vivant de la liberté. Tout autour de lui tournent une quarantaine de provos. Mais, bientôt, le désordre surgit. On matraque « ces promeneurs » dangereux, on les tabasse et on en arrête quelques-uns. Le happening a démontré que la liberté est un vain mot dans le système social présent. Aux promeneurs d’y réfléchir.
Un autre exemple :
Pour attirer l’attention du public, sur les cinq anarchistes victimes de Franco, anarchistes menacés d’être garrottés par les sicaires du dictateur, les provos se sont donné rendez-vous le 19 novembre. Un jeu scénique est organisé. Un provo mime les gestes du bourreau, tandis que d’autres distribuent des tracts. Le dénouement est inattendu, car, à l’arrivée de la police, le provo « bourreau » souriant va, les mains tendues, vers l’officier de police. Ce dernier, d’abord troublé, réagit peu après et fait embarquer notre provo, bientôt brutalisé. Ceci détermine un spectateur à gifler un flic. Une certaine confusion s’ensuit ; un journaliste est empêché de photographier la scène. Le happening se termine par les cris « Provo-Liberté, Provo-liberté », scandés et repris en chœur.
Le happening suivant sera une protestation contre la censure « qui frappe toutes les informations en provenance du Vietnam ». Les provos collectent, en vue d’envoyer leur propre reporter.
Le 3 décembre 1966, un happening-surprise dénonce le pouvoir qui empêche « la libre expression sur la voie publique ». La place de Brouckère est repérée. Bien avant eux, la police les attend. Au milieu de la place, un jeune homme et une jeune fille s’assoient. Ils seront bientôt interpellés par un policier et embarqués. Mais la foule des promeneurs s’est approchée et les journalistes présents commentent les agissements, tandis que d’autres provos distribuent une circulaire déclarant que 106 des leurs ont été arrêtés en six semaines et que les brutalités policières sont monnaie courante. Il n’y a pas de liberté d’expression. C’est ce qu’il fallait démontrer !
Le mardi suivant, les provos organisent à l’occasion de la Saint-Nicolas une distribution de « pommes blanches » (se souvenir des bicyclettes blanches d’Amsterdam). C’est là une opération de provocation contre la propriété. Le tract distribué porte quelques explications sur les pommes offertes aux promeneurs à l’entrée des grands magasins.
Un happening-réveil est ensuite provoqué en vue d’attirer l’attention du « robotariat sur le crime qui se commet en permanence contre l’enfance vietnamienne par l’aviation américaine ». La place, une nouvelle fois, est interdite par les services d’ordre. Les provos distribuent leurs tracts sur les trottoirs aux alentours. Repérés, ils sont bientôt pris en chasse. On essaie de les disperser, tandis qu’ils scandent le slogan : « Provo-anarchie, provo-liberté. »
Peu après, les provos se sont joints à une manifestation contre le Shape venu s’implanter en Belgique. Ceux d’Anvers, de Liège, de Gand et de Bruxelles se sont groupés, et place de Brouckère, toujours, a lieu une scène burlesque.
Dans le courant de la semaine suivante, un aveugle, vendeur de billets de tombola, est assailli et dévalisé par de jeunes vauriens. Les provos réalisent un happening « canne blanche ». Ils distribuent des tracts qui racontent l’agression et demandent aux passants de contribuer à indemniser l’aveugle. La police survient et saisit la collecte de 200 F. Celle-ci n’a jamais été restituée. La police a démontré elle-même qu’elle est une organisation antisociale.
La semaine suivante, le thème du happening portera sur la saisie de l’argent destiné à l’aveugle dévalisé. La police est mobilisée, mais les provos réussissent à distribuer leurs tracts à la sauvette. Le happening a pleinement réussi puisqu’il a rendu « furibonds » les soutiens de l’ordre.
