En plein cœur de cette Ile-de-France chargée de tant de souvenirs prestigieux, dans la vieille abbaye de Royaumont perdue parmi les étangs et les bois, un centre culturel s’est formé sous les auspices de l’U.N.E.S.C.O. qui prétend favoriser le rapprochement des peuples pour le développement des manifestations artistiques et intellectuelles.
Dans ce cadre mélancolique et charmant, loin des cacophonies épuisantes qui montent des tribunes politiques et des radios déchaînées, c’est, en somme, la résurrection des fameux « Entretiens » que Paul Desjardins organisait chaque été dans sa propriété de Pontivy.
Nous attendions beaucoup de cette initiative, car le Centre de Royaumont ne manque pas d’audace dans le choix de ses sujets. imaginez qu’il vient d’avoir la singulière idée de consacrer une décade à un échange de vues sur le « mensonge ». Le sujet ne manquait point d’attaches avec l’actualité et il semblait particulièrement opportun de procéder à une dénonciation magistrale des formes du mensonge qui s’épanouissent dans le monde présent.
Hélas, de ces savantes controverses il n’est sorti que du vent. Rien qui dépassât cet humanisme qui s’épuise en exercices de lycée et s’obstine à traîner ces vieilleries vides et décadentes qui empêchent le monde de marcher. Après avoir établi un distinguo subtil entre le mensonge statique et le mensonge dynamique, les « sages de Royaumont » passèrent en revue tous les rouages psychologiques du mensonge qu’ils condamnèrent en invoquant les mânes illustres de Platon, d’Aristote et de saint Augustin. Mais ils se gardèrent bien d’en faire une application concrète à notre monde d’aujourd’hui, bien que le mensonge y battit la grosse caisse à tous les coins de rue !
Il est vrai que ces débats académiques étaient présidés par l’éminent critique catholique Jacques Madaule, qui ne pouvait y apporter meilleur aliment que cet « esprit éclairé » distinguant les membres d’une communauté spirituelle qui sait toujours accommoder mensonge et vérité ad majorem dei gloriam !
On ne pouvait point, par exemple, sans contrister de bien braves gens qui ont fait lit tiède dans ce fumier de mensonges, dénoncer ce faux idéalisme qui affirme encore, comme le faisait le très catholique Joseph de Maistre, que le sang versé dans la guerre est l’engrais de la vertu et du génie… Comment condamner toute cette rhétorique de placier en munitions quand elle naît d’abondance sous le crâne mitré des représentants d’un Dieu qui aime tant et toujours les Francs. Il était plus prudent de passer sous silence les jeux étranges de cette duplicité qui fait maudire la guerre du bout des lèvres, bénir bruyamment oriflammes et canons puis célébrer en grande pompe chaque Te Deum de victoire !
Les timides discoureurs de Royaumont, quiètement assoupis dans leur conformisme, ne sont pas de ceux qui pensent avec d’Holbach « que la gloire attachée dans tous les pays à la conquête, à la guerre, à la bravoure, n’est visiblement qu’un reste des mœurs sauvages qui subsistaient chez toutes les nations avant qu’elles fussent civilisées ».
Ils applaudiraient plus volontiers à cette pantalonnade d’un prince de l’Église au lendemain du dernier bain de sang : « Dieu soit loué ! la victoire plane enfin au ciel des nations unies… Dignes fils des grenadiers de la Révolution et de l’Empire, nos soldats se sont conduits en héros ! » (Flynn, évêque de Nevers, 9 mai 1945.)
Ces mensonges qui éclatent en fanfares sont des « monstres sacrés » qu’il ne faut point toucher. C’est la monnaie rutilante qui doit payer les souffrances de ces rescapés qu’une juste colère pourrait pousser dans la voie dangereuse de la révolte. Paix aux mensonges quand ils contribuent à la sauvegarde de la société, c’est-à-dire à la tranquillité des Privilégiés qui ont su mettre le groin dans quelque auge copieusement garnie !
