La Presse Anarchiste

Cinéma ou l’art de tutoyer le miracle

Cinéma ou l’art de tutoyer le miracle

Au début du ciné­ma, le prob­lème indus­triel ne se posait guère. Un orig­i­nal dévidait son moulin à café pour fix­er sur une géla­tine quelque scène famil­iale, un épisode — on ne dis­ait pas encore une séquence — de la revue de Longchamp ou les fusil­lades du Fort-Chabrol. Un embry­on d’in­dus­trie à la sauvette vagis­sait dans le bric-à-brac d’une cour, à la Vil­lette ou à Boulogne. Des mar­rants à cas­quette anglaise et mous­tach­es en croc enreg­is­traient la sil­hou­ette sautil­lante de ce qu’ils igno­raient être la Belle Époque. D’autres touche-à-tout de même poil s’ex­erçaient pen­dant ce temps-là à dou­bler la Tour Eif­fel sur des cages à poules.

Mil neuf cent ! On se nour­ris­sait d’a­vant-guerre sans s’en douter.

Mais les tech­niques sont venues avec des airs de tout avaler. Tech­niques en tous gen­res ; l’ex­plo­sive (la guerre), l’é­conomique (le chô­mage) avec pour con­séquences la bagarre com­mer­ciale, la con­cur­rence et ses féroc­ités dis­tin­guées. L’Apoc­a­lypse étant motorisée, il fal­lait bien lui trou­ver un con­tre­poids fab­uleux. Il devint urgent de pour­voir à l’imag­i­na­tion du Monde.

En moins de quinze ans, dix mil­lions de toiles blanch­es, sur tous les con­ti­nents, retrou­vaient, exactes au ren­dez-vous du same­di soir, deux mil­liards de paires d’yeux. C’é­tait gag­né. Le ciné­ma s’im­po­sait avec une rapid­ité foudroy­ante comme le grand pour­voyeur du rêve mon­di­al, le super­flu vital no1.

Aujour­d’hui Lon­dres, Hol­ly­wood, Joinville, Nice, Rome, Tokio, Moscou, villes pel­lic­u­laires — ô Ver­haeren ! ― débobi­nent de l’il­lu­sion à des cadences frénétiques.

Le monde entier est pris­on­nier de sa nou­velle lit­téra­ture d’évasion.

― O ―

Il est dit que toutes les races et toutes les class­es en mangeront, jaunes, rouges, blancs, tra­pus, longs, osseux, obès­es, civils, mil­i­taires, ouvri­ers, patrons, affran­chis, caves, vieilles filles ou midinettes, tout ce qui respire, aime, pue, souf­fre, jouit, se cherche ou se fuit, vien­dra touch­er machi­nale­ment sa répar­ti­tion de poésie industrielle.

C’est le mir­a­cle, en forme d’arith­mé­tique, du dénom­i­na­teur commun.

Mir­a­cle à tous les étages. Et le plus authen­tique n’est pas celui qui nous mon­tre l’ex­tase des mil­lions de fidèles. Le plus futé mir­a­cle est bien que les hommes d’af­faires s’y soient lais­sé pren­dre tout comme le trafi­quant de cocaïne est par­fois le pre­mier intox­iqué. C’est que le nou­veau mon­stre a des séduc­tions irré­sistibles. Nous sommes loin des richess­es lugubres de l’u­sine, des der­ricks pat­i­bu­laires de l’or noir. Le ciné­ma draine une part copieuse de la for­tune mon­di­ale sans se salir. C’est un mon­stre artiste qui promène au son d’un orchestre géant ses Olym­pes por­tat­ifs bour­rés de jolies femmes, d’éphèbes ravis­sants, d’homme de let­tres, de salons, de par­fums sub­tils et de con­ver­sa­tions choisies.

Drôle­ment ten­tant tout cela.

La ruée, donc, fut mémorable. Les témoins assistèrent à une espèce de Marathon des intu­itifs, bien décidés à met­tre le Par­adis en lotisse­ment. Voilà qui vous changeait des poésies sub­al­ternes nées de la vente ambu­lante de la cac­ahuète ou du Boukara mécanique. L’ivresse de la puis­sance dans la pho­togénie. L’ar­gent d’abord, certes, mais aus­si son pro­pre nom proclamé en let­tres de feu aux qua­tre coins de la machine ronde (mir­a­cle géométrique, celui-là.), les com­men­taires respectueux de la gent écrivante, le mag­né­si­um à la descente du Clip­per, la fac­ulté d’en­jam­ber des déess­es, la gloire en un mot, dont le souf­fle enivrant vient vous ven­til­er les ganglions.

Une vraie réu­nion de miracles.

Du nanan !

― O ―

Mil neuf cent fut l’époque des inven­teurs. Celle-ci est l’époque des inven­tifs. Un film, ça se tourne sou­vent comme une loi, tou­jours comme une difficulté.

