M. Raymond las Vergnas, parlant, dans les Nouvelles littéraires du 26 août 1946 (Littérature et Folie) de la post-face rédigée par M. Maurice Nadeau, pour le livre de Marie-Jeanne Ward, La Fosse aux serpents, écrit : « Maurice Nadeau en arrive à se demander si les savants d’Hiroshima et de Bikini ne sont pas les vrais fous, s’ils ne sont pas en tout cas plus dangereusement fous que certains pauvres malheureux emprisonnés dans leur camisole. J’aime à croire qu’il y a dans le brillant de ce plaidoyer un éclat de paradoxe. Car le critérium du nombre n’est pas accident. Il est règle et justice. Toute folie est anarchique et individuelle. La société ne peut pas être folle. Ou alors elle cesserait d’être société. Je crains bien que la littérature qui nous dit le contraire ne soit, au sens étroit du mot, que littérature.»
Voilà donc un principe formulé sans restriction. Car s’il était accompagné de restrictions, il n’appellerait peut-être pas de commentaires ; ainsi absolu, ainsi entier, il constitue une telle apologie du fait social et une telle condamnation du fait individuel, qu’il en appelle, en revanche, de nombreux. Au risque de ne faire que de la littérature ― mais peut-être M. Las Vergnas ne fait-il rien d’autre lui aussi, ce qui nous console ― nous nous risquerons à dire le contraire.
Selon M. las Vergnas, la société américaine d’où est issue la bombe d’Hiroshima, et sans doute aussi la société allemande qui construisit les usines de mort de Dachau et Buchenwald, n’étaient pas, ne sont point, des sociétés folles, puisqu’elles n’ont jamais cessé d’être des sociétés. Non seulement elles n’étaient pas folles, mais, en raison du critérium du nombre, qui n’est pas accident, elles étaient règle et justice. Nous n’en étions pas absolument sûrs ; maintenant que M. Las Vergnas, qui est un esprit distingué, nous l’affirme, nos doutes sont levés, et cela est bon à savoir.
Mais trêve de plaisanterie. Si l’argument n’est pas convaincant, il est assez sérieux pour retenir l’attention. Ce critérium du nombre n’est pas sans prestige, et l’on voit qu’il a conquis des esprits élevés, à qui ne manquent pas les lumières de la connaissance. Il nous plaît très humblement d’en discuter.
De même qu’en temps de guerre il est décrété que « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », de même, en tout temps, il sera évident que « nous avons raison parce que nous sommes les plus nombreux ». À ce titre, les Espagnols ont raison contre les Portugais, les Français contre les Espagnols, les Allemands contre les Français, les Russes contre les Allemands et les Chinois contre les Russes. Le suffrage universel à liste multiples proclame la vérité du nombre, en laissant toutefois aux minorités le droit et la charge d’exprimer l’erreur, tandis que le scrutin à liste unique ou à caractère plébiscitaire élève si haut cette vérité du nombre qu’il supprime toute opposition à ce qui est orthodoxe et conforme, à ce qui est la justice et la règle. Voilà le principe plus largement exposé, qu’il faut attaquer ou défendre. Pour notre part, nous l’attaquons, ne faisant, aux yeux de M. Las Vergnas, que de la littérature au sens étroit du mot, et sans doute de la mauvaise littérature.
Être avec l’aviateur qui jette des bombes sur la cité endormie, c’est être avec « la règle et la justice ». Être avec le réfractaire qu’on met en prison parce qu’il a refusé d’accomplir le même geste, c’est être avec la « folie anarchique et individuelle ». Tel est le dilemme, qui donne raison au nombre parce qu’il est le critérium, et tort à la minorité parce qu’elle est la folie… fût-elle le sacrifice, le miracle ou la méditation.
