La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre XII

XII
Paris contre Versailles, le second siège

Cepen­dant les évé­ne­ments se précipitaient.Avec une acti­vi­té qu’ils n’a­vaient jamais su déployer contre les Prus­siens, les gens de Ver­sailles orga­ni­saient une armée. En pro­vince — sur­tout en Bre­tagne — pré­fets et maires leur recru­taient des volon­taires. Les zouaves pon­ti­fi­caux de Char­rette et de Cate­li­neau, vibrants de la légende des luttes ven­déennes et enra­gés de fana­tisme contre la ville des révo­lu­tions, des corps de gen­dar­me­rie et de police accou­raient gros­sir les troupes de « l’ordre ». À cet embryon d’ar­mée, chif­frant déjà de trente à qua­rante-cinq mille hommes, allaient s’en ajou­ter cent mille autres, Thiers et Bis­marck s’é­tant faci­le­ment enten­dus pour rapa­trier d’Al­le­magne les pri­son­niers de guerre. Et cette masse, exas­pé­rée de ses défaites et de ses souf­frances, allait cher­cher furieu­se­ment une revanche sur ces monstres de Pari­siens qui, ne se rési­gnant pas à la capi­tu­la­tion, avaient pro­lon­gé la guerre et leur captivité.

Les pre­miers coups de feu furent tirés le 2 avril, à Cour­be­voie, où une recon­nais­sance ver­saillaise se heur­ta à un poste de fédérés.

Dans la soi­rée s’o­pé­ra une concen­tra­tion des forces de la Com­mune. Mon père par­tit avec tout le 160e, jeunes des com­pa­gnies de marche et vieux de la séden­taire, mêlée.

On était grave, pres­sen­tant qu’un grand choc allait se pro­duire. Une pro­cla­ma­tion de la Com­mis­sion exé­cu­tive de la guerre annon­çait que les « conspi­ra­teurs roya­listes » avaient atta­qué. La riposte était à pré­voir. Toute la nuit fut emplie de mou­ve­ments de troupes. Les géné­raux de la Com­mune, ardents mais inex­pé­ri­men­tés, pré­pa­raient une marche concen­trique qui, théo­ri­que­ment bien conçue, devait, dans la pra­tique, abou­tir à un désastre.

Trois mou­ve­ments devaient conver­ger sur Ver­sailles, par­tant : l’un, diri­gé par Flou­rens et Ber­ge­ret, de la pres­qu’île de Gen­ne­vil­liers ; un autre, conduit par Eudes, du Bas-Meu­don ; le troi­sième, avec Duval, du pla­teau de Châ­tillon. Le plan conçu par Eudes parais­sait fort beau. Mal­heu­reu­se­ment, une chose devait le ruiner.

Les forts du Sud, situés sur la rive gauche de la Seine — ceux d’Is­sy, de Vanves, de Mon­trouge, de Bicetre et d’I­vry — avaient été éva­cués par les Prus­siens après la signa­ture de la paix, puis occu­pée sans dif­fi­cul­té par les fédé­rés. Seul, le Mont-Valé­rien, beau­coup plus impor­tant, puisque d’une hau­teur de 136 mètres il domine toute la val­lée de la Seine et peut l’é­cra­ser de son feu plon­geant, avait conser­vé une gar­ni­son de ligne, com­man­dée par le lieu­te­nant-colo­nel Luckner.

Lul­lier, ex-lieu­te­nant de vais­seau ral­lié à la démo­cra­tie révo­lu­tion­naire, avait été char­gé d’as­su­rer l’oc­cu­pa­tion du fort par les fédé­rés. C’é­tait un homme capable et éner­gique, de sta­ture et de force her­cu­léennes, avec une belle tête de lion et un faible pour l’ab­sinthe qui lui fai­sait par­fois perdre son sang-froid.

Ce marin, qui n’é­tait pas d’eau douce, avait mon­tré de la déci­sion en maintes cir­cons­tances et s’é­tait fait nom­mer par le Comi­té cen­tral com­man­dant en chef de la garde natio­nale, dans la nuit du 18 au 19 mars. Cette fois, il fut mal ins­pi­ré en se conten­tant de la parole que lui don­na le gou­ver­neur de demeu­rer neutre dans un conflit entre Paris et Ver­sailles. Il s’abs­tint de prendre pos­ses­sion du fort.

Le lieu­te­nant-colo­nel Luck­ner, bon élève en casuis­tique du géné­ral Tro­chu, n’eut rien de plus pres­sé, une fois Lul­lier éloi­gné, que de télé­gra­phier la chose au gou­ver­ne­ment de Ver­sailles. La gar­ni­son fut aus­si­tôt rele­vée et le com­man­de­ment de la cita­delle remit à un autre offi­cier supé­rieur qui, lui, n’a­vait enga­gé aucune parole d’honneur.

Dans la mati­née du 3 avril, les bataillons de Ber­ge­ret, venant de Neuilly, se pré­parent à faire leur jonc­tion avec les bataillons de Flou­rens, arri­vant d’As­nières. Vingt mille hommes [[Vingt mille d’a­près le « Rap­pel », beau­coup moins d’a­près Lis­sa­ga­ray, qui dit « six mille hommes de Ber­ge­ret et un mil­lier de Flou­rens ».]] se dirigent de ce côté sur Ver­sailles en tour­nant le Mont-Valé­rien. L’a­vant-garde atteint déjà Rueil.

