La Presse Anarchiste

De l’Essence à la conscience

Homo homi­ni lupus… Mais c’est un loup qui se dévore lui-même ! L’homme n’a pas de pire enne­mi que lui-même. Son imag­i­na­tion peut lui en créer d’autres, ce n’est que le voile de Maya cachant avec une pudique hypocrisie une réal­ité qu’il se refuse à admettre.

Un philosophe a écrit : que l’essence de l’homme est d’ex­is­ter en se com­prenant ; c’est-à-dire que la final­ité de l’homme est de vivre con­sciem­ment et par exten­sion de pren­dre con­science des autres pour les com­pren­dre. Cet axiome rejoint celui de Socrate : « Con­nais-toi, toi-même », dont le corol­laire : « … Tu con­naî­tras l’U­nivers et les Dieux » est moins sou­vent cité.

On objectera peut-être que tout ceci n’a rien de bien nou­veau et l’on pour­rait même se deman­der si d’une telle étude ne sor­ti­ra pus une théorie de plus, sans intérêt pour la vie pratique.

Non par orgueil d’au­teur, mais par con­vic­tion per­son­nelle, je crois à la valeur intrin­sèque de la for­ma­tion théorique, par­ti­c­ulière­ment si elle ne demeure pas dans l’abstrait.

Une étude appro­fondie des atti­tudes humaines révèle que chaque indi­vidu a de l’ensem­ble du monde une con­cep­tion dif­férente, affec­tée d’une col­oration affec­tive par­ti­c­ulière (ce que les Alle­mands nom­ment le Weltan­schau­ung).

Chaque indi­vidu pos­sède son micro à lui et à lui seul ; ce n’est qu’au con­tact d’autrui que les diver­gences apparaissent. 

Les points de vue se heur­tent, les vérités ne sem­blent plus que rel­a­tives ; l’ac­cord est dif­fi­cile et réside sur des compromis.

C’est dans cette indi­vid­u­al­i­sa­tion de la vérité, dans cet absolu de l’être que réside tout le danger.

La con­science qui est réflex­ion de l’être sur lui-même est néces­saire­ment indi­vidu­elle, unique. L’être, sor­tant des ténébreux mys­tères de ses vis­cères, prend un jour con­science de son état, bien plus de son devenir. À ce moment, la vie con­sciente rem­place la vie irréfléchie, organique et émotionnelle.

Or, il est car­ac­téris­tique de not­er ici que la con­science se dégage pro­gres­sive­ment pour par­venir à une sorte d’au­tonomie, de sérénité, d’im­par­tial­ité même. Et c’est par l’é­d­u­ca­tion que cette évo­lu­tion peut s’ac­com­plir le plus efficacement.

L’être n’est pas qu’un pur esprit. Il est com­posé essen­tielle­ment d’un corps ; c’est un organ­isme biologique d’abord.

Laiss­er le corps dévelop­per ses exi­gences, c’est asservir l’homme à lui-même ; c’est n’en pas faire plus de cas que de n’im­porte quel être exis­tant dans le monde.

Or, si l’homme est sans com­mune mesure avec tout ce qui est, encore lui faut-il se réalis­er lui-même. De là, le rôle et le but de l’é­d­u­ca­tion inté­grale — l’homme pour se défendre doit con­naître son corps et par­ti­c­ulière­ment les exi­gences biologiques de ce corps.

Ensuite, il sera libre d’adopter telle ou telle atti­tude qu’il estimera utile ou con­ven­able à son équilibre.

Et la con­science acquise agi­ra à son tour sur le com­porte­ment biologique jusqu’à déter­min­er une morale indi­vidu­elle, autre for­ma­tion de l’adap­ta­tion, ou selon l’ex­pres­sion d’An­dré Gide : « Main­tien de l’équa­tion entre l’im­pul­sion de l’âme et l’obéis­sance du corps. »

L’é­d­u­ca­tion sex­uelle me sem­ble par­ti­c­ulière­ment oppor­tune si elle est don­née en fonc­tion de la biolo­gie, à des êtres capa­bles d’en saisir la portée, c’est-à-dire à des jeunes gens et à des jeunes filles à l’âge de la puberté. Je dis bien en fonc­tion de la biolo­gie, c’est-à-dire à par­tir du réel ; alors que cer­tains envis­ageraient de dis­penser l’é­d­u­ca­tion sex­uelle en fonc­tion d’une morale, c’est-à-dire d’une rel­a­tiv­ité méta­physique érigée en dogme universel.