Si l’on admet ainsi comme un postulat que la minorité a tort et que la majorité a raison, il faut admettre aussi que l’unanimité a encore plus raison que le grand nombre ; qu’elle a tout à fait raison et qu’elle est infaillible. Conclusion totalitaire du principe démocratique majoritaire. On aura beau objecter que l’unanimité n’est obtenue que par pression, terreur ou subterfuge, émanant en fait d’une minorité subie et prépondérante, cette conclusion n’en sera pas moins valable si l’on admet, avec M. Las Vergnas, que la société est régulière et juste, quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle accepte, et que, par conséquent, les psychoses collectives n’existent pas.
Or, selon nous, rien ne peut conférer à un homme ou à une société l’infaillibilité ou la perfection ; rien, ni la durée, ni la sagesse, ni la force, ni le génie, ni la culture. La raison d’État et le dogme sacré sont, également impuissants à nous convaincre de la perfection ou de l’infaillibilité d’un mode de société établie, non plus que de la justice d’une idéologie régnante. Et l’on aura beau substituer au droit divin d’autres arguments plus laïcs, plus profanes et aussi spécieux, rien ne saurait nous empêcher de penser que la société peut être injuste, même quand elle est régulière, compacte et nombreuse, et que, fût-elle très juste, elle peut renfermer en son sein les germes d’une justice plus avancée, qui la combattent et qu’elle combat.
Socrate et Jésus, Jeanne d’Arc et Galilée, Sacco et Vanzetti ont été régulièrement condamnés par des sociétés régulières, mais qui n’étaient pas justes, puisque les sociétés qui leur ont succédé, sans être beaucoup plus justes qu’elles, ont révisé les jugements et condamné les juges. La bombe d’Hiroshima est un produit de la génération actuelle, on ne peut donc savoir comment elle sera jugée par la société de demain ; sans doute mettra-t-elle en balance son mérite d’opportunité, qui fut de faire finir instantanément une guerre dont l’issue semblait lointaine encore, et le problème moral qu’elle a posé, et qui se confond avec celui que pose l’extermination des populations, que ce soit par le four crématoire, par les bombardements incendiaires et explosifs, ou par les engins utilisant le secret de la rupture nucléaire.
Sans doute, ceux qui ont condamné Socrate et Jésus, Sacco et Vanzetti, n’étaient pas fous ; sans doute, ne l’étaient pas non plus les savants américains qui ont fabriqué la bombe atomique, ni les brûleurs de Juifs dans les camps du IIIe Reich. Les sociétés auxquelles appartenaient ces juges, ces savants et ces bourreaux n’étaient certes pas des sociétés folles, elles savaient fort bien ce qu’elles faisaient, et nous admettrons qu’il y ait une part de boutade et de paradoxe dans ce qu’écrit M. Nadeau. Mais que ces sociétés aient été justes, nous le dénions avec une indignation révoltée. Laisser condamner Calas sans protester, laisser déporter Dreyfus sans rien dire, sous prétexte que les jugements étaient réguliers et que la société était juste, en se retranchant derrière le critérium du nombre, voilà à quoi ne se seraient résignés ni Voltaire ni Zola. Ils ont préféré élever une protestation qui, pour être anarchique et individuelle, n’en était pas moins solennelle et fière, au risque d’être taxés de folie et de passer pour des don Quichotte ou des Cyrano.
Nous savons certes bien que l’erreur n’est pas la folie. Seuls, précisément, ceux qui considèrent la société comme infailliblement juste peuvent être enclins à traiter de fous ceux qui, à leur avis, témoignent qu’ils sont dans l’erreur en réagissant ou en s’insurgeant contre elle. Mais nous, qui défendons le principe opposé avec une sérénité rationnelle, pour qui l’infaillibilité de la justice sociale n’est pas démontrée, aux yeux de qui elle apparaît comme suspecte, sujette à caution, et pour le moins précaire et faillible, nous admettons que l’erreur est absolument distincte de la folie ; nous savons qu’il n’est pas besoin d’être fou pour déraisonner et penser monstrueusement.