Sou­dain, le fort, que tous croyaient neutre, ouvre le feu. Une bor­dée fou­droie la colonne des fédé­rés. Coup de théâtre. Aux cris de « Tra­hi­son ! » et de « Sauve qui peut ! » les hommes se débandent et s’en­fuient vers Paris.

Le canon conti­nuait de tonner.

Dans Paris, nous enten­dions ce canon qui, après une trêve de deux mois, nous rap­pe­lait les jours du pre­mier siège. Le bruit cou­rait qu’une grande bataille était enga­gée et mille rumeurs contra­dic­toires circulaient.

Étreints par l’in­cer­ti­tude, ma mère et moi rece­vions coup sur coup les visites de femmes venant nous récla­mer leurs maris, par­tis avec la com­pa­gnie de mon père. Hélas ! nous ne pou­vions ni les leur rendre ni même leur en don­ner des nouvelles !

Ma mère, angois­sée, allait elle-même aux infor­ma­tions, s’a­dres­sant à des fuyards déjà ren­trés dans le quar­tier. Leurs réponses étaient sou­vent extraordinaires :

— Ils sont en train de « mon­ter à l’as­saut » de Ver­sailles ! disait tex­tuel­le­ment l’un, qui avait jugé bon de ne point par­ti­ci­per à cet « assaut » d’une ville ouverte.
 — Ah ! madame, répon­dait un autre, fris­son­nant à la pen­sée de la ter­rible sur­prise, tout ce que je puis vous dire c’est que votre mari n’é­tait pas encore par­mi les morts.

C’é­tait plus ou moins rassurant !

Toute la jour­née se pas­sa ain­si. Seule­ment, vers dix heures du soir, nous enten­dîmes un pas connu réson­ner dans l’es­ca­lier et la voix de mon père crier dans son fran­çais ita­lia­ni­sé : « Souis moi ! »1« C’est moi ! » Tex­tuel­le­ment « je suis moi » (Sono io.).

Mon père était érein­té. Sur pied depuis la veille, il s’é­tait effor­cé d’en­di­guer la déban­dade et de rete­nir sa com­pa­gnie. Mais, dans la panique géné­rale, ses éner­giques exhor­ta­tions étaient inutiles. Du moins, il était res­té sous le feu jus­qu’au der­nier moment, ne se reti­rant — avec ceux aux­quels la ter­reur n’a­vait pas don­né des ailes — que lorsque toute idée d’of­fen­sive avait dû être abandonnée.

Flou­rens, qui venait de voir se dis­si­per son armée et son rêve de vic­toire, ne vou­lut pas ren­trer dans Paris comme un Ducrot, vivant et vain­cu. Mal­gré les exhor­ta­tions de son aide de camp et ami Cipria­ni, il demeu­ra seul avec son com­pa­gnon, mur­mu­rant : « Je ne recu­le­rai pas ! »

Fati­gués, cepen­dant, les deux hommes entrèrent dans une auberge pour se repo­ser. Sou­dain, des gen­darmes — une qua­ran­taine — appa­raissent et, bien­tôt ren­sei­gnés par un habi­tant, se dirigent vers l’é­ta­blis­se­ment. Nul moyen de fuir : la mai­son est cer­née. Des coups de revol­ver s’é­changent : Cipria­ni est arrê­té au rez-de-chaus­sée. Il n’est que roué de coups, car c’est sur­tout Flou­rens qu’on cherche et une per­qui­si­tion le fait bien­tôt découvrir.

C’est sur lui que la rage des Ver­saillais va se satis­faire. On le conduit sur le bord de la Seine, où, tête nue et les bras croi­sés, il attend, muet et stoïque, sa des­ti­née. Il ne l’at­tend pas long­temps. Le capi­taine de ces hommes, Des­ma­rets, accourt à che­val et, hur­lant : « Ah ! c’est vous, Flou­rens ! », lui fend le crâne d’un furieux coup de sabre qui, selon l’ex­pres­sion spi­ri­tuelle d’un des gen­darmes, lui fait « deux épaulettes ».

Ain­si périt un noble type de pala­din, pos­sé­dant tout : jeu­nesse, for­tune, savoir pour vivre heu­reux, s’il ne se fût voué au culte de la liber­té et de la jus­tice sociales. C’é­tait à lui qu’Eu­gène Pot­tier avait dédié sa belle poé­sie, Don Qui­chotte, et nul n’en était plus digne. Au milieu des graves sou­cis cau­sés par un échec mili­taire de fâcheux augure, la fin tra­gique de Flou­rens cau­sa chez tous les démo­crates une tris­tesse profonde.

Le corps, récla­mé par la famille, fut enter­ré à Paris. Les parents infli­gèrent à la dépouille de ce révo­lu­tion­naire libre pen­seur les rites d’une reli­gion qu’il avait répudiée.

