La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre I

I
Avant le dernier voyage. — Odyssée paternelle en Italie. — L’Immigration révolutionnaire à Paris.

Quand on est arri­vé à la sep­ten­taine, après avoir subi les vicis­si­tudes d’une exis­tence pas­sa­ble­ment caho­tée, il est sage de se pré­pa­rer au der­nier voyage, celui dont nul explo­ra­teur, s’appela-t-il Chris­tophe Colomb, Cook ou Stan­ley, n’est revenu.

C’est mon cas.

Avant que les lèvres ne se closent pour de bon, il vous prend quel­que­fois l’envie de bavar­der. À force d’avoir vu les humains et tra­ver­sé les évé­ne­ments, on se sent le besoin de dire un mot final – fût-ce celui de Cam­bronne – en quit­tant le théâtre de la vie.

On esti­mait naguère que la durée nor­male de l’existence humaine ne pou­vait être éva­luée à soixante-dix ans, et il semble aujourd’hui, d’après des sta­tis­tiques, que cette limite doive être recu­lée par suite des trans­for­ma­tions sociales dont l’influence sur la lon­gé­vi­té est indé­niable. Excep­tion faite pour les mal­heu­reux que la misère, le sur­tra­vail et les peines fauchent pré­ma­tu­ré­ment, ou que les ambi­tions des diri­geants condamnent à lais­ser leurs os sur un champ de bataille, cette lon­gé­vi­té tend d’une façon géné­rale à aug­men­ter. Sans doute même un jour vien­dra-t-il où, par l’universalisation du bien-être et de l’hygiène dans une socié­té sen­si­ble­ment évo­luée, la légende de Mathu­sa­lem pour­ra deve­nir une réa­li­té. Après tout, ce patriarche neuf fois sécu­laire, qui n’a pro­ba­ble­ment jamais exis­té, sauf dans l’His­toire Sainte, ne comp­tait appa­rem­ment que neuf cent et quelques lunes, et non neuf cent années solaires, ce qui fait de lui un simple gamin, même pas octogénaire.

Ce fut le 7 sep­tembre 1857, vers 11 heures du soir, que je fis mon entré dans ce monde inhar­mo­nique. La com­mune de Foug (Meurthe), dans laquelle je vis la lumière des lampes, ne fut aucu­ne­ment révo­lu­tion­née par ma nais­sance, et ma pre­mière enfance me vit accom­plir les mêmes gestes que tous les mioches de mon âge.

À dix-huit mois com­men­cèrent mes voyages. Je quit­tais la Lor­raine avant de l’avoir connue, emme­né à Paris, vil­la Mont­mo­ren­cy, à deux pas du bois de Bou­logne. Dans ce cadre de paix et de plein air s’écoulèrent mes pre­mières années, entre mes parents et mes grands-parents maternels.

Aujourd’hui, au bout de trois-quarts de siècle, je revois encore notre demeure fami­liale, très simple, et les figures des êtres chers qui m’entouraient.

Mon père avait une vie pas­sa­ble­ment mou­ve­men­tée. Né en Sicile, à Tra­pa­ni, l’antique Dre­pa­non des Grecs, il pré­sen­tait au phy­sique le plus pur type… anglo-nor­mand : chair d’une blan­cheur lai­teuse, yeux d’un bleu pro­fond, poil blond ardent. Aus­si maintes fois lui arri­vait-il d’être salué en anglais, ce qui le fai­sait sou­rire, le seul mot qu’il eût rete­nu de la langue de Sha­kes­peare étant Yes. Mais lorsqu’il ouvrait la bouche, son accent qu’il gar­da sici­lien jusqu’à la mort, démen­tait aus­si­tôt ce masque sep­ten­trio­nal. Et sa voix prompte à ton­ner, écla­ter, rugir, rap­pe­lait l’Etna dans ses grands jours d’éruption.

Par le même contraste bizarre, ma mère, Lor­raine de nais­sance comme d’hérédité, avec ses che­veux noirs et ses yeux bruns, pen­sifs et doux, éclai­rant un beau visage ovale, res­sem­blait bien plus à une Espa­gnole du type clas­sique peint par Joa­nez qu’à une femme du Nord. Elle pos­sé­dait le cœur le plus géné­reux un grand cou­rage phy­sique et moral, qui devait lui faire sup­por­ter stoï­que­ment angoisses et souf­frances. Elle eût bra­vé la mort sans la moindre pose – cela lui arri­va par la suite – mais elle se fût enfuie devant une souris.