Au début de l’année 1967, les provos émigrent vers un autre quartier de la ville. Ils choisissent, cette fois, les escaliers d’une église. Parvenus à hisser un drapeau blanc où se dessinent la pomme et, en toutes lettres, provo, ils font brûler une botte de paille. L’attention des passants est attirée. Un provo en profite pour exhorter les gens à protester contre la guerre au Vietnam, contre la déclaration de Spellman, ce cardinal militariste et jusqu’au-boutiste. On distribue des tracts ; le public réagit favorablement, sauf un quidam pris à partie par des promeneurs. Le provo, chargé de la surveillance du feu, est arrêté par les gendarmes, ainsi que deux distributeurs de tracts. Surgissent un car et la voiture des pompiers ; les hommes de l’ordre en restent penauds, mais n’hésitent cependant pas à pénétrer dans l’église, à la recherche d’un provo qui s’y est réfugié. Ils entrent, matraque à la main et sans se découvrir… ce qui provoque l’indignation des croyants. Ils s’en retournent bredouilles mais se vengent en arrêtant une dizaine de personnes, toutes étrangères aux provos.
Ainsi, de happening en happening, les provos attirent l’attention des promeneurs du samedi, sur les problèmes de l’heure et sur l’essentiel de ce qu’il faut penser. Leurs faits et gestes ont-ils une valeur d’enseignement ? On ne peut le contester, puisqu’ils attirent chaque fois l’attention sur un tas d’idées trop souvent ignorées du grand public.
En éveillant ainsi les esprits, ils aident à réfléchir et dans la faillite morale autant que matérielle, dans laquelle surnagent les individus, ces éléments subversifs affirment vouloir vivre sans contrainte religieuse et politique.
Ils réagissent contre le pouvoir, dissolvant de l’individu, font fi des traditions et proclament qu’ils « défient le pouvoir par leur anarchie et leur indépendance ».
Ils se dressent contre la guerre, toutes les guerres, et ce défi au pouvoir reste leur sauvegarde, car le pouvoir, l’armée, c’est Hiroshima et Nagasaki.
Qui songerait à leur nier le droit à l’existence ?
Non violents, les provos-révos poursuivent leur propagande avec des hauts et des bas, et c’est humainement normal. Ils font leur expérience de la vie. Le public doit les encourager, au lieu de passer indifférent, en souriant, sans plus.
Hem Day
Le jeu de la guerre froide
Le 21 novembre, à 18 h 30, dans un vaste marché en plein air de Stockholm, les passants furent surpris d’assister à une bataille entre deux groupes de personnes (de 25 chacun) – des « communiste » portant des brassards rouges et des « capitalistes » portant des brassards bleus. Ils avançaient l’un vers l’autre, montrant leurs poings et criant entre autres, les bleus : « À bas le communisme » et les rouges : « À bas le capitalisme ».
Chaque groupe portait avec lui une grosse « bombe » couleur argent et, à un moment donné, les bombes furent lancées vers l’«armée » opposée. Il y eut une petite explosion et les deux groupes tombèrent morts. On entendit de la musique. Roland Von Malmborg chantant une version suédoise des « Maîtres de la guerre » de Bob Dylan et une fille de dix-huit ans, habillée en deuil, vint poser une couronne aux pieds des massacrés, avec écrit dessus : « Pour ceux morts à la guerre atomique. »
Après quelques minutes, les « morts » furent relevés par la police qui venait disperser ce rassemblement illégal, mais qui arrivait trop tard – la bataille était terminée. Celle-ci avait été montée avec succès par Provie, un nouveau groupe à Stockholm, prenant modèle sur les Provos d’Amsterdam. Ce fut leur premier happening – un rappel bien à propos de la guerre froide.
Le public qui assistait et le journaliste qui interrogeait les participants parurent tous deux acquis par la spontanéité de la manifestation. On lui consacra tout un reportage dans les journaux du matin et de l’après-midi du jour suivant. Étendus morts, nous apercevions un grand cercle de gens tout autour de nous, éclairés de temps en temps par les flashes des appareils photos. La police parut plutôt déroutée quand nous dîmes qu’aucun en particulier n’avait organisé la manifestation – un « communiste », étendu près de moi, lui raconta qu’elle était organisée par Kossyguine et Johnson. Une fois tout cela terminé, plusieurs discussions et conversations s’engagèrent entre les manifestants et le public qui restait là, curieux de voir ce dont il s’agissait. Pour une fois, il nous sembla avoir pris contact avec les gens d’une manière qui n’est pas possible lors de marches ou de meetings publics.