La sor­tie du 3 avril avait été une défaite sur tous les points. Au Petit-Bicêtre, les fédé­rés, conduits par Duval, ouvrier éner­gique, fon­deur intel­li­gent, mais géné­ral impro­vi­sé, s’é­taient trou­vés brus­que­ment atta­qués par les lignards de la bri­gade Der­ro­ja, sur­gis des bois de Vil­la­cou­blay. Refou­lés en désordre sur le pla­teau de Châ­tillon, ils avaient dû mettre bas les armes.

Par­mi eux se trou­vait Éli­sée Reclus, simple garde.

Un géné­ral ver­saillais appa­rut subi­te­ment. C’é­tait Vinoy.

— Y a‑t-il des chefs par­mi vous ? demanda-t-il.

Duval sor­tit des rangs et se nomma.

— Qu’au­riez-vous fait de moi si vous m’a­viez pris ? lui deman­da l’ex-gou­ver­neur de Paris.
 — Je vous aurais fait fusiller ! répon­dit sans hési­ta­tion le révolutionnaire.

C’é­tait son arrêt de mort. Duval s’a­dos­sa intré­pi­de­ment à un mur, face au pelo­ton d’exé­cu­tion, et tom­ba au cri de : « Vive la Commune ! »

Son chef d’é­tat-major et un autre offi­cier fédé­ré, aus­si crânes, par­ta­gèrent son sort.

Au centre, les fédé­rés, quoique moins mal­me­nés, avaient dû se replier sur le fort d’Is­sy, après avoir échan­gé une vive fusillade avec un mil­lier de gen­darmes retran­chés dans les vil­las cré­ne­lées du Bas-Meudon.

L’in­suc­cès avait été com­plet. Les quelques répu­bli­cains bour­geois qui sié­geaient à la Com­mune, au milieu des révo­lu­tion­naires, don­nèrent leur démis­sion : les uns, comme Méline, parce qu’ils n’en­ten­daient pas com­pro­mettre leur ave­nir poli­tique dans une lutte défa­vo­ra­ble­ment enga­gée ; les autres, comme Ranc, hon­nête jaco­bin, pour ne pas se lais­ser entraî­ner sur le ter­rain trop inquié­tant pour eux d’une révo­lu­tion sociale.

Clu­se­ret avait été délé­gué au minis­tère de la Guerre. Il ne man­quait ni d’i­dées, ni de cou­rage, ni de métier : capi­taine de mobiles en juin 1848, il s’é­tait bat­tu contre les insur­gés, leur enle­vant, à la tête de ses hommes, la bar­ri­cade de la rue Saint-Jacques et rece­vant de ce fait le ruban rouge. Ayant quit­té l’ar­mée sous l’Em­pire, il avait émi­gré aux États-Unis et ser­vi dans les forces fédé­rales pen­dant la guerre de Séces­sion, avec le grade de géné­ral de bri­gade. Au len­de­main du 4 sep­tembre, il avait paru un ins­tant à Lyon, dans une éphé­mère ten­ta­tive de Bakou­nine pour sub­sti­tuer au gou­ver­ne­ment bour­geois et uni­taire une fédé­ra­tion d’or­ga­ni­sa­tions révolutionnaires.

Hélas ! si les géné­raux de l’Em­pire et de la Défense natio­nale n’a­vaient point brillé contre les Prus­siens, les géné­raux de la Com­mune ne devaient pas être plus heu­reux contre les Versaillais !

Pour­tant, à par­tir de la désas­treuse jour­née du 3 avril, les bul­le­tins offi­ciels n’an­non­çaient guère que des vic­toires. Vic­toires à Issy, à Asnières, à Neuilly sur­tout. Ne soup­çon­nant pas, dans ma can­deur juvé­nile, qu’un gou­ver­ne­ment popu­laire pût, tout comme un autre, men­tir par rai­son d’É­tat, je me disais : « Si cela conti­nue, on fini­ra tout de même par arri­ver à Versailles ! »

En atten­dant, l’ar­mée de l’« ordre » gros­sis­sait de jour en jour, et le maré­chal de Mac-Mahon en avait reçu le com­man­de­ment. Le vain­cu de Reich­shof­fen et de Sedan avait deux grandes défaites à effacer.

Les Ver­saillais, repous­sés le 6 avril au pont de Neuilly, s’en emparent le 7, après avoir per­du les géné­raux Bes­son et Péchot. Le 11 et le 13, attaques contre le fort d’Is­sy, vic­to­rieu­se­ment déjouées, annonce-t-on. Mais ces attaques étaient sur­tout des canon­nades furieuses qui, appuyées par des fusillades de tran­chées, ache­vaient de déman­te­ler le fort, ter­ri­ble­ment éprou­vé par le bom­bar­de­ment du pre­mier siège. À la fin du mois, l’ar­mée régu­lière l’en­cer­clait presque, s’é­tant empa­rée des Mou­li­neaux, du cime­tière, du parc et du châ­teau d’Is­sy. Cette par­tie de la ban­lieue pari­sienne a, pen­dant de longues années, conser­vé les ves­tiges de la ter­rible tour­mente de fer et de feu qui s’é­tait abat­tue sur elle.