D’ailleurs n’est-ce pas le rôle de la sou­ris de ser­vir de jouet au chat et d’épouvantail aux femmes ?

Le lec­teur m’excusera de m’étendre aus­si lon­gue­ment, au début de ces Mémoires, sur ceux qui m’ont com­mu­ni­qué avec leur sang un peu de leur âme. Je n’entends point l’importuner de mes faits et gestes de bam­bin. Mes parents, au contraire, se rat­ta­chaient à un monde dont l’étude rétros­pec­tive n’est pas sans intérêt.

Mon père avait pour oncle le mar­quis del Car­ret­to, omni­po­tent ministre du roi Fer­di­nand ii, dit Bom­ba, et qui a lais­sé dans l’histoire des Deux-Siciles un nom tris­te­ment célèbre d’implacable réac­teur. De plus, il avait été éle­vé dans un sémi­naire et, la voca­tion lui fai­sant entiè­re­ment défaut, gra­ti­fié d’un bre­vet de capi­taine de gendarmerie.

C’est dire que rien ne sem­blait le pré­dis­po­ser à aller à la Révo­lu­tion. Rien, sauf son tem­pé­ra­ment et l’amour de la liber­té. Au grand déses­poir de son aris­to­cra­tique famille, il pré­fé­ra le rôle d’insurgé à celui de défen­seur du trône et de l’autel ; il s’affilia à la Jeune Ita­lie, orga­ni­sée par le génie conspi­ra­teur de Maz­zi­ni, et tira sur les gen­darmes royaux au lieu de les commander.

Il se bat­tit contre Fer­di­nand ii, d’abord en Sicile, contri­buant à la chute de Del Car­ret­to, puis à Naples, rece­vant au front un superbe coup de sabre du major Pigna­tel­li, lorsque le roi, qui avait du – la mort dans l’âme – pro­mul­guer une Consti­tu­tion, eut trou­vé le moyen de réta­blir son abso­lu­tisme par un coup de force. Fait pri­son­nier sur une bar­ri­cade de la via San­ta Bri­git­ta, il s’évada, grâce au concours d’un offi­cier jadis l’obligé de la famille. Pen­dant qu’on le condam­nait à mort par contu­mace. Il cou­rut sans s’arrêter se battre à Livourne contre le grand duc de Tos­cane, puis alla joindre à Rome les défen­seurs de la Répu­blique. Pauvre répu­blique, glo­rieuse et éphé­mère, qu’assaillaient Fran­çais, Napo­li­tains, Autri­chiens et Espa­gnols, trans­for­més en sol­dats du Pape !

Fait de nou­veau pri­son­nier lors de l’entrée des troupes d’Oudinot dans la Ville Éter­nelle, il fut livré à la jus­tice de Fer­di­nand II et inter­né dans la for­te­resse de Fru­si­none. C’étair le pelo­ton d’exécution ; il lui échap­pa, s’évadant encore, cette fois dans une caisse que des mains amies avaient pré­pa­rée et légè­re­ment per­cée de trous. Pré­cau­tion urgente, car la mort par asphyxie n’eût pas mieux valu que celle sous les balles.

Après quoi, mon père, sor­tant de cette demeure sal­va­trice mais incom­mode avait gagné le Pié­mont, seul État de l’Italie où, dans le nau­frage de la révo­lu­tion, sur­na­geât un peu de liber­té. Puis la France, un ins­tant Londres où il ne put s’acclimater, et de nou­veau Paris.

Là, il s’était retrou­vé avec tout un flot de révo­lu­tion­naires cos­mo­po­lites, dont d’aucuns sont deve­nus par la suite de hauts per­son­nages. Les jours se suivent et, bien sou­vent, ne se res­semblent pas… tout au moins pour ceux des acteurs qui changent de rôle.

Par­mi ces exi­lés que, plus tard, mon enfance a entre­vue et dont, sans me rap­pe­ler leur visage, je devais rete­nir les noms, se trou­vaient – Sici­liens comme mon père : Cris­pi, Car­naz­za, Cari­ni, Fris­cia, pour les­quels la des­ti­née n’avait pas dit son ultime mot.

