La Presse Anarchiste

Les diggers

Quand un petit groupe d’hommes com­men­ça à retour­ner (dig) la terre et à plan­ter sur les ter­rains com­mu­naux de St. Georges Hill dans le Sur­rey en 1649, ce fut le point culmi­nant et radi­cal des nou­velles forces de chan­ge­ment qui résul­taient de la Réforme dans l’Empire Ger­ma­nique. Car avec l’effondrement de la supré­ma­tie totale de l’Église romaine, ces nou­velles forces dépas­saient la révolte de Mar­tin Luther. La des­truc­tion de la rai­son d’être de l’omnipotence de l’Église condui­sit le peuple jugu­lé à mettre en ques­tion le pou­voir exer­cé par des formes autres de la struc­ture d’autorité en déca­dence. Ceci peut mieux se voir dans la révolte des pay­sans dans l’Empire ger­ma­nique ain­si que dans la Guerre civile anglaise. Car non seule­ment l’Église était mise en ques­tion, mais éga­le­ment les ins­ti­tu­tions de l’État et le sys­tème de la pro­prié­té des terres1Docu­men­ta­tion de base dans « La Paix créa­trice » (tome II) de Bar­thé­le­my de Ligt..

Les Dig­gers – ce petit groupe d’hommes ain­si connu – met­taient en ques­tion l’ordre exis­tant dans sa tota­li­té : ils avaient des griefs contre le cler­gé, les juges, les hommes de loi, le par­le­ment et les nobles. Ils reven­di­quaient que la terre com­mune, qui appar­te­nait au roi qui venait d’être exé­cu­té, soit remise au peuple. Le peuple pou­vait exploi­ter col­lec­ti­ve­ment les ter­rains com­mu­naux et éta­blir une répu­blique basée sur la coopé­ra­tion paral­lè­le­ment au sys­tème exis­tant. Les Dig­gers croyaient que leur sys­tème ferait preuve de tant de paix, de rai­son et d’amour que bien­tôt le pays tout entier se join­drait à eux. Ils ne voyaient aucune néces­si­té à vio­lence et refu­saient même de se défendre s’ils étaient attaqués.

Les Dig­gers avaient deux argu­ments dis­tincts pour leur cause, l’un reli­gieux et l’autre poli­tique. L’argument reli­gieux décla­rait que Dieu n’avait pas créé la terre comme la jouis­sance de quelques hommes seule­ment, mais plu­tôt comme une richesse com­mune, pour tous. La pro­prié­té de la terre avait été acquise, depuis Guillaume le Conqué­rant, par l’usage de l’épée – indi­rec­te­ment quand ce n’était pas direc­te­ment. Cette pro­prié­té de la terre basée sur le sang était immo­rale. Les Dig­gers croyaient que l’homme avait deux ins­tincts oppo­sés dans son esprit : la conser­va­tion de soi qui expli­quait l’avidité et la tue­rie, et la conser­va­tion de la com­mu­nau­té que repré­sen­taient le par­tage et l’amour. Agir mora­le­ment, cela signi­fiait une vie basée sur la conser­va­tion de la com­mu­nau­té. Les Dig­gers croyaient éga­le­ment que si les hommes vivaient à l’heure actuelle en accord avec le prin­cipe de conser­va­tion de la com­mu­nau­té, leurs mau­vais ins­tincts dis­pa­raî­traient à cause du pou­voir suprême de l’amour universel.

L’argument poli­tique des Dig­gers était que, puisque la terre com­mune appar­te­nait autre­fois au roi, elle appar­te­nait main­te­nant à tous ceux qui avaient com­bat­tu pour mettre fin à la monar­chie. Donc, puisque les masses popu­laires avaient com­bat­tu, ces masses avaient des droits quant aux anciennes pos­ses­sions royales. Il importe de remar­quer que Gerald Wins­tan­ley, le porte-parole prin­ci­pal des Dig­gers, mon­trait une ten­dance crois­sante à baser leur cause sur des argu­ments poli­tiques plus concrets, pen­dant l’histoire brève du mou­ve­ment. Le der­nier docu­ment impor­tant pro­ve­nant du mou­ve­ment Dig­ger fut un long appel de Wins­tan­ley à Oli­ver Crom­well qui appe­lait à la créa­tion en Angle­terre d’une répu­blique basée sur la coopé­ra­tion. Celui-ci com­pre­nait des pro­po­si­tions concrètes sur la manière d’organiser l’économie, les écoles, l’État et le sys­tème judi­ciaire. Il sou­te­nait la pro­prié­té pri­vée dans le cadre du foyer, la famille comme cel­lule sociale, le suf­frage uni­ver­sel chez les adultes, la pro­prié­té com­mune de toutes les terres de la Cou­ronne et des entre­pôts com­muns pour tous les produits.