Le 30 avril, la gar­ni­son fédé­rée, aux ordres du blan­quiste Mégy, voyant l’en­ne­mi s’é­tendre sur sa droite, éva­cua cette ruine. Clu­se­ret, aver­ti, réunit en hâte quelques cen­taines d’hommes, les déploya en tirailleurs, mar­chant à leur tête, vêtu en civil, et, s’a­van­çant à tra­vers le parc, réoc­cu­pa le fort. Il était temps. Le délé­gué à la Guerre trou­va un héroïque gamin qui, demeu­ré seul dans cet amas de décombres et de cadavres, atten­dait l’ar­ri­vée de l’en­ne­mi près de la pou­drière pour y mettre le feu. Cet épique gavroche s’ap­pe­lait Dufour.

Comme dans toutes les révo­lu­tions, enfants et vieillards se mon­traient les plus intré­pides : les pre­miers, enthou­siastes et espé­rant tout ; les seconds, bron­zés par les luttes de la vie et ne regret­tant rien.

Ceux qui tom­baient avaient de belles funé­railles. Ils étaient conduits à leur der­nière demeure sous les plis du dra­peau rouge, au son de la Marche funèbre de Cho­pin, exé­cu­tée par les musiques fédé­rées. Des déta­che­ments de leur bataillon et des délé­gués de la Com­mune sui­vaient le cor­billard et des dis­cours vibrants d’une émo­tion sin­cère étaient pro­non­cés sur leur tombe. Leurs veuves et leurs orphe­lins étaient adop­tés par la Commune.

C’é­tait impres­sion­nant, d’un effet théâ­tral peut-être, mais sans le moindre cabo­ti­nage. On ne cabo­ti­nait pas avec la mort.

Si l’ar­mée de Ver­sailles se ren­for­çait, celle de la Com­mune fon­dait à vue d’œil. Sur le papier, elle chif­frait 200.000 hommes, dont une moi­tié pour la garde natio­nale séden­taire, et l’autre pour les com­pa­gnies de guerre ; mais, en réa­li­té, elle n’at­tei­gnait pas, pour les deux caté­go­ries réunies, la moi­tié de cet effec­tif. Les bataillons tom­baient à trois cents hommes au maxi­mum, les com­pa­gnies à moins de cin­quante. Celle de mon père s’é­le­vait à une tren­taine de gardes.

Pour les esprits clair­voyants, la situa­tion se des­si­nait : les bataillons fédé­rés qui n’a­vaient pas mar­ché sur Ver­sailles dès le len­de­main du 18 mars, alors qu’ils avaient l’a­van­tage maté­riel du nombre et l’a­van­tage moral d’une pre­mière vic­toire, étaient main­te­nant, condam­nés à l’im­puis­sance devant une armée supé­rieure en orga­ni­sa­tion et, déjà, en nombre. Les rôles se trou­vaient renversés.

Les Ver­saillais occu­paient une par­tie de Neuilly, les com­mu­nards l’autre. Les pre­miers étaient pro­té­gés par les feux plon­geants du Mont-Valé­rien, en atten­dant l’é­ta­blis­se­ment à Mon­tre­tout d’une for­mi­dable bat­te­rie de soixante-dix pièces ; les seconds étaient appuyés par quelques canons de la porte-Maillot, dont les ser­vants se mon­traient héroïques.

La situa­tion des habi­tants de Neuilly, pris entre deux feux, était épou­van­table : un oura­gan inin­ter­rom­pu de mitraille les empri­son­nait dans les caves, sous des pans de murs crou­lants. Un armis­tice de vingt-quatre heures fut conclu, le 25 avril, pour leur per­mettre d’é­va­cuer les ruines qui avaient été leurs maisons.

Entre le pont de Neuilly et la porte-Maillot, les com­bats fai­saient rage. De la pres­qu’île de Gen­ne­vil­liers, le feu des fédé­rés pou­vait gêner les Ver­saillais ; une attaque de nuit enle­va aux sol­dats de la Com­mune le châ­teau de Bécon. Pour­sui­vant ce suc­cès, l’ar­mée régu­lière les reje­ta sur Asnières, qu’elle occu­pa ensuite. Le pont res­ta au pou­voir des fédé­rés, défen­du par deux loco­mo­tives blin­dées et armées.

La bour­geoi­sie répu­bli­caine redou­tait à peu près éga­le­ment la vic­toire de la Com­mune, par peur d’une brusque trans­for­ma­tion sociale, et celle de l’As­sem­blée natio­nale, par crainte d’une réac­tion monar­chique. Des ten­ta­tives de conci­lia­tion entre Paris et Ver­sailles s’é­bau­chaient, mais sans suc­cès ; des démo­crates radi­caux, qui se jalon­naient, pour quelques-uns, une route à la dépu­ta­tion, avaient for­mé une Union répu­bli­caine pour les droits de Paris, mais leur voix se per­dait dans la bataille. D’ailleurs, ils n’a­vaient guère la confiance de la Com­mune, et encore bien moins la sym­pa­thie de l’Assemblée.

Par­mi eux se trou­vaient l’an­cien maire du IIIe, Bon­val et l’his­to­rien Mau­rice Lachâtre, Laurent Pichat, Mot­tu et trois dépu­tés démis­sion­naires : Cle­men­ceau, Lockroy, Floquet.