Vous me direz : « Il ne s’ag­it pas de com­pli­quer les choses. Ça doit être fort sim­ple. » Et l’on imag­ine une recette ingénue :

Vous prenez qua­tre-vingts mil­lions, un scé­nario, des acteurs. Vous louez un stu­dio, engagez une sorte de con­tremaître en lanterne mag­ique motorisée dit met­teur en scène, un pho­tographe, des élec­triciens, un déco­ra­teur, un maquilleur. Découper l’his­toire en plans. Et hop ! Ensuite, dévelop­per, mon­ter, faire une pro­jec­tion. Si ça colle, repro­duire tant que ça peut. C’est fini.

Vous êtes des naïfs.

Et votre recette présente au départ des obscu­rités. On prend qua­tre-vingts mil­lions, dites-vous ?

D’ac­cord.

Mais à qui ?

― O ―

Parce qu’il faut dire les choses comme elles sont, ou comme elles furent. On a vu sou­vent des « ani­ma­teurs » décidés à faire un film alors qu’ils n’avaient pas un sou en poche. On con­naît de ces prédes­tinés qui se firent un nom respec­té dans la traite-boomerang. Ceux-là seuls sont de grands poètes qui surent don­ner des jus­ti­fi­ca­tions lit­téraires au chèque sans pro­vi­sion. Chapeau !

Le mécan­isme ordi­naire, voire clas­sique, de la nais­sance d’un film peut s’ex­pli­quer en quinze lignes tout comme l’his­toire du tré­sor espagnol.

Vous décidez, par exem­ple, de tourn­er « Toute à Toi », de M. Hen­ri Dugom­mi­er. C’est le livre à suc­cès d’un écrivain célèbre. Il y a déjà avant de com­mencer un côté tout cuit : un titre ancré dans les mémoires, une clien­tèle. Vous allez trou­ver l’écrivain, lui faites part de vos pro­jets et lui extir­pez une accep­ta­tion de principe. Vous voilà nan­ti d’une option sur une œuvre fort « com­mer­ciale ». Vous con­tactez alors quelques comé­di­ens con­nus en faisant son­ner très clair le nom pres­tigieux de votre auteur tout comme vous avez fait son­ner les noms des comé­di­ens à suc­cès aux oreilles d’icelui. Il faut, en somme, jouer de l’un avec l’autre.

En pos­ses­sion de vos let­tres-con­trats vous pou­vez ris­quer d’in­téress­er un pro­duc­teur qui fera les pre­miers frais. Ensuite vous tapez le Crédit Nation­al (tout ce qui est nation­al est vôtre) qui, tou­jours sûr d’être rem­boursé en tant que « créanci­er priv­ilégié », vous allongera quelques mil­lions. Et vous com­mencez. Un bout de pro­jec­tion pour ven­dre le film aux dis­trib­u­teurs. Ceux-ci qui se parta­gent le marché en zones d’in­flu­ence con­nais­sent les goûts de la clien­tèle. Ils savent qu’à Mont­mo­ril­lon un Fer­nan­del fera plus d’ar­gent qu’un J.-L. Bar­rault, et qu’un Jou­vet à Lille, c’est qua­si­ment du gâteau. Ils casquent ou ne casquent pas, « font » la moitié du film ou le tiers ou le quart. Les frais de stu­dio courent, l’ar­gent se fait prier. On sup­prime deux séquences coû­teuses. On tri­pa­touille pour arriv­er au bout. Le général devient can­ton­nier. La por­teuse de pain vend ses crois­sants au noir. L’au­teur qui ne recon­naît plus son œuvre se met à hurler. On lui rétorque qu’il ne pige stricte­ment rien au sep­tième art. Les comé­di­ens pas payés rous­pè­tent et les bailleurs de fonds glapis­sent. Comme dit l’autre, il n’y a pas de dettes cri­ardes, ce sont les créanciers qui geulent.
C’est le moment d’af­fich­er : SILENCE !

Sois sage, ô ma douleur, et reni­fle ta gly­cérine. C’est loupé !

― O ―

Il y a pour­tant ― on me l’af­firme — des firmes sérieuses, assis­es, pourvues d’un con­seil d’ad­min­is­tra­tion et de comptes en banque solides. Ces firmes dis­poseraient même dès le pre­mier jour de tour­nage, des sommes néces­saires à la fab­ri­ca­tion du film pro­jeté. Les tech­ni­ciens et les artistes y sont large­ment et ponctuelle­ment payés. Tout cela m’a été rap­porté par des gens dignes de foi.

Au reste, il n’y a pas lieu de s’en éton­ner out­re mesure.

Tout est si extra­or­di­naire dans le cinéma.

― O ―

Cha­cun a sa con­cep­tion des affaires, sa spécialité.

Cer­taines gross­es maisons de pro­duc­tion prospèrent unique­ment dans l’attentisme.

C’est une tech­nique qui a fait ses preuves. Les pro­duc­teurs atten­tistes atten­dent donc qu’un film soit en perdi­tion pour le « repren­dre » au rabais. Ils tra­vail­lent dans le lais­sé pour compte. Ce sont les Latreille du cinéma.

Il faut avoir dans cette pra­tique un flair, une intu­ition, une expéri­ence assez remar­quable. Un nez, pour tout dire, qui est bien le plus mer­veilleux radar à détecter la panade.