Bien que les pre­miers Dig­gers n’aient pas réus­si dans leur but, leurs pen­sées ont sur­vé­cu par-des­sus trois cents années et réap­pa­raissent sous une forme remar­qua­ble­ment sem­blable. Sur­gis­sant d’un échange de bons pro­cé­dés entre la Nou­velle Gauche et l’ancienne « beat géné­ra­tion », une culture hip­py a fleu­ri à San Fran­cis­co fin 1965. Deux nou­veaux fac­teurs qui ont fait de cette semence hip­py un phé­no­mène très dis­tinct étaient : pre­miè­re­ment, un sen­ti­ment de com­mu­nau­té (accen­tué par des indi­vi­dus frus­trés par la Nou­velle Gauche), et deuxiè­me­ment, l’usage du LSD. Fran­chis­sant les dif­fé­rences éco­no­miques et sociales de beau­coup de ces Amé­ri­cains « alié­nés », pour la plu­part tout jeunes, une « géné­ra­tion de l’amour » nou­velle, tri­bale, prit racine dans Haight-Ash­bu­ry, dis­trict de cette ville. La nou­velle force, déchaî­née par le LSD, consti­tuait le fac­teur pre­mier d’unification d’un groupe qui s’étendait de la clique moto­cy­cliste des Hell’s Angels quel­que­fois vio­lents aux boud­dhistes Zen qui méditent. Cette nou­velle flo­rai­son fut au début amorphe, mais elle prit bien­tôt la forme d’une com­mu­nau­té bohème com­plète avec sa propre classe mar­chande : les mar­chands du « hip ».

La nou­velle com­mu­nau­té d’amour de Haight-Ash­bu­ry tirait ses membres prin­ci­pa­le­ment des rangs gros­sis­sants des jeunes gens « alié­nés » qui fai­saient éga­le­ment connais­sance avec le « voyage de l’amour » (« love trip »). Dans les rues de Haight-Ash­bu­ry, les conver­sa­tions se rem­plis­saient de paroles d’amour, et c’est alors qu’apparut sou­dai­ne­ment en automne 1966 un groupe s’appelant les Dig­gers. Ils com­men­cèrent par dis­tri­buer de la nour­ri­ture dans le parc local – nour­ri­ture don­née par des indi­vi­dus et récol­tée des sur­plus des mar­chés locaux. Le nou­veau groupe essayait éga­le­ment de four­nir le moyen de se loger aux jeunes en nombre crois­sant qui étaient convain­cus qu’ils crée­raient une nou­velle socié­té d’amour.

C’est un point impor­tant que les nou­veaux Dig­gers aient débu­té d’une manière sem­blable aux pre­miers Dig­gers – sim­ple­ment en mon­trant et en décla­rant qu’ils agis­saient en accord avec l’esprit d’un amour uni­ver­sel. Le fait que cet amour était basé en par­tie sur le LSD – et ne déri­vait pas de la Bible – n’est pas cru­cial. Les pre­miers Dig­gers se disaient éga­le­ment influen­cés par les idées mys­tiques, lors de leurs réunions religieuses.