Le mou­ve­ment du 18 mars avait eu pour­tant son contre­coup en pro­vince ; Mar­seille, Lyon, Saint-Étienne, Limoges, Nar­bonne s’é­taient sou­le­vées. Dans cette der­nière cité, un ardent répu­bli­cain, Émile Digeon, pros­crit du 2 décembre et qui était des­ti­né à deve­nir un des pre­miers pro­pa­gan­distes de l’a­nar­chisme, avait orga­ni­sé une défense éner­gique. Mais par­tout aus­si l’in­sur­rec­tion avait été étouf­fée en peu de jours. L’a­vo­cat Gas­ton Cré­mieux, répu­bli­cain enthou­siaste et huma­ni­taire, membre de l’é­phé­mère Com­mune de Mar­seille, fut arrê­té par ordre du géné­ral Espivent et défé­ré à un conseil de guerre. Il fut condam­né à mort et fusillé, expiant son cri indi­gné de « Majo­ri­té rurale, honte de la France ! » qu’il avait lan­cé à l’As­sem­blée de Bor­deaux, venant de huer Garibaldi.

Paris demeu­rait iso­lé, cepen­dant que j’entendais chan­ter dans les rues, à peu près sur l’air de O Nep­tune, dieu des eaux :

Sau­vez Paris, enfants de la province !
Avec ardeur, accou­rez à nos cris.
On nous mitraille et sous le joug d’un prince,
On veut nous mettre ! Ah ! secou­rez Paris !
(…)

Les ménes­trels ambu­lants chan­taient aus­si une autre poé­sie, aus­si folâtre que l’eussent pu être les pré­dic­tions du pro­phète Jéré­mie mises en vers avec musique. Le refrain en était :

Pauvre Paris ! tu ver­ras bien des larmes
Si tes vieux murs ne sont pas engloutis !

D’autres poé­sies pré­sen­taient, à la véri­té, des pers­pec­tives moins lugubres.

La géné­ra­tion de 1871 était autre­ment enthou­siaste et sen­ti­men­tale que celle qui est venue un demi-siècle plus perd. Réveillée de la tor­peur où l’avait plon­gée le régime impé­rial, elle vibrait aux grands mots et s’épanchait en des effu­sions sou­vent naïves, tou­jours géné­reuses. Bon nombre de dépor­tés que j’ai connus, quelques années plus tard, en Nou­velle-Calé­do­nie, avaient leur cahier de chansons.

« — À en juger par l’histoire, me disait, en 1913, Alfred Naquet, les élans popu­laires de la Grande Révo­lu­tion ont été sublimes. J’ai vu 48 ; c’était admi­rable. Il y avait dans le peuple un enthou­siasme, un esprit de fra­ter­ni­té émou­vants. 1871, c’était encore très bien. Mais main­te­nant ! » Les vieux sont sou­vent injustes en s’imaginant que l’époque qui les vit jeunes et pleins de sève l’emporte en beau­té sur le temps de leur décré­pi­tude. C’est exces­sif et humain, mais il semble bien que, dans les socié­tés comme chez les indi­vi­dus qui les com­posent, l’esprit se déve­loppe et s’aigris au détri­ment du cœur. Celui-ci se des­sèche au fur et à mesure que celui-là devient rai­son­neur, cri­tique et acerbe.

Dès la fin d’avril, si les clair­voyants, mieux ren­sei­gnés que la masse, envi­sa­geaient la défaite ; si la bour­geoi­sie, même répu­bli­caine, se déta­chait pru­dem­ment de la Com­mune, la fer­veur révo­lu­tion­naire per­sis­tait dans la popu­la­tion des fau­bourgs. Les quelques décrets, nul­le­ment ter­ri­fiants, ren­dus sur les loyers, les échéances, la sup­pres­sion des amendes et rete­nues de salaires, l’installation d’une école pro­fes­sion­nelle — la pre­mière créée — dans l’établissement des Jésuites, rue des Postes, la pen­sion pro­mise aux veuves et aux orphe­lins de fédé­rés, amorce d’une trans­for­ma­tion sociale, suf­fi­saient, avec quelques pré­di­ca­tions dans les clubs, pour main­te­nir une atmo­sphère révolutionnaire.

Les com­bat­tants, néan­moins, demeu­raient une mino­ri­té. Il se ren­con­trait chez eux des héros, mais cette dis­ci­pline ration­nelle — que même les plus liber­taires doivent, sous peine d’écrasement, se don­ner en temps de crise — dis­pa­rais­sait de plus en plus. Ros­sel, qui venait de rem­pla­cer Clu­se­ret comme délé­gué à la Guerre et qui le res­ta huit jours, avait rêvé de faire de la garde natio­nale une armée régu­lière. Entre­prise impossible !

Ros­sel était un jeune capi­taine du génie, patriote jaco­bin et pro­tes­tant, qui, s’échappant de Metz lors de la capi­tu­la­tion, avait été nom­mé par Gam­bet­ta lieu­te­nant-colo­nel. Indi­gné de la signa­ture de la paix, il était venu s’offrir à la Com­mune avec l’espoir que celle-ci, vic­to­rieuse, repren­drait la guerre contre l’Allemagne. Espoir d’un patriote sin­cère et aveugle, non dépour­vu d’ambition, qui se croyait peut-être à même de jouer les Hoches… ou les Bonapartes.

