La Presse Anarchiste

Nouvelles réflexions sur le Progrès 1. Faut-il y croire ?

Au cours du XIXe siècle, l’ex­tra­or­di­naire bou­le­ver­se­ment des condi­tions maté­rielles de l’exis­tence, dû tant aux aux décou­vertes scien­ti­fiques qu’à la mul­ti­pli­ci­té de leurs appli­ca­tions, avait ame­né un extra­or­di­naire mou­ve­ment autour de l’i­dée de Pro­grès. Le Pro­grès était deve­nu un thème inépui­sable : sujet de toutes les conver­sa­tions, objet de tous les dis­cours, enseigne de toutes les bou­tiques. Au point que, de même qu’à d’autres moments nul n’ose dire qu’il n’est pas répu­bli­cain, ou patriote, per­sonne, au XIXe siècle, n’o­sait se dire ouver­te­ment enne­mi du progrès.

Tou­te­fois, si bien des gens eussent été en pleine de dire net­te­ment ce qu’ils met­taient der­rière ce mot, les intel­lec­tuels, eux, éblouis par les trans­for­ma­tions dont ils étaient les témoins, croyaient pou­voir le faire avec assu­rance. En fait, deux atti­tudes étaient pos­sibles : ou bien éta­blir le cata­logue, des trans­for­ma­tions ― et alors la matière était immense, mais en véri­té le tra­vail facile ; ou bien, à par­tir d’un exemple don­né (éclai­rage, loco­mo­tion, urba­nisme, etc.), ten­ter d’a­na­ly­ser en quoi consis­tait le Progrès.

C’est ain­si qu’est née l’i­dée d’un phé­no­mène conti­nu, iné­luc­table, et tou­jours bien­fai­sant. C’est de là qu’est venue l’i­mage des géné­ra­tions humaines grim­pées sur les épaules les unes des autres, la der­nière étant tou­jours plus haut et voyant tou­jours plus large. Comme en fait les deux atti­tudes coexis­taient, et comme chaque jour appor­tait sa nou­velle décou­verte scien­ti­fique ou sa nou­velle appli­ca­tion de la science, l’en­thou­siasme, long­temps, alla cres­cen­do, por­té d’ailleurs par des noms pres­ti­gieux : Prou­dhon, Hugo, Zola, péné­tra pro­fon­dé­ment les masses (d’où les enseignes des maga­sins de nou­veau­tés et des auberges), attei­gnit aux pro­por­tions d’une reli­gion nouvelle.

On croyait au Progrès.

Le Pro­grès était un dieu nou­veau dont on atten­dait tout : le bien-être maté­riel sous toutes ses formes — et pour tous ceux qui peinent, bien-être est presque syno­nyme de bon­heur ; la réa­li­sa­tion de toutes les aspi­ra­tions de l’homme ; la trans­for­ma­tion paci­fique de la socié­té en une calme assem­blée de sages.

C’est peut-être encore aujourd’­hui cette extra­or­di­naire atmo­sphère d’op­ti­misme qui vaut à Zola tant de lec­teurs et à Auguste Comte tant d’in­dul­gence : Auguste, Comte, dont on peut dire que son intel­li­gence a som­bré à mesure que crois­sait sa foi ; Zola, héraut du Tra­vail et contemp­teur des « Quatre Évangiles ».

― O ―

Et puis, avec le temps, le vent a tour­né. Grâce à la science, la vie a été trans­for­mée, certes. Mais, vite, on s’é­tait habi­tué au rythme des trans­for­ma­tions. Les choses qui font crier les témoins au miracle n’é­meuvent pas du tout la géné­ra­tion sui­vante. Et d’ailleurs la vitesse de péné­tra­tion des nou­veau­tés dans les habi­tudes humaines était rela­tive. Si l’en­thou­siasme sus­ci­té par la nais­sance des che­mins de fer a ame­né la créa­tion d’in­nom­brables petites lignes d’in­té­rêt local, jusque dans les cam­pagnes recu­lées, il a fal­lu très long­temps pour cela ; et ceux qui ont assis­té à l’é­ta­blis­se­ment d’une de ces lignes, il y a quelques dizaines d’an­nées, ont vu leur scep­ti­cisme jus­ti­fié peu après par la créa­tion des ser­vices auto­mo­biles concurrents.

Sur­tout, les espoirs d’a­mé­lio­ra­tion rapide et durable de la condi­tion humaine ont été vite déçus. Le déve­lop­pe­ment même de l’in­dus­trie, pre­mier aspect frap­pant du Pro­grès, cepen­dant, a été basé sur une aggra­va­tion insoup­çon­nable de la peine des hommes. Quand on a vu com­bien coû­tait le Pro­grès en misères, en souf­frances, pour un nombre crois­sant d’êtres humains, on s’est mis à le mau­dire. Quand on a com­pris que le Pro­grès avait au moins deux faces, et que le pro­grès maté­riel était une chose, celui des socié­tés humaines une autre ; que les deux pou­vaient bien ne pas coïn­ci­der, ne coïn­ci­daient même jamais ; que le pre­mier pou­vait aller jus­qu’à entra­ver le second, alors, au nom de l’Homme, au nom de tout ce qui avait conduit à faire du Pro­grès le Dieu du Bien, on en a fait le Dieu du Mal.