Au début, la venue des nou­veaux Dig­gers était louée par la com­mu­nau­té hip­py au com­plet. Le « truc Dig­ger » de dis­tri­buer des choses se répan­dit dans la com­mu­nau­té – et au-delà, dans les écoles et les uni­ver­si­tés de la ville. Lorsqu’on cir­cu­lait dans Haight-Street et que l’on voyait les gens dis­tri­buer des fleurs, des fruits et des sucre­ries, il y avait dans l’atmosphère une nou­velle force, puis­sante. Les Dig­gers, en un sens, deve­naient une nou­velle men­ta­li­té, à l’opposé de la men­ta­li­té mar­chande, rapace du capi­ta­lisme indus­triel. La posi­tion morale des Dig­gers n’a pu être vue en fait qu’après qu’ils eurent été éjec­tés de divers endroits par la police et le dépar­te­ment de la san­té, et après qu’une église du voi­si­nage eut don­né le béné­fice d’une cui­sine et d’un bureau. Ils furent bien­tôt consi­dé­rés comme la par­tie de la com­mu­nau­té la plus belle et ils com­men­cèrent à être éti­que­tés par quelques-uns comme un « Ser­vice de la Com­mu­nau­té ». C’est à ce moment qu’eut lieu une inévi­table rup­ture, car les Dig­gers ne dési­raient pas être un Ser­vice pour la com­mu­nau­té – ils vou­laient que la com­mu­nau­té elle-même soit basée sur cette nou­velle men­ta­li­té. Un conflit écla­ta entre les Dig­gers et les mar­chands du « hip ».

Il était clai­re­ment évident que les mar­chands s’enrichissaient sans aider les hip­pies dans les rues, beau­coup d’entre eux étaient à la charge des Dig­gers. A un mee­ting, un des Dig­gers les plus en voix deman­da pour­quoi, s’ils consti­tuaient un Ser­vice pour la com­mu­nau­té, trou­vaient-ils si dif­fi­cile d’obtenir de l’aide de la part de la com­mu­nau­té. Ils sou­hai­taient voir la mon­naie uti­li­sée pour ache­ter de la place pour les gens – de la place pour vivre, de la place pour s’agrandir, de la place pour créer le nou­veau monde. De tels buts s’opposaient à ceux des mar­chands, l’esprit aux affaires. Une faille se déve­lop­pait à tous les niveaux.

Pen­dant ce temps, la magie des Dig­gers leur valut deux fermes qui sont main­te­nant ins­tal­lées dans le but de four­nir de la nour­ri­ture à l’avenir aus­si bien que comme colo­nies de la liber­té. En avril 1967, le mou­ve­ment fran­chit une bar­rière eth­nique en éta­blis­sant au cœur du ghet­to noir un Maga­sin Libre des Noirs (« Black Man’s Free Store »). Ce fut à ce moment – avec l’installation de maga­sins libres dans la com­mu­nau­té noire et dans Haight-Ash­bu­ry, avec le début des fermes et la rup­ture avec les mar­chands – que les Dig­gers reprirent la voie de Wins­tan­ley en met­tant l’accent sur des faits poli­tiques concrets. Ils par­laient main­te­nant de la néces­si­té de quelque révo­lu­tion – et spé­cia­le­ment dans le Black Man’s Free Store le tra­vail est envi­sa­gé comme le début d’une révolution.

Ce nou­veau style peut être mieux rela­té en se réfé­rant à la conclu­sion d’un tract dig­ger dis­tri­bué au début mai 1967 : « … Le bel amour est un seau d’eau sale et nous sommes les enfants qui en ont conscience, mais notre cou­rage ne s’est pas encore mani­fes­té à l’intérieur de notre com­mu­nau­té flot­tante. Nous avons rabroué les mar­chands, les emmer­deurs, les arri­vistes, et nous nous sommes assis, et c’est tout comme avant, et il n’y a rien de nou­veau sous le soleil, et la nour­ri­ture gra­tuite semble long­temps être venue parce que nous jouons au jeu des années 30, parce que nous sommes les nou­veaux pleur­ni­cheurs, et les larmes de James Dean ont fina­le­ment pris racine dans une série de cabales aux besoins faibles et super­fi­ciels qui attendent quelqu’un pour prendre soin de leur mode de vie… quelle révolution. »

