Nos grands-pères se posaient souvent le problème du destin de l’homme. C’était au début du siècle. Le monde civilisé vivait dans le calme et idolâtrait la science. Après un moment d’émoi causé par les écrits des poètes maudits et par les bombes des anarchistes, l’humanité reprenait sa marche en avant, berçant un nouveau mythe, le Progrès. Nos grands-pères avançaient d’un pas assuré, l’œil fixé sur la tour Eiffel et fredonnant la Valse bleue. Parfois, étouffant un peu dans la carcasse de leur rationalisme, et sentant le besoin d’une petite crise d’inquiétude métaphysique, ils songeaient aux fins dernières et devenaient graves. Nos grands-pères étaient des enfants. Nous payons aujourd’hui leurs illusions, avec les intérêts composés, comme il se doit, car la vie est un créancier implacable. Pour avoir cru que Blériot nous ouvrait les portes d’une cité bienheureuse, ils nous ont préparé la bombe atomique. De sorte que, par compensation sans doute, nous avons quelque peu régressé quant aux thèmes de méditation. Le destin de l’homme ? Nous en reparlerons demain, comme dit la chanson. Ou du moins, si nous en parlons encore, ne nous dissimulons pas la gratuité du propos. « Vivre d’abord, philosopher ensuite. » Ce qui importe, c’est avant tout de sauver l’homme, donc de le défendre contre ce qui le menace.
Mais, d’abord, l’homme en vaut-il la peine ? C’est une question dont on peut débattre sans fausse pudeur. En ce qui me concerne, je suis pour, modérément mais fermement. Avec beaucoup de raisons, dont l’une me paraît péremptoire : l’extinction générale de l’espèce humaine laisserait très probablement subsister quelques individus, dans un dénuement matériel et intellectuel à peu près total. On peut très bien imaginer, pour eux, une espèce de retour à l’âge des cavernes. Tout serait à recommencer, avec les mêmes erreurs, ou pire, et pour se retrouver ensuite à peu près où nous en sommes. Autant essayer d’en sortir tout de suite, puisque nous avons franchi quelques caps difficiles dans le cours des millénaires qui vont d’Adam ou du néanderthaloïde à l’homme du XXe siècle.
Va donc pour la défense de l’homme, c’est assez original pour qu’on s’y intéresse, et assez complexe. Car une première question se pose tout de suite : quel homme avons-nous à défendre ?
J’entends les protestations de maint lecteur dont le siège est fait depuis longtemps. « Belle demande, dira-t-il. Comme si l’on ne savait pas ce que parler veut dire ! Il faut défendre l’exploité contre l’exploiteur, le bon contre le mauvais, le persécuté contre le persécuteur ! D’un côté le S.S. de Dachau, l’exécuteur de la N.K.V.D., le criminel qui lance la bombe atomique. De l’autre le déporté des camps, la victime du commissaire, la femme qui risque d’être pulvérisée en allant chercher son pain. Le problème est simple : défendre l’homme, n’est-ce pas prendre le parti des victimes contre les bourreaux ? »
Comment ne pas être d’accord, en théorie, avec un tel bon sens ? Mais, en face des réalités, le choix est plus difficile. Car nous sommes à peu près tous dans les dispositions propices à devenir alternativement victimes et bourreaux, suivant les rapports de force. J’ajoute aussitôt que je ne mets pas en cause ce que Céline a nommé « l’éternelle vacherie humaine ». C’est un élément dont il faut tenir compte, sans plus, car il se trouve sans doute largement compensé par certains antidotes qui n’ont perdu de leur efficacité que très provisoirement. Les moralistes sont gens fort ennuyeux quand ils n’ont pas le génie de Rousseau ou le talent de Paul Léautaud. Les uns, après le Genevois, ont enfourché le dada de l’optimisme en prétendant que l’homme était bon. Les autres, travaillés par la bile ou exploitant un filon sans égal, ne voient partout que calculs et scélératesse, On s’explique mal, selon ces extrêmes, que l’humanité dure encore, ou qu’elle n’en soit pas depuis longtemps à s’épanouir en paradis terrestre.
Si l’on s’attache à la psychologie de l’homme contemporain, on découvre le véritable aspect du problème. Les bourreaux sont le plus souvent des brutes, mais des brutes fanatisées. Le S.S. de Dachau exterminait au nom de la race supérieure, créatrice d’ordre et de bonheur à partir de son hégémonie ; le sicaire de la N.K.V.D. croit travailler au triomphe du prolétariat ; quant au Yankee survolant Hiroshima, il lançait sa bombe au nom de la liberté.
Et ceux qui tirent les ficelles ? Ma foi, au risque de passer pour une réincarnation de Candide, j’ai fortement tendance à croire qu’ils sont possédés, eux aussi, par un même fanatisme. Il est trop facile de tout expliquer par la canaillerie des puissants, on ne peut s’en tirer ainsi avec les Truman, Staline, Hitler. C’est un argument d’autant plus dangereux qu’il s’attaque aux causes secondes et néglige les principaux coupables. J’ai nommé les Mythes dont l’homme contemporain est infesté.
« Dieu est mort ! proclamait Nietzsche. Le formidable événement est venu sur des pattes de colombe. » L’homme assista calmement à l’agonie, comme à celle d’un aïeul qui a fini sa carrière. Il avait vécu longtemps avec le Dieu de l’Église, recherchant son appui, subissant ses rudes coups, et s’habituant peu à peu à se diriger sans lui puisqu’il déclinait à vue d’oeil, dépassé par les événements. Quand il s’éteignit, l’homme ne comprit pas que la succession était ouverte, et ce fut une véritable invasion de nouveaux dieux. Les Mythes s’insinuèrent d’abord sans bruit dans les écrits de quelques doctrinaires plus ou moins obscurs en leur temps, aujourd’hui illustres. Puis ils se fortifièrent, assurèrent leur position, et finalement se livrèrent des combats gigantesques à travers des masses d’hommes lancées les unes contre les autres, en utilisant le fanatisme aussi bien que les plus sordides intérêts privés.
Nous ne sommes pas à la fin du combat mais, au moins, si nous nous jetons dans la bataille, sachons reconnaître nos véritables ennemis. Que les défenseurs de l’homme se comptent d’abord en fonction d’un premier principe. Il n’est pas nécessaire que chacun d’eux n’ait jamais participé à l’erreur, peut-être vaut-il mieux avoir été vacciné par une expérience. Mais ce qui est essentiel, ce qui doit être le dénominateur commun de la nouvelle troupe, c’est la volonté d’attaquer sans merci et d’exterminer ces dieux imposteurs que sont les mythes modernes.
Alain Sergent