Des erreurs aujourd’hui reconnues comme telles ont eu jadis un crédit presque universel près des hommes et des sociétés, qui n’étaient pas pour cela des sociétés et des hommes entachés de folie. L’homme et la société dont il est membre peuvent se tromper. Il y a même eu des erreurs provisoirement salutaires, dont le résultat historique est regardé comme heureux. Certaines croyances erronées, dont la stupidité est devenue indiscutable, ont, pendant longtemps, permis à l’homme de suppléer temporairement à certaines vérités que l’état de ses connaissances ne lui permettait pas d’atteindre, et soyez certains que la société actuelle puise encore sa substance et sa force dans beaucoup d’erreurs que les découvertes de demain feront éclater. Parfois même, il arrivait que la société ne fût pas dupe de ses propres erreurs, mais qu’elle les érigeât en vérités uniquement parce que l’homme ne se satisfait guère d’hypothèses et préfère une explication absurde à l’incertitude et au doute ; elle conférait alors à cette explication un caractère sacré, seul moyen d’en faire respecter l’imposture contre l’esprit critique.
Quant aux imperfections des sociétés les plus régulières, elles ont été assez soulignées et illustrées pour qu’il soit superflu d’y insister. La différence extrême des conditions sociales, hiérarchisées à l’inverse de l’utilité du travail accompli, le déséquilibre économique qui prive une partie de l’humanité de produits excédentaires que l’autre partie gaspille ou détruit, les guerres de plus en plus fréquentes et sanglantes, l’acharnement des peuples trop nombreux à proliférer davantage, cela ne constitue qu’un aperçu de quelques-unes de ces imperfections ; elles procèdent de l’imperfection humaine. Nous payons tous notre tribut à la société, nous sommes tous à même de juger ce que nous lui donnons et ce que nous recevons d’elle, et de conclure. Par conséquent, c’est nous prendre pour des enfants où des primitifs que vouloir nous assujettir au mythe de l’infaillibilité sociale sous le rapport de la régularité et de la justice. La société, telle que nous la voyons, nous agrée ou non ; — que son fonctionnement nous satisfasse ne signifie pas qu’elle est infaillible, ni que nous sommes sages ; et si nous sommes mécontents d’elle, cela n’implique pas qu’elle soit folle, ni que nous soyons insensés.
Pas plus que l’erreur, le crime n’est la folie. Prétendre que les savants qui fabriquent des gaz asphyxiants sont des fous, assurer que les tyrans qui suppriment leurs sujets récalcitrants par l’échafaud sont des déments, proclamer que Tamerlan, Hitler ou le baron des Adrets, ou l’inventeur des obus à l’ypérite étaient dépourvus de leur raison, conclurait à les absoudre de crimes dont il sied au contraire de leur imputer toute la responsabilité. Mais que les forfaits des « criminels de guerre » aient revêtu le caractère auguste dont se parent le pouvoir et l’autorité, voilà qui ne suffit pas à nous en faire admettre la justice, bien que des collectivités entières qui n’étaient pas folles en aient admis la régularité.
Même si certaines erreurs et certains crimes ont paru indispensables, au point que les sociétés humaines n’ont pu se passer de les commettre, en peut-on déduire qu’ils étaient justes ?
Nous conclurons donc en affirmant une position hostile au critérium proposé implicitement par M. las Vergnas, lequel tendrait à départager le bien et le mal d’une façon toute arbitraire, le bien étant ce que le pouvoir décide et que la société tolère ou subit, le mal ce que condamne la société et ce qui s’oppose au pouvoir. Nous ne plaidons point l’irresponsabilité de ceux qui ont ensanglanté ou obscurci l’histoire de leurs crimes ou de leurs erreurs, ni la justice de ces erreurs et de ces crimes.
Par ailleurs, étant donné le diktat social et le fait accompli, nous ne voyons guère pourquoi ceux qui en prétendent discuter en réservant leur liberté de jugement font davantage de la littérature au sens étroit du mot que ceux qui les acceptent comme des tabous et comme des articles de foi.
Pierre-Valentin Berthier