La Presse Anarchiste

Le toboggan

Le toboggan

Allons, le monde vient de s’in­staller dans le
tobog­gan au bout duquel l’at­tend un lac de sang.
(F. Quili­ci, La Bataille, 29 sep­tem­bre 1948.)

Cette cita­tion résume d’une manière sai­sis­sante la sit­u­a­tion inter­na­tionale. L’hori­zon est noir. Ce n’est pas le moment de pra­ti­quer la poli­tique de l’autruche, de nous men­tir à nous-mêmes, ou d’at­ten­dre le salut d’un miracle.

La deux­ième guerre mon­di­ale s’est ter­minée dans la plus extrême con­fu­sion. Des accords avaient été signés durant les hos­til­ités ― accords dont les ter­mes sont à peu près ignorés — où cha­cun des alliés pre­nait posi­tion et croy­ait assur­er ses lende­mains. Cette asso­ci­a­tion dis­parate, pure­ment mil­i­taire, s’est effritée. Elle a fait place à deux blocs représen­tant deux con­cep­tions poli­tiques et économiques qui ne sauraient se faire de con­ces­sions et qui, c’est évi­dent, n’ont pas la moin­dre inten­tion de s’en faire.

Que ceux qui cul­tivent encore l’il­lu­sion suiv­ent atten­tive­ment les débats actuels à l’O.N.U. Ils seront édi­fiés. Que M. Vychin­sky pro­pose le désarme­ment, M. Mar­shall a la riposte. facile, mais si ce dernier pro­pose la lev­ée du blo­cus de Berlin. son antag­o­niste ne l’a pas moins. Cha­cun se jette à la tête les divers prob­lèmes insol­ubles qui se posent et le Monde va tout douce­ment à la cat­a­stro­phe parce que les dirigeants des deux blocs sont per­suadés qu’il en est un de trop et que la force en défini­tive résoudra les questions.

Cela est si vrai que per­son­ne ne songe à inve­stir des fonds dans la recon­struc­tion, si ce n’est pour les usines d’arme­ment, telle­ment la chose paraît inutile.

Une gerbe de nou­velles ras­sur­antes, dans les quelques semaines qui vien­nent de pass­er, suf­fit si c’é­tait néces­saire pour soulign­er le danger.

L’An­gleterre a arrêté la démo­li­tion des abris anti-aériens, elle recon­stitue sa Home Fleet et pro­longe le main­tien sous les dra­peaux des mil­i­taires qui devaient être libérés. La France s’ap­prêterait à en faire de même pour les siens et sac­ri­fie 400 mil­liards ― le tiers de son bud­get ― à la soi-dis­ant Défense Nationale au moment où le déficit, sans cesse gran­dis­sant, oblige le Gou­verne­ment à don­ner un Xème tour de vis fis­cal. Et comme il sait très bien qu’il eût trou­vé facile­ment les mil­liards indis­pens­ables en réduisant ses arme­ments, la sim­ple con­stata­tion qu’il n’en a rien fait prou­ve que ce n’est point son inten­tion et qu’au con­traire des raisons par­ti­c­ulières lui dictent sa conduite.

Les États-Unis, eux, envoient en Méditer­ranée plusieurs escadres et sou­ti­en­nent en Grèce et en Espagne une poli­tique assez curieuse pour une démoc­ra­tie. Quant à son prési­dent il n’hésite pas à déclar­er qu’a­vant qua­tre ans nous serons fixés sur l’éven­tu­al­ité d’une troisième guerre mon­di­ale. L’U.R.S.S., qui a adop­té la posi­tion de l’a­gressée à per­pé­tu­ité, out­re la résis­tance pas­sive qu’elle oppose à tous les plans con­cil­i­a­teurs, ne reste pas, inac­tive lorsqu’il s’ag­it de brouiller les cartes. Exer­ci­ces de D.C.A. dans le couloir aérien de Berlin et réu­nions répétées des lead­ers des divers­es « démoc­ra­ties pop­u­laires » se syn­chro­nisent avec l’ac­tion des par­tis com­mu­nistes européens qui tirent — sans jeu de mots — à boulets rouges sur le plan Marshall.

Soyons com­plets en par­lant d’une Europe occi­den­tale qui « s’or­gan­ise », c’est-à-dire qui met au point un sys­tème mil­i­taire très étudié, durant que des exer­ci­ces « pra­tiques » ensanglantent la Pales­tine, la Grèce, l’In­donésie, la Chine et l’Indochine.

Et, pen­dant ce temps, que font, en France, les futures vic­times ? S’or­gan­isent-elles pour résis­ter, en accord avec celles des autres pays, à toute ten­ta­tive qui les enver­rait à nou­veau sur les champs de bataille ?