Écla­tante jus­ti­fi­ca­tion : la guerre ! La guerre, dont les décou­vertes de la science n’ont pas empê­ché le retour ; la guerre, dont la science et l’in­dus­trie accroissent sans cesse la puis­sance de des­truc­tion ; la guerre vers laquelle, ô déri­sion, les inven­teurs tournent les yeux ! C’est aux mili­taires que sont dédiés les pre­miers avions, les nou­velles sources d’éner­gie. C’est en vue de la guerre que tournent les usines, non pour le bien-être des hommes : l’in­dus­trie se met « sur le pied de guerre », fait, comme les troupes, ses « grandes manœuvres », écrivent sérieu­se­ment les jour­naux du 14 sep­tembre 1948…

― O ―

Aus­si se demande-t-on aujourd’­hui ce que nous pou­vons pen­ser du Pro­grès. Après les bom­bar­de­ments et les camps de la mort, avec la guerre qui per­siste un peu par­tout dans le monde et l’ag­gra­va­tion jour­na­lière des condi­tions de l’exis­tence, devons-nous conti­nuer à faire du Pro­grès le Dieu du Mal ? Pou­vons-nous vala­ble­ment pen­ser que la science et ses appli­ca­tions, en par­ti­cu­lier, ne vau­dront jamais aux hommes que des moyens de plus en plus raf­fi­nés pour se détruire ou se faire souf­frir mutuel­le­ment ? Devons-nous admettre que la nature humaine ne subi­ra jamais aucune amé­lio­ra­tion, et que la méchan­ce­té, la cruau­té, l’in­dif­fé­rence à la dou­leur d’au­trui régne­ront tou­jours en maîtres dans le monde ? Est-il pos­sible de rêver des socié­tés ou une socié­té où les hommes ne souf­fri­raient pas, ou tout au moins la marche vers un ave­nir où ils souf­fri­raient de moins en moins ?

Il semble bien que l’ob­ser­va­tion des faits et la simple réflexion objec­tive per­mettent déjà de don­ner des réponses valables à ces questions.

Notons d’a­bord que, pas plus que le Temps ou le Mou­ve­ment, le Pro­grès ne sau­rait être figu­ré ou per­son­ni­fié — encore moins donc ne sau­rait-il être éri­gé en divi­ni­té. Comme der­rière le mot Temps ou der­rière le mot Mou­ve­ment, il y a der­rière le mot Pro­grès deux choses, qu’il importe de dis­tin­guer avant d’al­ler plus loin : il y a les faits, pré­ci­sé­ment, et en outre leur repré­sen­ta­tion men­tale, l’i­dée qui per­met d’en prendre pos­ses­sion ou d’en rendre compte de manière à être géné­ra­le­ment com­pris de tous. Or le mot « pro­grès » recouvre à pre­mière vue d’autres mots dont le sens n’est pas ambi­gu et dont la valeur n’est pas contes­tée : déve­lop­pe­ment, accrois­se­ment, aug­men­ta­tion, amé­lio­ra­tion. Les faits sont là pour dire que les acti­vi­tés de l’homme pris comme indi­vi­du aus­si bien que comme par­tie d’un groupe humain, et de même que les socié­tés humaines prises en tant que telles, se sont déve­lop­pées, accrues, aug­men­tées, amé­lio­rées.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas un indi­vi­du ou une socié­té en par­ti­cu­lier qu’il faut obser­ver pour enre­gis­trer déve­lop­pe­ment, accrois­se­ment, aug­men­ta­tion, amé­lio­ra­tion, Pro­grès, en un mot : c’est dans l’en­semble seule­ment qu’on peut par­ler ain­si. Tous les êtres vivants ani­més sont doués du mou­ve­ment. Cela ne veut pas dire qu’au moment même où on observe un ani­mal don­né il est en train de remuer. Il est essen­tiel, pri­mor­dial, de pen­ser à ce que les mathé­ma­ti­ciens appellent la loi des grands nombres quand on veut par­ler du Pro­grès.

Ce qui est le plus contes­té dans la notion de pro­grès humain, c’est l’i­dée d’a­mé­lio­ra­tion. L’homme ne s’a­mé­liore pas, la socié­té ne devient pas meilleure, parce que les formes de l’exis­tence changent, dit-on. Sans nous étendre ici sur la dis­cus­sion de cette affir­ma­tion, lais­sons seule­ment par­ler les faits.

Dans cer­taines socié­tés pri­mi­tives, il est nor­mal et natu­rel que l’homme mange d’autres hommes, consi­dé­rés à l’é­gal du gibier ou du bétail. En est-il de même aujourd’­hui ? Les cas d’an­thro­po­pha­gie obser­vés dans les camps nazis et chez les Japo­nais ont suf­fi­sam­ment sou­le­vé l’in­di­gna­tion de la conscience mondiale.