Ceci ne sous-entend pas que les Dig­gers renoncent à l’amour. Et même il y a plus d’amour main­te­nant qu’auparavant. Mais ils deviennent davan­tage conscients de la force du capi­ta­lisme indus­triel dans la com­pé­ti­tion depuis qu’il menace leur propre com­mu­nau­té. Cette conscience fut démon­trée lorsque quatre indi­vi­dus liés aux Dig­gers, cha­cun d’un quar­tier dif­fé­rent de San Fran­cis­co, envoyèrent une lettre à l’administration de la ville – lettre fai­sant écho à la requête de Wins­tan­ley et deman­dant un sys­tème de libres entre­pôts ren­floués dès que vides. La lettre arguait que notre sys­tème indus­triel est capable de nour­rir qui­conque s’il est orga­ni­sé dans cette inten­tion, et elle décla­rait qu’il s’agissait d’une néces­si­té morale et psy­cho­lo­gique. Lisant ce tract dans le Black Man’s Free Store, fixant à tra­vers la fenêtre les pros­ti­tuées qui ven­daient leurs corps (de beaux corps noirs par un après-midi enso­leillé), je réa­li­sais que de tels chan­ge­ments étaient bien néces­saires. Mais les Dig­gers ne pou­vaient seuls les accom­plir. Il fau­drait une alliance mas­sive des jeunes « alié­nés » et de la gauche politique.

Cepen­dant, les Dig­gers conti­nuent à tra­vailler dans leur direc­tion – à tra­vailler à tra­vers l’intermédiaire de l’amour, ain­si que l’illustrait le dia­logue sui­vant enten­du dans le Black Mans Free Store, alors qu’il ouvrait, en avril :

Rem­brandt (un peintre d’enseignes pas­sant par-là) : Je vois, mecs, que vous ouvrez un maga­sin. Vou­lez-vous faire peindre une enseigne ?

Roy (un ancien « com­bat­tant de la liber­té » au Mis­sis­sip­pi, main­te­nant l’organisateur du maga­sin) : Oui ; c’est un maga­sin gra­tuit, aus­si ne pou­vons-nous pas te payer, mais si tu veux peindre une enseigne… tu vois, nous dis­tri­buons des choses.

Rem­brandt : Je ne donne jamais rien et per­sonne ne m’a jamais don­né quoi que ce soit.

Roy : Per­sonne ne t’a jamais don­né quelque chose ?… Regarde cette boîte de pein­tures au pis­to­let – si tu peux les uti­li­ser, elles sont à toi. As-tu de l’argent ? Voi­ci trente sous pour payer le bus.

Rem­brandt : Je ne com­prends pas. Qu’est-ce que vous faites ici, mecs ?

Roy : Regarde ce grand maga­sin d’appareils et de mobi­lier de l’autre côté de la rue, avec ce pan­neau indi­quant qu’on encaisse les bons d’achat ? Bien, c’est là où vont tous les gens qui vivent avec ces bons… Je les y ai conduits moi-même. La femme qui tient la bou­tique est venue ici il y a un moment deman­der ce que nous fai­sions. Quand je lui ai dit que nous éta­blis­sions un maga­sin gra­tuit, elle me dit que je me trou­vais dans un mau­vais coin – que nous n’avions pas besoin d’un maga­sin gra­tuit ici. Elle dit que je devais aller à Haight-Ash­bu­ry. Alors elle s’excita vrai­ment et dit que nous ne pou­vions pas faire ceci ici et qu’elle l’empêcherait. Oui, nous nous pro­po­sons de dis­tri­buer ici des choses de sorte que les gens qui vivent des bons d’achat puissent avoir assez d’argent pour vivre mieux que main­te­nant. C’est le début d’un mou­ve­ment révolutionnaire.

Rem­brandt : Je vois. Pour­quoi est-ce que je ne pein­drais pas une belle et grande enseigne sur la vitre disant : « Guet­tez notre grand jour d’ouverture » et j’écrirais : « Nour­ri­ture, vête­ments et appa­reils gra­tuits » – ceci effa­re­ra vrai­ment la femme.

Rem­brandt (après avoir peint) : Écoute, j’ai un camion que je peux emprun­ter, aus­si je retour­ne­rai, je vous don­ne­rai un coup de main et je vous aide­rai à trans­por­ter quelques affaires.

(Il s’en va.)

Roy : Il a réel­le­ment réus­si son truc, n’est-ce pas ? Aviez-vous creu­sé le ter­rain ? Nous avons ame­né ce malin à faire son truc et il l’a fait, tiens, il l’a vrai­ment fait.

Alex For­man
(« Anar­chy », numé­ro 77, juillet 1967.)

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    Docu­men­ta­tion de base dans « La Paix créa­trice » (tome II) de Bar­thé­le­my de Ligt.

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