La rubrique des « faits divers » a successivement connu des jugements contradictoires. Après l’énorme succès du journal à un sou, on reprocha à Émile de Girardin d’avoir utilisé dans un but purement mercantile les goûts vulgaires de millions de lecteurs pour les drames du boulevard et du faubourg, de l’alcôve et du bouge, de la chaumière et du palace. L’«aristocratie » dédaigna de plus en plus cette chronique ; le Petit Journal et le Petit Parisien furent tenus pour méprisables et bons seulement pour la plèbe puisqu’ils consacraient de longues colonnes et des pages en couleurs à ces histoires du jour et de la nuit dont la portée, selon l’affirmation des beaux esprits, ne dépassait pas les loges des concierges.
Mais tel est le dynamisme d’un récit vécu, anecdote, aventure ou drame que les faits divers regagnèrent bientôt la place qu’ils méritaient même dans les journaux de haute tenue. Arthur Meyer, grand bourgeois, directeur du Gaulois, les tenait pour nécessaires à sa politique et je me souviens de cette morgue avec laquelle il toisa un reporter qui lui exprimait ses doléances au sujet de l’insignifiance de la rubrique qui allait lui être confiée :
— Jeune homme, lui dit Arthur Meyer, sachez qu’il y a une façon royaliste ou républicaine de raconter la mort d’un chien écrasé.
Ce vieil Arthur avait bien raison. L’interprétation d’un fait aboutit à des conclusions fort différentes. Mais, cela dit, je déclare tout de suite que, dans cette rubrique, je n’interpréterai pas. La rigide réalité me suffira. Pour moi, le fait divers c’est une fiche, c’est une feuille de température. Et quelques faits divers nous disent clairement :
Voici où nous en sommes
Une remarque s’impose pour ce mois. Tandis que les « as » des tractions-avant « travaillent » aux dépens de l’État, de « l’épargne publique » ou du modeste encaisseur, tandis que les émules de Pierrot le Fou prélèvent une dîme hebdomadaire sur les boîtes de nuit, tandis que les escrocs, les tire-laine, les maîtres-chanteurs continuent d’occuper une place dans les gazettes, nous voyons qu’une publicité universelle est réservée aux vedettes qui ont obéi dans leur farouche détermination à ces deux éternels mobiles : la haine et l’amour. En effet, le lecteur se lasse de ces attaques à main armée qui ne sont en somme qu’une manière personnelle de concevoir le moyen de rafler quelques millions. Le lecteur a besoin d’autre chose. Son romantisme n’est point mort. Aussi n’est-ce pas étonnant que, pour le satisfaire, la presse mondiale ait accordé toute sa publicité à ce
Magnifique scandale mondain
Il s’est déroulé en Italie. Il n’a nécessité que trois acteurs et une figuration relativement importante.
Nous sommes près du lac de Côme, dans un palace. Une fête splendide. Grands décolletés, diamants partout, habits noirs autour de tables somptueuses. C’est la fin du souper et la présentation de la collection d’un haut couturier. À une table, la comtesse Pia Bellentini (une femme superbe, éblouissante), immobilise sa coupe de champagne devant ses lèvres. Elle vient de voir son amant en flirt avec une rivale. Cet amant, c’est Carlo, un don Juan qui l’a délaissée. La comtesse, déjà outragée par ses infidélités publiques, ne peut supporter ce dernier affront, ce qualificatif qu’il lui décoche :
— Terrona !
C’est une horrible injure. Songez donc que cela veut dire « Fille de paysans » ! Non, cela ne se pardonne pas. La comtesse quitte brusquement la salle, puis y revient, drapée dans son manteau de zibeline. Sous le manteau, il y a un revolver. Et toc ! sur l’amant.
La détonation n’est pas perçue, au milieu des bravos qui acclament un ravissant mannequin.
L’amant s’écroule, le cœur troué. On l’emporte. La comtesse tente de se tuer. Elle se rate.
— Ma vie est finie ! s’écrie-t-elle.
.….….….….…..
Moi, je crois que nous la verrons au cinéma, Dès aujourd’hui elle est célèbre.
Et son drame joué par elle-même… Quelle affaire pour Hollywood !
Il n’y a pas que des palaces
Ce même jour, à quelques lieues de là, une pauvre fille de la campagne, une vraie « terrona », celle-là, et qui n’en rougissait point, s’asphyxiait dans une masure avec ses deux enfants en bas âge. « Ça doit être moins dur que de mourir de faim », avait-elle déclaré à une voisine la veille du drame.
Mais cela, c’est une histoire si fréquente qu’elle devient banale. Il n’y a pas de place pour tant de gens sur les affiches du théâtre des réalités. Et c’est pourquoi on n’a pas cru non plus devoir accorder plus d’un entrefilet, et seulement dans quelques journaux, pour
La catastrophe de Laghouat
— Il est vrai que ce n’était que des soldats. Et il n’y eut que dix-neuf morts et cent blessés pour cinq mille kilos de cheddite qu’ils avaient été obligés de décharger d’un camion.
― C’est un accident bien regrettable, conclut une dame qui m’écoutait. On devrait prendre plus de précautions…
― On pourrait-peut-être supprimer la cheddite, répondis-je.
― Oh vous ! Vous m’agacez avec vos paradoxes ! Vous irez dire ça à l’O.N.U.!
― Ce serait bien inutile, madame. Car les actions de la cheddite, qui valaient 100 francs chacune en 1938, atteignirent 2.330 francs à la veille de la « dernière » guerre. Et nous sommes à la veille d’une autre. Ça monte tous les jours, vous savez !
Un obsédé sexuel
C’est un titre à succès. Le « sexuel » est à la mode. Chacun y dit son mot. Et quand un crime odieux comme celui d’Henri Couture, qui noya une fillette après l’avoir violée, emplit la chronique, la compassion pour la victime et la répulsion à l’endroit de l’assassin sont unanimes. Mais dans les anathèmes proférés contre le criminel, cette expression toute faite revient sans cesse : châtiment exemplaire.
Sans avoir ici la place de parler du châtiment, disons tout de suite que le qualificatif « exemplaire » prouve de la part de celui qui l’emploie une totale ignorance de la néfaste espèce à laquelle appartient le criminel. Il n’y a en effet aucun exemple qui puisse suspendre et qui ait jamais suspendu les gestes de cette classe monstrueuse. On en est amplement convaincu en lisant seulement les Phénomènes de hantise, par Bozzano ; l’Hérédité psychologique, par Ribot ; la Criminalité dans l’adolescence, par Duprat ; la Contagion du meurtre, par Paul Aubry, avec les démonstratives statistiques dont ces livres sont emplis.
Et dans la plupart des cas de cette espèce, on peut répéter que « avant la justice des hommes, c’est l’ancestralité qui prend les devants et qui condamne déjà le criminel en lui imposant l’obligation de commettre son crime ».
Non, il n’y a pas d’exemples qui auraient pu faire hésiter dans leurs forfaits Jack l’Éventreur, Papavoine, Troppmann, Jeanne Veber, Soleilland, Vacher, le vampire de Düsseldorf, Weidmann et tant d’autres.
Mais lorsque le qualificatif « exemplaire », parmi tant de truismes et de lieux communs, aura disparu du langage des foules et des juges, on aura fait un pas, si petit soit-il, sur le chemin de la véritable justice, celle qui ne peut s’exercer qu’à la lueur de la psychiatrie, avec l’objectivité scientifique dans la sérénité du laboratoire.
Aurèle Patorni