Dans les socié­tés déjà très évo­luées de la Grèce et de la Rome antique, l’es­cla­vage était nor­mal et natu­rel : toute la vie intel­lec­tuelle et artis­tique repo­sait sur lui, qui don­nait à cer­tains indi­vi­dus les loi­sirs sans les­quels la pen­sée ne peut se déve­lop­per. Admet­trait-on aujourd’­hui comme nor­male et natu­relle, cette étroite sujé­tion d’un nombre très impor­tant d’êtres humains envers d’autres êtres humains ? C’est plus qu’un abus de lan­gage de dire : le sala­riat est une forme nou­velle d’es­cla­vage. C’est une erreur de pen­sée. Le ser­vage, puis le sala­riat ont été des formes nou­velles de sujé­tion, mais non pas d’es­cla­vage. Déjà, le sei­gneur n’a­vait plus tout à fait droit de vie et de mort sur le serf — et par ailleurs celui-ci, ne vivant plus en rap­ports quo­ti­diens étroits avec le sei­gneur, jouis­sait d’une rela­tive indé­pen­dance. Le patron qui exploite un ouvrier ne connaît pas, dans l’im­mense majo­ri­té des cas, l’homme que les condi­tions éco­no­miques l’a­mènent à oppri­mer : l’ou­vrier jouit de ce fait, incon­tes­ta­ble­ment, d’une indé­pen­dance plus grande que le serf. Si cer­tains ont pu, hypo­cri­te­ment, se plaindre de cette « déshu­ma­ni­sa­tion » des rap­ports entre patrons et ouvriers, il n’en reste pas moins qu’elle tra­duit une sujé­tion dimi­nuée de l’homme-ouvrier envers l’homme-patron.

La guerre, qui se per­fec­tionne chaque jour, est-elle, par le fait même qu’on aper­çoit mal com­ment elle pour­rait dis­pa­raître (« il y a tou­jours eu des guerres, il y en aura tou­jours ») le signe que l’hu­ma­ni­té ne s’a­mé­liore pas ? Les pro­grès dans l’art de tuer (on tue plus sûre­ment, plus vite, et davan­tage à la fois chaque jour) sont-ils la preuve que les hommes deviennent de jour en jour plus mau­vais ? On ne sau­rait l’af­fir­mer caté­go­ri­que­ment sans abus de lan­gage — sans erreur de pen­sée, même, encore une fois. On ne sau­rait affir­mer non plus que, de toute guerre naît un bien­fait ou une série de bien­faits pour les sur­vi­vants. Mais il est non moins incon­tes­table que, même si leur inten­tion est peu « morale » (désir de récu­pé­rer des com­bat­tants en ce qui concerne les soins aux bles­sés, par exemple), il en résulte sou­vent des décou­vertes ou des amé­lio­ra­tions qui pro­fi­te­ront ensuite à un nombre consi­dé­rable d’autres indi­vi­dus dans des condi­tions tout à fait imprévisibles.

Ce n’est pas dans une inten­tion plus « morale » que les com­pa­gnies d’as­su­rance, par exemple, prennent soin de la san­té de leurs clients, mais les résul­tats convergent, et il est hors de doute aujourd’­hui que l’aug­men­ta­tion du nombre des habi­tants en maints pays est due en grande par­tie à l’aug­men­ta­tion de la durée moyenne de l’existence.

Or, non seule­ment la popu­la­tion aug­mente, non seule­ment la vie moyenne devient plus longue, mais qui contes­te­ra, tous cas par­ti­cu­liers et contin­gences excep­tion­nelles mis à part, qu’il est tout de même plus facile de vivre aujourd’­hui qu’il y a un siècle, et que la vie était géné­ra­le­ment et nota­ble­ment plus com­mode à bien des égards en 1848 que deux cents ans plus tôt ? La légende du « bon vieux temps » est de tous les temps : elle est sur la bouche de tous les gens âgés qui regrettent leur jeu­nesse. Mais si les jeunes gens trouvent sou­vent la vie dif­fi­cile, ils oublient qu’une géné­ra­tion plus tôt, des dif­fi­cul­tés se ren­con­traient qu’ils ne connaissent plus, et bien des com­mo­di­tés leur paraissent natu­relles que leurs pères n’ont pas connues.

Au total, et mis à part l’en­goue­ment dont le XIXe siècle a entou­ré l’i­dée de pro­grès, il ne paraît pas niable, de bonne foi, que celle-ci résume avec assez de véri­té un ensemble de faits réels. Il n’y a pas lieu de se poser la ques­tion de savoir s’il faut croire ou ne pas croire au Pro­grès. Il semble bien qu’on peut vala­ble­ment résu­mer de la manière sui­vante une atti­tude ration­nelle en face du Pro­grès : au même titre que le Mou­ve­ment, que le Temps (pour reprendre les termes de com­pa­rai­son de tout à l’heure), le Pro­grès existe. S’il en est bien ain­si, c’est aux hommes et aux socié­tés d’en tirer parti.

Lau­mière


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