Le pre­mier, adju­rant son répu­bli­ca­nisme et sa devise : <i[[« Main­te­nant et tou­jours ».]], allait deve­nir un jour le ministre méga­lo­mane et fran­co­phobe, aus­si auto­cra­tique que Del Car­ret­to, le pré­cur­seur de Mus­so­li­ni. Il n’était pas riche dans son exil, et mon père plus argen­té se fit maintes fois un devoir de soli­da­ri­té de le renip­per – il le regret­ta par la suite. Cris­pi, à son arri­vée au pou­voir, aux hon­neurs et aux richesses, s’empressa de mettre les bou­chées doubles.

On sait que ce per­son­nage devint bigame, ce qui lui fut fort repro­ché lorsque, par la suite, il se trou­va dic­ta­teur de l’Italie. Ce fut pour­tant un de ses moindres méfaits. Un jour, mon père eut à inter­ve­nir très sérieu­se­ment pour empê­cher qu’il fût échar­pé par ses deux femmes : l’une Napo­li­taine, l’autre Savoyarde, qui riva­li­saient de fureur.

Car­naz­za était un des plus aimables fami­liers de notre mai­son. Échap­pé, comme mon père, aux fusillades bour­bo­niennes, il allait, au len­de­main de la vic­toire uni­taire, occu­per un poste éle­vé dans la magis­tra­ture, pro­non­çant à son tour, sur le sort des pauvres diables. Mon enfance lui a dû un superbe poli­chi­nelle et des frian­dises envoyées de Naples, à son retour triom­phal dans les Deux-Siciles.

Cari­ni, consi­dé­ré comme assez médiocre com­bat­tant, devait sou­dai­ne­ment se révé­ler héroïque dans la fameuse expé­di­tion des Mille. Il y trou­va la gloire et y per­dit un bras

Quant à Fris­cia, qui par­ti­ci­pa, lui aus­si, à cette épo­pée gari­bal­dienne, il fut élu dépu­té. Il sié­gea à l’extrême-gauche du Par­le­ment ita­lien, avec Fanel­li. Tous deux étaient amis intimes du célèbre Bakou­nine, dont ils avaient épou­sé l’anarchisme.

Il convient de dire que leur man­dat ne rap­por­ta aucun pro­fit maté­riel à ces intran­si­geants, qui crurent ser­vir la pro­pa­gande de leurs idées par leur pré­sence au Par­le­ment de l’Italie uni­fiée : les repré­sen­tants ne per­ce­vaient pas de traitement.

Anar­chiste aus­si était Car­lo Pis­cane, le futur mar­tyr de Capri, que Vic­tor Hugo pro­cla­ma « plus grand que Gari­bal­di ». Ce n’était pas la Répu­blique dure et orgueilleuse de l’ancienne Rome qu’il entre­voyait dans son rêve géné­reux, mais la Répu­blique sociale et liber­taire de l’avenir.

Com­bien cet anar­chisme dif­fé­rait de ce que, plus tard, cer­tains sans scru­pules ont osé pré­sen­ter sous le même nom ! L’anarchisme, selon la façon dont il est inter­pré­té, peut être ce qu’il y a de plus beau ou ce qu’il y a de pire.

Mon­ta­nel­li et Orsi­ni – celui-là tos­can, celui-ci Roma­gnol – étaient aus­si de grands amis de mon père. Ils devaient mou­rir : le pre­mier dépu­té (1862), le second sur l’échafaud après un atten­tat contre Napo­léon iii (1858). Bifur­ca­tion des destinées !

Mon­ta­nel­li, avo­cat et écri­vain de valeur, suc­ces­si­ve­ment pré­sident du Conseil des ministres de Tos­cane et… for­çat par contu­mace après le réta­blis­se­ment du grand-duc, demeu­rait près du bou­le­vard des Ita­liens (était-ce par patrio­tisme?), rue Favart, je crois. Un jour, il avait invi­té à dîner plu­sieurs amis, dont mon père, qui l’a­vait pro­cla­mé trium­vir à Livourne, et auquel, récem­ment emmé­na­gé, il don­na natu­rel­le­ment son adresse.

Ponc­tuel­le­ment, à l’heure dite, mon père se pré­sen­ta rue Favart et s’enquit de l’é­tage ou demeu­rait son ami Montanelli.