Sa nomi­na­tion fut saluée avec espoir, notam­ment par le Mot d’ordre, jour­nal que fai­sait paraître Roche­fort, démis­sion­naire de l’Assemblée de Ver­sailles, et par le Père Duchesne, pam­phlet heb­do­ma­daire de Ver­mersch. Celui-ci, poète de grand talent, des­ti­né à mou­rir dans la misère et dans l’oubli, avait res­sus­ci­té le jour­nal d’Hébert avec la même langue faubourienne.

Mal­gré ces appuis, Ros­sel, répu­bli­cain très bour­geois d’esprit, aux allures rigides, ne devait pas, tar­der à se sen­tir four­voyé dans ce bouillon­ne­ment popu­laire dégé­né­rant en chaos, où ses ordres se perdaient.

Le 9 mai, le fort d’Issy, pul­vé­ri­sé par les feux conver­geant de Châ­tillon, Meu­don, les Mou­li­neaux et le Mont-Valé­rien, avait ces­sé toute résis­tance et ses occu­pants, presque cer­nés, s’étaient échap­pés dans la nuit. Paris res­sen­tit une com­mo­tion en lisant cette fatale nou­velle que, dans un accès d’exaspération, Ros­sel venait de faire afficher :

« Le dra­peau tri­co­lore flotte sur le fort d’Issy, aban­don­né hier par sa garnison. »

C’était un pre­mier tin­te­ment de glas : il devait être sui­vi d’autres.

Pen­dant l’agonie du fort d’Issy, le 160e bataillon séden­taire avait été de garde aux rem­parts du côté de la porte de Ver­sailles. Puis il revint dans notre cin­quième arron­dis­se­ment. Quelques hommes man­quaient, entre autres un ser­gent nom­mé Noël, de la com­pa­gnie de mon père. Ce fédé­ré, ferme et modeste répu­bli­cain, qui, presque quin­qua­gé­naire, ser­vait avec son fils la révo­lu­tion com­mu­na­liste, avait été envoyé du sec­teur avec un déta­che­ment pour escor­ter un convoi d’artillerie des­ti­né au fort d’Issy.

Le déta­che­ment n’avait point repa­ru. On pou­vait le sup­po­ser mas­sa­cré, cap­tu­ré ou blo­qué dans la mal­heu­reuse cita­delle. Car l’affiche décou­ra­geante de Ros­sel avait été sui­vie d’une autre annon­çant, à la fois, la réoc­cu­pa­tion du fort et l’incarcération du délé­gué à la guerre, rem­pla­cé par le vieux Delescluze.

Or, notre trio fami­lial, se pro­me­nant près de la place Mau­bert, ren­con­tra sou­dain le brave Noël.

Non sans quelque émo­tion il nous nar­ra son odyssée.

Le convoi d’artillerie et le déta­che­ment d’escorte s’étaient trou­vés sou­dai­ne­ment atta­qués par les Ver­saillais qui encer­claient le fort d’Issy, et ils avaient dû se replier en hâte sur celui de Vanves, à leur gauche.

À son tour, celui-ci avait suc­com­bé. Trois jours plus tard sa gar­ni­son l’évacuait par les souterrains.

Ces sou­ter­rains com­mu­ni­quaient avec les car­rières de Mon­trouge. Sans doute for­maient-ils un laby­rinthe à plu­sieurs issues, car Noël s’était trou­vé éga­ré dans les cata­combes. Il venait enfin d’en sor­tir et, main­te­nant, ren­tré à la sur­face du sol, il allait sim­ple­ment et bra­ve­ment reprendre son service.

Mon père lui recom­man­da de ne pas ébrui­ter la décou­ra­geante nou­velle. Et moi, je réflé­chis­sais que cette éva­cua­tion de deux forts jurait un peu avec les bul­le­tins vic­to­rieux publiés par les jour­naux révolutionnaires.

Les deux forts du sud-ouest étant per­dus, la Com­mune s’attendait à une attaque contre la par­tie de l’enceinte qui se trou­vait, autant dire, à décou­vert. Toute la cin­quième légion se por­ta vers le sec­teur mena­cé, le 160e bataillon occu­pant, en sou­tien, le col­lège des Jésuites de la rue de Vau­gi­rard, à deux pas de la porte de Versailles.

La canon­nade fai­sait rage. Son gron­de­ment inin­ter­rom­pu emplis­sait notre quar­tier. Comme au 3 avril, les femmes des fédé­rés venaient, angois­sées, nous deman­der des nou­velles. Mais, alors, c’était la Com­mune qui, pre­nant l’offensive, mar­chait sur Ver­sailles, tan­dis que, main­te­nant, c’était l’armée régu­lière qui frap­pait aux portes de Paris !

L’anxiété des familles s’expliquait surabondamment.

Tout com­bat­tant est expo­sé à la mort ou à la cap­ture ; mais, dans cette guerre par­ti­cu­liè­re­ment atroce, la cap­ture équi­va­lait sou­vent à la mort som­maire — le sort de Flou­rens, de Duval et de nombre de simples gardes natio­naux pas­sés par les armes, aus­si­tôt pris, l’avait bien mon­tré. Et ceux qui se trou­vaient, réser­vés à la jus­tice des conseils de guerre ache­taient ce bon­heur rela­tif en souf­frant tous les sévices imaginables.