Édu­quer l’in­stinct pour le trans­former en une sen­sa­tion con­sciente et faire que la con­science puisse ne pas se dégrad­er au con­tact de l’é­mo­tion ; édu­quer l’être à résis­ter aux sol­lic­i­ta­tions pure­ment ani­males pour exis­ter en tant qu’homme, tout cela n’est qu’une par­tie de l’oeu­vre de défense de l’homme.

Car, par­venu, à la pleine con­science, l’homme croit avoir atteint l’ab­solu et risque de se cristallis­er, de s’hy­per­tro­phi­er dans le sta­tique, alors que tout en lui par­le de dynamisme. 

L’homme doit vivre et la vie exige des actes. Or, les actes sont une réper­cus­sion directe ou indi­recte sur autrui et c’est ici qu’in­ter­vient le choc entre les con­sciences indi­vidu­elles enfer­mées dans leur coquille. Par­tant du corps, la con­science d’un être est dif­férente de celle d’un autre être, par­tant d’un autre corps.

C’est dans ce heurt que tous les con­flits hau­tains indi­vidu­els ou col­lec­tifs naissent. 

Le droit, qui vient con­sacr­er la con­science d’un homme ou d’un groupe, n’est que relatif à cet homme ou à ce groupe ; dans la mesure où il s’im­pose à des groupes élar­gis, il devient tyrannie.

Le dogme, autre forme du droit, est la con­science d’une vérité ecclési­as­tique ; s’il s’im­pose à des groupes non con­scients de cette vérité rel­a­tive, il devient inquisitorial. 

De ces deux exem­ples, il est facile d’opér­er d’im­por­tantes déduc­tions. Toute vérité n’est absolue qu’in­di­vidu­elle­ment. Donc tout indi­vidu doit savoir qu’il ne peut pas plus con­train­dre autrui à se soumet­tre à lui qu’il ne peut être con­traint de se soumet­tre à autrui. 

C’est le fonde­ment même de la lib­erté et le gage du respect et de la com­préhen­sion mutuelle, donc de la Paix.

Tonte vérité imposée au-delà des lim­ites où elle demeure vraie astreint des groupes à l’obéis­sance par la force et dégrade ces groupes en sapant leur lib­erté, leur exis­tence et leur orig­i­nal­ité essen­tielle. C’est le cas des États mod­ernes cen­tral­isés et dont les fonc­tions empiè­tent de plus en plus uni­for­mé­ment sur la vie privée. Cette forme de gou­verne­ment ne résiste que par l’in­con­science où les indi­vidus sont retombés. Pour restau­r­er la dig­nité de l’homme, il faut lui refaire pren­dre con­science de lui-même à par­tir de son état actuel. 

Toute con­science religieuse cristallisée en dogme est un pro­duit figé, mort, sans aucun avenir. L’é­tat sta­tique ayant pris la place du devenir, le dogme mar­que la stag­na­tion et cor­re­spond à la « let­tre morte » com­parée à « l’e­sprit de la let­tre ». Le dogme est telle­ment aver­ti de sa stéril­ité qu’il se mod­i­fié ou se com­plète au cours des siè­cles, pro­longeant d’une manière fac­tice une exis­tence condamnée.

Un tel lan­gage équiv­audrait presque à une déc­la­ra­tion. Je me garderai de for­muler des principes, de définir une position.

La vie se vit et ne se définit pas. Restons-en là !

C’est plutôt un aver­tisse­ment qu’une déclaration.

L’homme doit se défendre, bien plus qu’il ne doit être défendu.

Je n’aime pas les « pas­sifs » lorsqu’ils s’ap­pliquent à un dynamisme, à un devenir. Et pour que l’homme se défende, il faut qu’il se croit attaqué ou men­acé. Seule la con­science de lui-même doit lui per­me­t­tre d’en juger. Il faut donc, avant. tout, faire naître ou restau­r­er la con­science indi­vidu­elle et il n’y a pour cela aucun sys­tème pré­fab­riqué. Chaque indi­vidu me sem­ble un univers sur lequel notre action est faible ou nulle. C’est sans doute cette dif­fi­culté qui rend compte du peu de pro­grès accom­pli par l’e­spèce humaine. Il n’est pas ques­tion cepen­dant de nous décourager.

Édouard Eli­et


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