Le concierge nia caté­go­ri­que­ment avoir dans sa mai­son un loca­taire de ce nom. Après avoir insis­té inuti­le­ment, mon père dut se reti­rer, pen­sant qu’une erreur d’adresse avait été com­mise par l’un ou par l’autre.

Peu de temps après, il ren­con­tra Mon­ta­nel­li, qui lui adres­sa des reproches :

– Nous t’a­vons atten­du pen­dant une heure avant de nous mettre à table, lui dit l’ex-triumvir.

– Com­ment ! s’exclama mon père, mais je me suis ren­du à l’a­dresse que tu m’avais don­née et le concierge ne te connais­sait pas !

Stu­peur réci­proque. Puis frap­pé d’un soup­çon, l’amphitryon interrogea :

– Com­ment m’as-tu demandé ?

– Eh ! mais mon­sieur Môn-ta-nell’

– Mal­heu­reux ! Tu devais dire Mon-ta-nellî.

À cette époque mon père bara­goui­nait à peine quelques mots de fran­çais, et il avait pro­non­cé à l’italienne – pis que cela : avec un for­mi­dable accent sicilien.

Les élé­ments bour­geois et même aris­to­cra­tiques étaient plus nom­breux dans l’émigration ita­lienne que les élé­ments popu­laires. Cela se com­prend. Dans toute la pénin­sule, et prin­ci­pa­le­ment dans le royaume des Deux-Siciles, la plèbe – sur­tout agri­cole – vivait dans un état de misère et d’ignorance qui la tenait à mille lieues des enthou­siasmes d’idées et des luttes poli­tiques. Seule la classe aisée et ins­truite pou­vait se don­ner le luxe de penser.

Les Bour­bons de Naples, comme ceux de Madrid, disaient : « Notre peuple n’a pas besoin de savoir lire », et ils voyaient sans déplai­sir l’existence du ban­di­tisme. Les bri­gands ne valent pas tou­jours mieux que les hon­nêtes gens. Moins hypo­crites que ceux-ci en géné­ral, ils comptent sou­vent des élé­ments très mêlés : fiers réfrac­taires, redres­seurs de torts ou auto­crates rapaces et cruels. En Espagne, c’étaient des bri­gands, mêlés aux fana­tiques pay­sans de Bis­caye, qui avaient mas­sa­crés les libé­raux des villes au cri de : « Vivent les chaîne ! » En Calabre, des bri­gands notoires, comme Fra Dia­vo­lo et Mam­mone, avaient reçu le bre­vet de colo­nel dans l’armée san­fé­diste du car­di­nal Ruf­fo, allant égor­ger l’é­phé­mère Répu­blique parthénopéenne.

Dans cette même Calabre s’exerçait en grand, au plein milieu du dix-neu­vième siècle, la traite des enfants. Les misé­reux pay­sans, chefs de familles nom­breuses, ven­daient à d’âpres tra­fi­quants leurs bam­bins âgés de six ans, dres­sés aus­si­tôt à racler du vio­lon, chan­ter et men­dier, pour deve­nir plus tard mar­chand de sta­tuettes, modèles ou n’importe quoi. Ces mal­heu­reux pif­fe­ra­ri cou­chaient sur des gra­bats pouilleux, entas­sés dans une lamen­table pro­mis­cui­té ; ils étaient nour­ris déri­soi­re­ment, sauf lorsqu’ils ne l’étaient pas du tout, ayant rap­por­té à leur patron une recette insuf­fi­sante. Jeûne for­cé par lequel le négrier com­pen­sait sa perte et qu’on appe­lait une mise aux « pleu­reurs ». Quand la recette était tout à fait néga­tive, les petits mar­tyrs pas­saient dans la caté­go­rie des « estro­piés », c’est-à-dire étaient bat­tus comme plâtre.

Cette traite blanche, contre laquelle des jour­naux avaient maintes fois pro­tes­té, devait se pro­lon­ger jusqu’à la guerre de 1870. Dans le quar­tier saint-Vic­tor, à cette époque peu­plé d’Italiens pauvres, on voyait, pit­to­resques mal­gré leur misère, dans leur cos­tume rapié­cé, des pif­fe­ra­ri, aux yeux brillants, sou­vent de fièvre.


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