Les pri­son­niers qui défi­laient, cor­tège lamen­table, dans les rues de Ver­sailles, sous les injures, les cra­chats et les coups de fêtards et de noceuses qui, trans­for­mées en furies, s’efforçaient de cre­ver les yeux et de fouiller les bles­sures de la pointe de leur ombrelle. Puis, c’étaient toutes les étapes d’un inter­mi­nable calvaire.

Les femmes pri­son­nières — des ambu­lan­cières de la Com­mune — étaient aus­si mal­trai­tées que les hommes, avec, en plus, les atten­tats d’une dépra­va­tion féroce : les sou­dards s’amusaient !

Éli­sée Reclus, qui fut fait pri­son­nier à Châ­tillon, rap­porte qu’il enten­dit un lieu­te­nant ver­saillais pro­fé­rer à l’adresse d’une pri­son­nière cette menace inouïe « Il fau­drait l’enc… avec un fer rouge ! »

Toutes les fureurs des ter­reurs blanches, autre­ment féroces que les ter­reurs rouges, gron­daient à Ver­sailles, la ville des rois. Mal­heur à Paris si, dans cette lutte sans pitié, Paris était vaincu !

Ma mère, sans être révo­lu­tion­naire d’opinions, était très cou­ra­geuse. Elle déci­da, avec quelques femmes de fédé­rés, d’aller voir ce que deve­nait le 160e bataillon. Natu­rel­le­ment, je les accompagnai.

Nous par­tîmes donc, à une demi-dou­zaine, de la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève, pres­sés d’arriver auprès des nôtres.

Cin­quante-six ans se sont écou­lés depuis ce jour. Plus d’un demi-siècle qu’ont empli des évé­ne­ments tumul­tueux et tra­giques : la ruée féroce des Ver­saillais dans Paris, fusillades, incen­dies et mas­sacres, le départ des dépor­tés aux anti­podes, l’insurrection des Canaques anthro­po­phages de la Nou­velle-Calé­do­nie, l’amnistie, le bou­lan­gisme, l’affaire Drey­fus, des pro­cès poli­tiques reten­tis­sants, la pri­son, l’exil, la Grande Guerre, épo­pée for­mi­dable, auprès de laquelle celle de 1870 n’était qu’un jeu. Toutes ces impres­sions, toutes ces images se gra­vant suc­ces­si­ve­ment sur la plaque sen­sible qu’est le cer­veau, sem­ble­raient ne plus devoir, par leur mul­ti­pli­ci­té, lais­ser qu’un sou­ve­nir confus. Et, cepen­dant, je revois tou­jours notre cara­vane s’acheminant, le long de l’interminable rue de Vau­gi­rard, vers la par­tie de l’enceinte bat­tue par le feu versaillais.

Mais à mesure que nous avan­cions vers la zone s’étendant entre la gare Mont­par­nasse et les Inva­lides, la voix du canon s’amplifiait : cette voix pas­sait du gron­de­ment sourd au rugis­se­ment écla­tant. En même temps, les pre­miers obus com­men­çaient à tra­ver­ser le ciel au-des­sus de nos têtes. Obus per­dus qui avaient dépas­sé la ligne fédé­rée et allaient fouiller dans les rues du 14e arron­dis­se­ment, tuant au hasard.

Je vis que notre groupe avait dimi­nué : plu­sieurs femmes avaient rebrous­sé che­min. Moins par peur, sans doute — car pen­dant les deux sièges j’ai vu les Pari­siennes très braves — que parce qu’elles disaient, ces femmes de pro­lé­taires ayant lais­sé des enfants chez elles, que leur devoir était de se conser­ver pour ces petites créa­tures dont le père n’allait peut-être pas revenir.

Nous n’étions plus que trois : ma mère, une autre femme de fédé­ré et moi, lorsque nous attei­gnîmes l’immense bâti­ment occu­pé par les bataillons de la 5e légion. Les gardes natio­naux étaient sur­pris de nous voir arri­ver et mon père jeta les hauts cris, nous repro­chant de nous être expo­sés sans nécessité.

Nous allions et venions à tra­vers la cour et les cor­ri­dors. Une impres­sion, chez moi domi­na toutes les autres : ce fut de voir, dans les locaux, le sol jon­ché de feuillets arra­chés à des volumes. La biblio­thèque des révé­rends pères avait été sac­ca­gée, et, à en juger par ses débris épars, elle devait être assez nour­rie. Cette vue me fit mal : j’avais eu de très bonne heure la pas­sion des livres.

Pen­dant que nous étions là, sous les obus, les Ver­saillais, qui venaient de s’emparer du lycée de Vanves, y ins­tal­laient de nou­velles pièces, des­ti­nées à rendre inte­nable le sec­teur Vau­gi­rard-Gre­nelle, comme l’était déjà le sec­teur Point-du-Jour-Auteuil, et, de son côté, la Com­mune, dont les jours étaient comp­tés, abat­tait la colonne Vendôme.