« Peace News »,
numéro 1588, du 2 décembre 1966.
Kay Oscarsson
— O —
Au théâtre conventionnel, les acteurs sont sur la scène et les spectateurs assis dans la salle ; le happening, mode d’expression artistique, se propose de briser ce dualisme parmi d’autres. Dans une manifestation conventionnelle, il y a d’un côté les participants (porteurs de chasubles ou de pancartes, distributeurs de tracts) et ceux qui regardent passer. Les happenings provos n’ont pas la même puissance que des happenings artistiques ; que ce soit pour des raisons d’ordre pratique ou pour toute autre raison, ils sont beaucoup plus simples – et cela n’en est que mieux si l’on considère le problème de la communication. Mais il y a un objectif commun : briser les barrières – être parmi des gens et essayer de faire en sorte que ces gens participent. Nous n’en sommes plus au stade du tract d’information, mais au stade du contact humain. Là se pose donc le problème de la communication. Le contact humain direct est une situation bénéfique. Le rôle du spectacle serait de faciliter cette communication, en utilisant le drame, la provocation, l’horreur, ou même, comme on le verra par la suite, la joie, l’amour. Il n’est pas dit que cela soit toujours particulièrement réussi ; il n’est pas dit que le public à qui l’on veut faire quitter ce rôle passif de public perçoive tout, Mais, en tout cas, il y a recherche dans ce sens.
Les bicyclettes blanches d’Amsterdam
Un des meilleurs exemples de provocation – « la provocation de l’autorité, de façon que celle-ci révèle sa véritable nature antisociale » – est sans nul doute le projet des bicyclettes blanches.
Celui-ci se présente comme une protestation contre la tyrannie de la circulation des voitures.
« La bicyclette blanche symbolise la simplicité et l’hygiène contre le faste et la saleté de l’auto autoritaire. »
Mais cette action – qui consista à peindre quelques bicyclettes en blanc et à faire savoir qu’elles se trouvaient à la libre disposition de quiconque – fut encore plus subtile.
« La bicyclette blanche est anarchiste. Tous ceux qui en auront besoin pourront s’en servir à condition de la laisser dans la rue après usage. La bicyclette blanche sera une provocation à l’adresse de la possession privée capitaliste. »
La police, évidemment, confisqua les bicyclettes sous le prétexte qu’elles étaient susceptibles d’être volées. Car une loi veut que toute bicyclette laissée dans la rue soit mise sous clef. Cette loi, qui vise à obliger les gens à protéger leurs véhicules, conduit à présumer que d’autres voleront votre bicyclette et signifie qu’il est illégal d’avoir confiance en ses proches (même si vous savez que cette confiance sera quelquefois mise à l’épreuve).
Un autre aspect de cette action fut donc d’exposer une conception des relations sociales basée sur la confiance et la responsabilité.
Toute la subtilité de cette action n’a probablement pas toujours été perçue. Toujours est-il que les provos – même si, par ailleurs, en tant que « mouvement », on peut être amené à faire des réserves – nous montrent là, et ils ne sont pas les seuls, une voie nouvelle pour les manifestations qui nous semble en progrès par rapport au style conventionnel.
Ainsi que l’écrit le chanteur de folk-songs américain Peter Seeger : « Ce qu’il y a de meilleur chez les provos d’Amsterdam est leur sens de l’humour. Vous avez entendu parler de leurs bicyclettes blanches. Lorsque la police les arrêta parce que la loi dit que toute bicyclette se doit d’être mise sous clef, ils mirent des cadenas à combinaison et peignirent les chiffres de la combinaison pour que tout le monde les voit. Plus tard, ils annoncèrent dans les journaux qu’ils distribueraient des tracts scandaleux à six heures un soir dans un certain endroit public. La police était au rendez-vous et dès que les provos se mirent à sauter et à danser dans le square, tenant à la main les feuilles de papier, ils furent promptement encerclés. Alors, un des policiers regarda le papier. Il était blanc des deux côtés. Les provos criaient gaiement : Faites votre propre tract ! Faites votre propre tract ! » (« Win peace and freedom thru non-violent action » : « Gagnons la paix et la liberté par l’action non violente », juillet 1967.)]