Le grand penseur Novicov proclamait que « dire la vérité et rien que la vérité est un héroïsme bien plus profitable à notre espèce que consentir à se faire massacrer ». Mais c’est là une hérésie que n’accepte point le sentiment nationaliste toujours prêt à sacrifier l’individu en des guerres qu’il qualifie toujours de guerres de délivrance. Après chaque conflit il ne manque point de plumitifs bien pensants pour tirer une excellente moralité de l’opportune tragédie. Une des dernières du genre nous paraît particulièrement savoureuse qui s’étale dans le livre « Thécel » d’un certaine Jacques Sahel : « Pour moi un homme qui pouvant faire la guerre, ne l’a pas faite, n’importe quel voyou lui fait honneur en s’essuyant les pieds sur sa figure…» Voilà décidément une riche trouvaille ! Le couronnement de deux mille ans de christianisme : le godillot merdeux de Jo le Chourineur sur la face de cet imprudent qui croyait affirmer un précepte de morale avec son « Tu ne tueras point ».
Qu’espérer de ces prétendus clercs incapables de sortir du lacis des mensonges conventionnels ? Que peut-on attendre de ces fameuses élites qui ne font que ratiociner dans l’abstrait pendant que les Parlements, ces cavernes d’Ali-Baba, tripotent et disposent impudemment de la vie des citoyens ?
En fait nous sommes sous la domination complète des trafiquants, des financiers et de ces éternels « salivards » que Gustave Tridon montrait, voici un siècle, en invoquant la muse des acrobates, brandissant leurs bras, secouant leurs faux cols et leur prose, agitant le hochet des foules où roulent les mots menteurs de liberté et d’égalité…
Nous subissons cette loi du mensonge que d’ingénieux pince-sans-rire nous présentent onctueusement, au nom de la religion, de l’usage ou d’un intérêt général qui s’accorde admirablement avec celui de tous les « fricoteurs»…
Comme l’instinct religieux crée facilement, avec un bout de nuage, des Dieux et des paradis, des esprits mystiques n’ont pas manqué de découvrir un Éden dans lequel on travaille d’arrache-pied à la liquidation des lourdes équivoques du passé et des « servitudes bourgeoises ». Les sectateurs bolcheviques nous proposent donc le mensonge « pseudo-révolutionnaire » comme supérieur au « mensonge capitaliste ». La différence, que nous saisissons péniblement, existe paraît-il dans l’opposition d’intention, la fin couronnant l’œuvre.
Partant de cette casuistique, la déformation constante de la vérité n’est plus qu’un moyen habile pour entretenir l’enthousiasme des foules. C’est ainsi que les propagandistes, au pays de Stakhanov, sont convaincus de servir « la vérité en définitive » quand ils apprennent aux jeunes travailleurs russes que leur pays possède les plus hautes cheminées d’usine, les plus belles latrines, les plus jolies prisons, quand ils leur disent que la science russe a inventé la poudre à canon, la T.S.F. et de nouvelles formules de respect pour la vénération du Dalaï-Lama moustachu du bolchevisme, Sa Sainteté le Maréchal Staline. »
Nous doutons qu’un monde autre qu’un monde de robots puisse naître de cette affreuse confusion de la vérité et du mensonge. Nous comprenons, devant ces perspectives d’avenir, cette phrase désabusée de Saint-Exupéry : « Leur termitière future m’épouvante… J’étais né pour être jardinier ! »
Nous sommes encore nombreux qu’épouvante la future termitière. Pour nous qui ne luttons pas pour que « l’homme physique » devienne un « meilleur complément » de la machine mise au service d’un état-pieuvre quelconque, pour nous qui luttons pour l’épanouissement d’un « être moral » qui accomplisse sa fonction de vivre, en toute liberté, dans la dignité et dans la clarté, il ne peut exister de technique utilitaire du mensonge. Le mensonge est l’arme des vils et nous voulons par la recherche constante de la vérité faire nôtres ces paroles du philosophe de Ferney : « Nous n’avons que deux jours à vivre ; ce n’est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables!…»
S. Vergine