Le 12 avril, elle avait ren­du ce décret :

« La Com­mune de Paris, consi­dé­rant que la colonne impé­riale de la place Ven­dôme est un monu­ment de bar­ba­rie, un sym­bole de force bru­tale et de fausse gloire, une affir­ma­tion du mili­ta­risme, une néga­tion du droit inter­na­tio­nal, une insulte per­ma­nente des vain­queurs aux vain­cus, un atten­tat per­pé­tuel à l’un des trois grands prin­cipes de la Répu­blique fran­çaise, la fra­ter­ni­té, décrète :

« Article unique. — la colonne de la place Ven­dôme sera démolie. »

J’eus le regret de n’avoir pu assis­ter à ce spec­tacle, dou­blé d’une haute leçon de morale sociale. Si mon ima­gi­na­tion et mon sang sici­lien me fai­saient ado­rer les aven­tures épiques, mon amour pas­sion­né de la liber­té et un sen­ti­men­ta­lisme huma­ni­taire, que je tenais sans doute de ma mère, m’inspiraient l’aversion du mili­ta­risme impé­rieux et bru­tal. Je dois pour­tant confes­ser que, à l’âge de deux ans, au moment où Pales­tro, Magen­ta et Sol­fe­ri­no sem­blaient devoir assu­rer la com­plète libé­ra­tion de l’Italie, j’avais été revê­tu d’un petit cos­tume de zouave ! Les zouaves étaient popu­laires et mon grand-père, à cette occa­sion, avait acquies­cé au désir de mes grands-parents de me voir por­ter l’uniforme des vain­queurs de Palestro.

Une autre fois, au jar­din du Luxem­bourg, où me condui­sait ma mère, fai­sant ma par­tie dans une bande d’enfants qui s’étaient mis à jouer aux sol­dats, j’avais été pla­cé par eux en sen­ti­nelle près d’une porte, avec la stricte consigne d’attendre la relève. Deux heures s’écoulèrent et la relève n’arrivait pas. Stoïque, je demeu­rais à mon poste, consi­dé­rant comme igno­mi­nieux de déserter.

Feu Scribe n’a‑t-il pas écrit :

Un vieux sol­dat doit souf­frir et se taire
Sans mur­mu­rer.

Ce fut ma mère qui arri­va. Affo­lée de ma dis­pa­ri­tion, elle m’avait cher­ché en vain dans toutes les allées. Mais le Luxem­bourg est vaste et mes cama­rades occa­sion­nels m’avaient — les gar­ne­ments ! — ame­né à l’extérieur des grilles, assez loin de l’endroit où s’était assise ma mère. Celle-ci fon­dit sur moi comme une tigresse ou plu­tôt comme une chatte qui retrouve ses petits éga­rés. Elle m’entraîna mal­gré ma résis­tance, car je me trou­vais désho­no­ré d’abandonner mon poste. Mais elle ne vou­lut rien entendre.

J’avais alors près de dix ans. À l’heure où j’écris ces lignes, j’en ai soixante-neuf, et j’ai pu me convaincre que les hommes, plus encore que les enfants, oublient volon­tiers ceux qui observent la consigne conve­nue. Cepen­dant, je n’ai jamais regret­té d’avoir tou­jours à tra­vers les vicis­si­tudes de la vie, et dans des occa­sions graves, agi comme le jour où, enfant, j’étais sen­ti­nelle oubliée, au jar­din du Luxembourg.

Avec tout cela, je ne vis pas tom­ber la colonne, aux accla­ma­tions de la foule, laquelle, du reste, applau­dit tous les spec­tacles. À cette exé­cu­tion du des­pote de bronze assis­tait un ancien membre du gou­ver­ne­ment du 4 sep­tembre, Glais-Bizoin, répu­bli­cain bour­geois mais indé­pen­dant et anti­na­po­léo­nien fervent,

La réponse de Ver­sailles eut lieu le len­de­main, 17 mai : ce fut l’explosion de la car­tou­che­rie Rapp.

Explo­sion for­mi­dable, dont le bruit fut enten­du de tout Paris. Quatre mai­sons voi­sines s’écroulèrent, ense­ve­lis­sant sous leurs décombres qua­rante vic­times. Au pre­mier moment on en annon­ça deux cents2Il semble que les ouvrières, ou une par­tie d’entre elles, aient été congé­diées plus tôt que d’habitude, ce qui appuie la pro­ba­bi­li­té d’un com­plot ver­saillais..

Un fré­mis­se­ment d’horreur cou­rut dans la masse.

La Com­mune, pour don­ner satis­fac­tion à l’opinion publique, se hâta d’annoncer l’arrestation de quatre des auteurs de l’attentat, la décou­verte — un peu tar­dive — du com­plot et l’ouverture d’une enquête.

Mais cette enquête ne devait jamais avoir lieu : l’agonie de la Com­mune allait commencer.

  • 1
    « C’est moi ! » Tex­tuel­le­ment « je suis moi » (Sono io.)
  • 2
    Il semble que les ouvrières, ou une par­tie d’entre elles, aient été congé­diées plus tôt que d’habitude, ce qui appuie la pro­ba­bi­li­té d’un com­plot versaillais.

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