Et aus­si des rou­blardis­es fausse­ment som­no­lentes de chat guetteur.

Le génie com­mer­cial est une longue patience.

― O ―

L’au­teur, ce mani­aque, ne sait pas ce que tous les pro­duc­teurs savent : que les Sud-Améri­cains aiment la vio­lence ; les Yan­kee « la fin heureuse » et qu’au Cana­da on met des pardessus aux anges : Donc, on devra prévoir plusieurs fins sus­cep­ti­bles d’être appré­ciées des divers­es clientèles.

Un film est fait sou­vent à toutes fins utiles, en quelque sorte.

Le procédé peut s’é­ten­dre. Pourquoi ne pas prévoir plusieurs com­mence­ments et plusieurs milieux ?

Une idée à creuser.

Si l’on a la chance qu’un film soit « osé » il faut faire savoir en let­tres comme ça, qu’il est inter­dit au moins de seize ans.

Rien de tel pour faire accourir les pop­u­la­tions. N’en doutez pas, mères et filles auront vite fait de se ren­con­tr­er — séparé­ment ― au coin du rêve éter­nel. Les unes en util­isant le regret, les autres l’espoir.

Un mir­a­cle de plus.

L’ex­ci­ta­tion de mineures à la sagesse représente, en art ciné­matographique, l’as­tuce majeure.

― O ―

Le phénomène 48 du ciné­ma hol­ly­woo­d­i­en, le plus riche, le plus fastueux, le plus organ­isé, le plus gorgé, le plus repu de tous, est la crise d’idées. La colos­sale machiner­ie tourne en rond, se trou­vera demain coincée ; bête à pleur­er, empêtrée dans ses magies dérisoires. Elle n’avait jamais soupçon­né qu’elle pût souf­frir un jour de pénurie de phos­pho­re. S.O.S. ! On demande d’ur­gence un stock de matière grise pour sauver un grand malade. À Hol­ly­wood on ne sait plus que repren­dre les vieux suc­cès, s’en­têter sur du périmé. Demain, on refera « l’Ar­roseur arrosé » en technicolor.

Silence, on retourne !

Le mon­stre a peut-être trop méprisé l’idée, la sim­ple et petite et for­mi­da­ble idée qui veille quelque part sur les cir­con­vo­lu­tions inspirées. L’idée se venge. Les cel­lules pyra­mi­dales se dressent en bar­ri­cade. Il n’est peut-être pas inutile de rap­pel­er aux trafi­quants que, jusqu’à main­tenant, le Mino­tau­re a pu bouf­fer parce que cinquante hommes de toutes nation­al­ités : John Ford, Lubistsh, Fritz Lang, Grif­fitsh, Char­lie Chap­lin, David Lean, Eisen­stein, Wyler, Dis­ney, Rosselli­ni, Pab­st, Orson Welles, René Clair, Duvivi­er, Carné, James Caïn, Stein­beck, Prévert, Cocteau, Jean­son —j’en passe et des meilleurs — se sont intéressés à un moyen d’ex­pres­sion aux per­spec­tives fabuleuses.

C’est la revanche du con­teur arabe ou du trou­ba­dour à la guitare.

― O ―

Le ciné­ma est en crise. Les doc­teurs hochent la tête à son chevet. Il s’en sor­ti­ra, mais la moin­dre erreur ne lui est plus per­mise. Il suf­fit par­fois d’un détail pour pré­cip­iter les cat­a­stro­phes. Si Grouchy s’at­tarde à cueil­lir des trèfles à qua­tre feuilles au lieu de piquer sur Water­loo, Napoléon est bon pour Sainte-Hélène. Ça va loin.

Le ciné­ma fait d’im­menses efforts pour se tir­er d’af­faire, dit-on. Or, on apprend que c’est le moment choisi par un inven­teur niçois pour présen­ter un nou­v­el appareil qui per­me­t­trait de pro­jeter des films en pleine lumière. Halte-là ! Le film en pleine lumière, c’est la fin des salles obscures dirait La Pal­ice, et la fin des salles obscures n’est-elle pas la fin du ciné­ma ? Parisiens, mes frères, tor­turés d’am­biance, répon­dez. Pro­jeter un film en pleine lumière ! Il y a là une impos­si­bil­ité psy­chologique comme il y a, par exem­ple, impos­si­bil­ité matérielle pour la Vénus de Milo à pré­par­er une may­on­naise. Qu’on se le dise !

D’autre part, on nous informe que M. Clé­ment Duhour va touch­er trois mil­lions, à l’oc­ca­sion d’un prochain film, pour ne pas tourn­er. C’est un fait qui peut pass­er pour insignifi­ant mais qui est car­ac­téris­tique. Si le ciné­ma français prend l’habi­tude de vers­er trois mil­lions à tous les gens qui ne tour­nent pas dans un film, on voit mal com­ment il « s’en sortira ».

Mais il paraît que ces méth­odes relèvent du huitième art qui est, comme cha­cun sait, l’art de pra­ti­quer le septième.

Alexan­dre Breffort