La Presse Anarchiste

Et circenses

Notre époque, il est à peine besoin de le dire, est excep­tion­nel­le­ment trou­blée. Les remous que pro­voquent les années de guerre, le bou­le­ver­se­ment qui s’en­suit, ont créé un état de confu­sion et de dés­équi­libre au tra­vers duquel cha­cun s’es­saie vai­ne­ment à retrou­ver quelque stabilité.En de sem­blables conjonc­tures, l’His­toire en témoigne, les foules conster­nées n’es­pèrent plus de salut qu’en un homme pro­vi­den­tiel. Là où les sys­tèmes poli­tiques axés sur le libé­ra­lisme, sur la dis­cus­sion et le droit de cha­cun à l’o­rien­ta­tion de la socié­té sont en défaut, il leur semble que seul un être pré­des­ti­né, mes­sie, César ou füh­rer, soit en puis­sance de remettre les choses en ordre.

Mon des­sein n’est pas d’a­na­ly­ser ici, à la faveur de paral­lèles his­to­riques, ce que cette croyance peut com­por­ter de fal­la­cieux. Mais contraint trop fré­quem­ment, et cette fois encore, de subir la volon­té du plus grand nombre, me bor­ne­rai-je, exa­mi­nant réa­lis­te­ment la situa­tion, à sup­pu­ter l’événement.

Si les temps sont mûrs pour un pou­voir per­son­nel, encore faut-il que le per­son­nage pro­mis à l’exer­cer existe, qu’il prenne conscience de sa mis­sion et que ceux qui, demain, se cour­be­ront devant sa loi, le recon­naissent dès maintenant.

Or, l’homme capable de ral­lier les enthou­siasmes, l’homme pour qui chaque citoyen de ce pays vibre d’ad­mi­ra­tion et de gra­ti­tude, l’homme qui peut bri­ser la gangue des égoïsmes par­ti­cu­liers, res­sus­ci­ter la confiance et faire renaître dans toutes les classes le sens de la patrie, du social, de la gran­deur et de la foi est là, vivant et bien vivant. Qu’il le sache, qu’il ose, il vain­cra. Parce qu’il est le plus fort, comme disait l’autre qui avait le sens des for­mules sinon celui du ridicule.

Tout récem­ment on a pu mesu­rer l’emprise morale de ce héros sur ses conci­toyens et la faveur dont ils l’en­tourent, laquelle dépasse la simple popu­la­ri­té. Plus d’un mil­lion de per­sonnes se sont ruées sur son pas­sage pour l’ac­cla­mer. Il a tra­ver­sé Paris en triom­pha­teur, debout dans une voi­ture décou­verte, répon­dant aux vivats par un geste de ses bras mi-ployés. Son mérite n’est pas mince. Pour n’a­voir pas déses­pé­ré aux sombres jours de la défaite de Bel­gique, il a fran­chi les mers et rame­né la vic­toire dans notre camp. Tant de valeur appelle l’ad­mi­ra­tion una­nime et jus­ti­fie la liesse de cette foule récon­ci­liée dans son ado­ra­tion. Lui seul, sans déchi­re­ment, peut demain s’in­ves­tir au plus haut poste. Ses suc­cès, sa gloire et l’in­tense exal­ta­tion que son seul nom pro­voque en sa patrie lui dictent ce devoir sublime.

Cet homme, vous l’a­vez recon­nu, c’est Mar­cel Cerdan.

― O ―

J’en­tends bien qu’on va me taxer de fan­tai­siste et juger mon pro­pos peu sérieux. Qu’on y réflé­chisse. Si les hommes ont les maîtres qu’ils méritent, tout désigne un boxeur pour diri­ger nos contem­po­rains. Les poli­ti­ciens sont usés. Les mili­taires, après leurs prouesses de 39 — 40, appar­tiennent désor­mais au genre bouf­fon. Nous sommes à l’âge du sport et il faut vivre avec son temps.

Et puis toute autre solu­tion est impar­faite. Les Fran­çais cherchent un homme. De Gaulle en satis­fait la moi­tié et met l’autre en fureur. Tho­rez, par corol­laire, par­vient au même résul­tat, en inver­sant les moi­tiés. Cer­dan trouve ses fer­vents dans les deux camps. Avec lui, on fait l’é­co­no­mie d’une guerre civile. Le fait n’est pas négligeable.

― O ―

Mais, ces­sons d’en rire. Aus­si bien l’his­toire ne contient-elle pas qu’un aper­çu comique. Il reste la consta­ta­tion amère qu’en notre siècle, ce qui pas­sionne le public dans son ensemble et son tré­fonds, c’est une belle brute, velue comme un gorille, ignare comme un gen­darme et vir­tuose en l’art d’assommer.

Déjà, après l’autre guerre, le même engoue­ment avait sai­si les masses qui ont déli­ré devant Carpentier.

Je veux bien que la boxe est un sport, que dans la gamme on éti­quette même le sport « noble ». Encore que l’homme de goût, devant le faciès de ses pro­ta­go­nistes reste ten­té de cher­cher ailleurs quelque teinte d’a­ris­to­cra­tie. Je sais bien aus­si que des ini­tiés pré­tendent qu’il ne s’a­git pas d’un jeu exclu­si­ve­ment bru­tal. Que de la beau­té se révèle, et de l’é­lé­gance, dans la sou­plesse de l’es­quive, la pré­ci­sion du coup déco­ché, la rapi­di­té d’at­taque et de parade de deux ath­lètes puissants.