Ce serait bien mal con­naître nos conci­toyens. Le Français, out­re la recherche du bifteck quo­ti­di­en, la défense de son salaire lorsqu’il tra­vaille, ou de ses béné­fices lorsqu’il fait tra­vailler les autres, trou­ve le temps de se pas­sion­ner pour les élec­tions can­tonales. C’est bouf­fon, mais c’est ain­si. On a assisté durant des mois, au Palais-Bour­bon, à une petite guerre par­lemen­taire tout à fait dans la tra­di­tion. La presse a exalté le courage des com­bat­tants et engage ses lecteurs à pren­dre par­ti dans un sens ou dans l’autre. Puis, un beau jour, des coups de revolver ont éclaté à Greno­ble et le sang a coulé.

Sérieuse­ment, à moins d’être pos­tu­lant et d’y être intéressé directe­ment, peut-on con­cevoir que le bul­letin de vote puisse nous sor­tir du pétrin où nous sommes enfon­cés jusqu’au cou ? Faut-il refaire le procès du par­lemen­tarisme après tous les déboires dont il a abreuvé ses supporters ?

Doit-on encore dire sa mal­fai­sance et démon­tr­er qu’il est vain et corrupteur ?

Ce serait chose facile, mais la désaf­fec­tion des électeurs eux-mêmes lors des derniers scruti­ns nous en dis­pense. Soix­ante-dix ans de pro­pa­gande sur la farce du suf­frage uni­versel ont eu sans doute moins d’ef­fet que l’é­cla­tante démon­stra­tion d’im­puis­sance don­née à deux repris­es lorsqu’il s’est agi de pren­dre des mesures graves, en des cir­con­stances dramatiques.

Lorsque l’en­jeu des débats par­lemen­taires tourne autour d’une ques­tion de pré­dom­i­nance pour les par­tis, du vote d’un bud­get plus ou moins ban­cal, d’amélio­ra­tions à apporter dans les admin­is­tra­tions ou autres prob­lèmes de cette espèce, les représen­tants du peu­ple s’en tirent sans grand dom­mage et tant pis pour le con­tribuable. Mais lorsque les événe­ments dépassent en grandeur le petit train-train habituel, il en va tout autrement.

Rap­pelons 1914. Des élec­tions générales s’é­taient déroulées au mois de mai, faisant pénétr­er au Palais-Bour­bon une majorité écras­ante de députés élus sur un pro­gramme net­te­ment axé con­tre la guerre. Vic­toire de la paix ! s’écria alors toute la presse. Deux mois plus tard, tous ces par­lemen­taires « paci­fistes » approu­vèrent unanime­ment l’en­trée de la France dans cet atroce con­flit qui devait dur­er qua­tre longues années et dont la deux­ième grande guerre est sortie.

Rap­pelons 1940. Le Mas­sil­ia, les séances à Vichy où une majorité apeurée, désem­parée, inca­pable, s’a­ban­don­na, favorisa les maquignon­nages de Laval et instal­la Pétain au pouvoir.

Aujour­d’hui, que peut-on atten­dre de l’ap­pel au pays ? Va-t-on raisonnable­ment penser qu’il se déjugera et don­nera à l’un des con­cur­rents une vic­toire déci­sive ? Même pas. Des sondages sérieux, le référen­dum déguisé du tim­bre de Gaulle lui-même, prou­vent le con­traire. Légère dévi­a­tion à droite ou à gauche des bul­letins de vote ; quinze à vingt sièges gag­nés d’un côté, une dizaine de l’autre avec un cen­tre sans doute dimin­ué mais qui restera tou­jours l’ar­bi­tre de la sit­u­a­tion, voilà tout au plus ce qui peut résul­ter d’une dissolution.

Et cha­cun sait bien que cette gym­nas­tique élec­torale n’est qu’un pré­texte à agi­ta­tion ; que les deux par­tis qui espèrent rassem­bler le plus de voix ont d’autres moyens en réserve et que l’un et l’autre comptent sur la vio­lence pour arriv­er à leurs fins. C’est bien ce qu’ont com­pris les 40 % d’électeurs qui n’ont pas jugé bon de se déranger la dernière fois.

La vérité, voyez-vous, c’est qu’il n’y a pas de solu­tion, dans le cadre des régimes que l’on nous pro­pose. Une dic­tature de droite ou de gauche ne peut rien arranger. Elle dur­era plus ou moins longtemps, comme durent les dic­tatures depuis les débuts de l’hu­man­ité, et s’écroulera comme les autres et dans les mêmes conditions.

Si nous voulons sor­tir défini­tive­ment de l’im­passe, il faut regarder la sit­u­a­tion avec lucid­ité, con­venir de nos erreurs et pren­dre une autre route.

L’au­torité a régen­té le monde depuis des siè­cles ; elle a fait fail­lite. Ça crève les yeux. Alors faisons con­fi­ance à la lib­erté. Non point à cette lib­erté « dirigée » que des malins nous pro­posent, mais à la lib­erté réelle qui exclut le règne de l’ar­gent et la poigne de l’État.

Mais dépê­chons-nous, car nous sommes instal­lés dans le toboggan !

Lou­vet