Mais là n’est pas ce qui sus­cite la fré­né­sie de la majo­ri­té. Il suf­fit de vivre l’at­mo­sphère d’un match, de suivre dans le spec­tacle et les cla­meurs des fer­vents ce qui les exalte pour se per­sua­der qu’au contraire c’est la brute qui les enthousiasme.

« Vas‑y ! », « Sonne-le ! », « Crève-le ! », spé­ci­mens choi­sis des apos­trophes que les sup­por­ters hurlent aux com­bat­tants, alter­nées avec les quo­li­bets féroces à l’a­dresse du vaincu.

Exci­tés, mis hors d’eux-mêmes et des règles mêmes de leur jeu, les cham­pions s’en­fièvrent à cette rumeur furieuse et la joute dégé­nère dans la sau­va­ge­rie. Le sang coule des lèvres tumé­fiées, des arcades sour­ci­lières fra­cas­sées et l’on s’ap­plique à cogner sur ces plaies ouvertes, cepen­dant que la salle tré­pigne d’al­lé­gresse. Fré­né­tiques, les « spor­tifs » exultent, depuis le débi­tant ven­tru qui hisse labo­rieu­se­ment son obé­si­té sur la ban­quette pour ne rien perdre du coup d’œil, jus­qu’à l’ar­pète poi­tri­naire qui brûle son res­tant de pou­mons à encou­ra­ger son favori.

Qu’y a‑t-il de noble dans tout cela ?

― O ―

À cet engoue­ment pour un spec­tacle avi­lis­sant, ne manquent pas de s’a­jou­ter les mani­fes­ta­tions d’une effa­rante sot­tise. La lec­ture de la presse, et pas seule­ment spé­cia­li­sée, durant les quinze jours qui pré­cé­dèrent le match Cer­dan-Zale, est édi­fiante. Le paroxysme fut natu­rel­le­ment atteint le jour même du com­bat où la pas­sion devint hys­té­rie. Pho­to­graphes et ciné­ma furent mobi­li­sés et la radio por­ta en pleine nuit dans chaque demeure l’é­cho de l’up­per­cut. Aucun détail n’a­vait été lais­sé dans l’ombre. Cha­cun sut que la famille Cer­dan était à l’é­coute à l’autre bout du monde (à l’ex­cep­tion tou­te­fois du grand-père car­diaque qu’on contrai­gnit affec­tueu­se­ment à gar­der la chambre) et que Mme Cer­dan ponc­tuait chaque direct de son époux d’un fervent signe de croix.

Car Dieu lui-même eut sa part dans cette affaire et la reli­gion y fut bien por­tée. Les boxeurs sont gens bien-pen­sants. Zale assiste, paraît-il, à la messe tous les matins et on nous assure qu’a­vant chaque com­bat il s’a­ge­nouille sur le ring pour une ultime prière. Quant à Cer­dan, il fit le match de sa vie avec une médaille de sainte Thé­rèse cou­sue dans sa culotte. Du haut de son para­dis, la petite sainte a dû en rou­gir de plai­sir et de confusion.

Du reste, tout est tou­chant, dans cette his­toire, depuis ces pieux témoi­gnages jus­qu’à l’é­mou­vant esprit de famille des Cer­dan. L’é­pouse anxieuse à son poste de radio, le frère qui tra­verse les Amé­riques en éclair pour étreindre son cadet, et le télé­gramme que dépêchent in extre­mis les deux enfants du héros. « Frappe fort, papa ! » trans­mettent par-delà les mers ces ange­lots aux têtes bou­clées. Comme c’est atten­dris­sant et qu’on les embras­se­rait ces ché­ru­bins chez qui de sages édu­ca­teurs cultivent de si déli­cieux instincts !

Et la foule se gar­ga­rise de cette stu­pi­di­té et de ce mau­vais goût. Le ther­mo­mètre de l’a­bru­tis­se­ment pla­fonne à des hau­teurs ras­su­rantes pour les gou­ver­ne­ments. Panem et cir­censes ! Quel pro­grès depuis deux mille ans ? Poète, savant, cher­cheur, rien n’existe devant le gladiateur.

Il n’y a pas d’argent pour nour­rir des gosses affa­més, pas d’argent pour loger des sans-abri, pas d’argent pour les labo­ra­toires et les hôpi­taux, mais on trouve faci­le­ment cent mil­lions à don­ner en par­tage à deux brutes pour se mar­te­ler le visage pen­dant qua­rante minutes. Voi­là qui éclaire sur le degré d’in­tel­li­gence d’un peuple et donne la mesure de la civilisation.

Quel gou­ver­nant avi­sé sau­ra tirer la quin­tes­sence du sport à des fins poli­tiques ? Le pro­gramme est simple. Un Tour de France tous les trois mois, trois cents grammes par jour de pain en suc­cé­da­né de farine et par inter­valles un match de boxe ou de catch as catch can avec mise à mort. Un sys­tème de rou­le­ment, facile à éta­blir per­met­trait à chaque citoyen d’as­sis­ter à tour de rôle, contre remise du ticket BK de la feuille den­rées diverses, à ce tour­noi natio­nal. C’est plus qu’il n’en faut, sans heurt et sans dom­mage, pour pré­ve­nir les révolutions.

Mau­rice Doutreau.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste