La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire – Chapitre II

II
La barricade du faubourg Saint-Martin. — Famille. — L’opinion publique se réveille.

Mon père vivant à Paris au moment du coup d’État du 2 décembre, n’avait pu faire moins que de se battre. Ce pré­sident Bona­parte, qui étran­glait de nuit la Répu­blique fran­çaise, après avoir juré de la défendre, n’était-il pas le même qui avait envoyé l’armée d’Ou­di­not égor­ger la Répu­blique romaine ? Avec un groupe de révo­lu­tion­naires cos­mo­po­lites, par­mi les­quels un Ita­lien nom­mé Pal­ma, mon père défen­dit la bar­ri­cade du fau­bourg Saint-Mar­tin, qui repous­sa deux assauts, mais fut empor­tée au troisième.

Les ser­gents de ville, qui mar­chaient avec la troupe, étaient des Corses gri­sés par le nom de Napo­léon et aus­si par l’espoir de gra­ti­fi­ca­tion ou d’avancement. Ils se bat­taient, m’a dit mon père, avec une furie digne d’une cause meilleure.

Les répu­bli­cains – on ne peut dire les « insur­gés », puisqu’ils se trou­vaient défendre la Consti­tu­tion vio­lée par le prince-pré­sident – s’étaient empa­rés de fusils dans un poste du fau­bourg, ce qui leur per­mit de résis­ter tant qu’ils eurent des munitions.

Au plus fort de l’ac­tion, Pal­ma, homme d’une intré­pi­di­té expan­sive, qui sem­blait échap­pé de quelque Iliade, mon­ta un ins­tant sur la bar­ri­cade et nar­gua les sol­dats du coup d’État d’un geste pou­vant être qua­li­fié d’obscène, mais aus­si d’héroïque, tout comme le mot de Cambronne.

Mon père, avant le com­bat, avait ins­pec­té les envi­rons et avi­sé un refuge pos­sible : un bâti­ment dont l’entrée non close don­nait sur une grande cour et dans cette cour une cave éga­le­ment ouverte où étaient empi­lés des sacs de char­bon. Natu­rel­le­ment il n’avait pas gar­dé pour lui le secret de cette cachette.

Dans la confu­sion qui sui­vit la prise de la bar­ri­cade, mon père et quelques-uns de ses com­pa­gnons purent, d’un élan, gagner ce refuge et s’étendre, sous les sacs, immo­biles et muets comme des cadavres.

Toute tra­gique qu’elle fût, la situa­tion parais­sait en même temps si comique à l’exubérant Pal­ma qu’il écla­ta sou­dain d’un rire reten­tis­sant que mon père, son voi­sin de sac, s’empressa, d’une main vigou­reuse, de lui refou­ler dans la gorge.

Vingt-trois ans plus tard, le pauvre Pal­ma, dépor­té à l’île des Pins, devait périr en ten­tant de s’évader avec vingt et un autres communards.

À la nuit, le bruit de la fusillade ayant ces­sé, les com­bat­tants quit­tèrent dou­ce­ment la cave, allèrent se laver à une fon­taine, au fond de la cour, et s’é­loi­gnèrent un à un. Mal­gré leurs ablu­tions, ils étaient encore noirs de poudre et de char­bon, mais les sol­dats, fati­gués de tuer, les lais­sèrent s’éloigner.

Mon père m’a sou­vent retra­cé le tableau sinistre que pré­sen­tait le fau­bourg Saint-Mar­tin en cette nuit de décembre : des troupes bivoua­quant comme en pays conquis, des tas de morts et des femmes éplo­rées cher­chant, une lan­terne à la main, à recon­naître par­mi ces morts quelque être cher. Et de temps à autre, la voix impé­rieuse d’une sen­ti­nelle : « Demi-tour, ou feu ! »

Quit­tant pru­dem­ment Paris, où régnait la police, mon père prit le che­min de la Lor­raine où deux ans plus tard il se maria. L’amiral Bau­din, qui avait jadis été reçu à Tra­pa­ni dans ma famille pater­nelle, se trou­va à point nom­mé pour pré­sen­ter le pros­crit sici­lien à un ins­pec­teur de l’Université imbu d’idées avan­cées… pour l’époque.

His­to­rien et lin­guiste de bonne marque, membre d’un nombre res­pec­table de socié­tés scien­ti­fiques, Armand Hen­ne­quin – qui fut mon grand-père mater­nel – était un excellent homme, éru­dit sans rai­deur et poète à ses heures. Il était même deve­nu pas­sa­ble­ment galant sur le tard, après une jeu­nesse qui n’avait guère connu d’autres amours que l’étude. Ne faut-il pas que, tôt ou tard, la nature presse sa revanche ?

Pro­vi­seur, il avait été dis­gra­cié par le ministre Gui­zot pour crime d’un libé­ra­lisme qui, intem­pes­tif sous Louis-Phi­lippe, le fai­sait appe­ler « Hen­ne­quin le Rouge ». Il fut envoyé au lycée de Nan­cy, flo­ris­sant sous sa doc­trine, à celui du Puy, qui ne comp­tait à son arri­vée que qua­rante élèves et où il devait en lais­ser quatre cents.

Par­mi ces élèves se trou­vait Jules Val­lès. Le fier réfrac­taire, peu tendre cepen­dant, pour les auto­ri­tés de tout ordre, dans L’Enfant a par­lé avec une sym­pa­thie émue de ce pro­vi­seur exi­lé dans un trou qui saluait cour­toi­se­ment Mme Val­lès mère, épouse d’un modeste maître d’études, et qui avait écrit un livre beau de colo­ris, Les Vacances d’Oscar.

Mon grand-père en avait à son actif bien d’autres d’un carac­tère dif­fé­rent : phi­lo­lo­gie et his­toire. Ces œuvres ne lui avaient guère rap­por­té que des débours, mais peu lui impor­tait, bien qu’il ne fût pas riche, car féru d’écrire il eût dépen­sé jusqu’à son der­nier sou pour faire impri­mer ses manuscrits.

Il m’adorait, et mal­gré l’intervention de mes parents il s’emparait de ma jeune per­sonne sans défense pour m’infuser sa science sans attendre les années. Je bal­bu­tiais à peine le fran­çais lorsqu’il com­men­ça à m’inculquer des rudi­ments de langues mortes, à m’enseigner que l’orateur est par défi­ni­tion « homme de bien » (!) habile à par­ler – vir bonus dicen­di per­itus – et autres sor­nettes classiques.

Mon digne aïeul, qui s’était mis en tête de faire de moi un nou­veau Pic de la Miran­dol, m’eût infailli­ble­ment ren­du fou, car je pos­sé­dais, hélas ! une extra­or­di­naire mémoire, si une attaque d’apoplexie de fût venue le frap­per mor­tel­le­ment. J’allais atteindre dans quelques jours ma qua­trième année.

Mes parents, qui avaient ten­té en vain de m’arracher à cette rage pro­fes­so­rale, ins­pi­rée par une aveugle affec­tion, me firent prendre un repos indis­pen­sable et assez long. Adieu, les ques­tions trans­cen­dan­tales que me posait le vieil uni­ver­si­taire devant un audi­toire d’amis, ques­tions aux­quelles je répon­dais avec une incom­pré­hen­sive fidé­li­té de per­ro­quet ! De tout le fatras phi­lo­so­phique et lin­guis­tique qui avait sub­mer­gé mon pauvre petit cer­veau, il ne res­ta abso­lu­ment rien. Heu­reu­se­ment ! Com­bien d’autres vic­times d’un pré­coce sur­me­nage n’ont pu s’en relever !

La seule chose que je ne per­dis point fut la façon hété­ro­doxe de tenir mon porte-plume, car mon grand-père, qui m’avait ensei­gné à tra­cer mes lettres avec une baguette sur le sable de la butte Mont­mart, était mal­gré toute sa science la néga­tion vivante de la calligraphie.

Que le lec­teur excuse cette exhu­ma­tion de sou­ve­nirs per­son­nels ! Je m’y suis lais­sé aller dans l’in­ten­tion louable de rompre une lance contre le sur­me­nage qui atro­phie tant de jeunes cer­veaux. Ce sont l’éducation et l’ambiance qui, avec l’hérédité, font l’être. Il faut tenir compte de ces trois fac­teurs pour s’expliquer l’individu et pour se connaître soi-même.

Ma mère avait eu la meilleure édu­ca­tion pour l’é­poque, édu­ca­tion élar­gie par une natu­relle géné­ro­si­té d’âme qui l’élevait bien au-des­sus de la séche­resse bour­geoise. Ce fut elle qui, tan­dis que mon père me fai­sait conju­guer les verbes ita­liens, m’enseigna les pre­miers mots d’anglais et m’aida dans mes ver­sions latines. Libé­rale, tolé­rante et pro­fon­dé­ment huma­ni­taire, elle n’allait pas cepen­dant jusqu’au ratio­na­lisme, non plus qu’au révo­lu­tion­na­risme poli­tique et social. Mon oncle mater­nel, Charles Hen­ne­quin, chi­rur­gien-major, égoïste et ami du plai­sir, était bona­par­tiste. Il finit par se brouiller avec mon père, qui avait payé géné­reu­se­ment ses dettes de jeune homme ain­si que les obsèques de mon aïeul, obsèques aux­quelles mon digne oncle s’abstint d’assister, son père, le vieil uni­ver­si­taire Armand Hen­ne­quin, ne lais­sant pas de for­tune. Une vieille grand’­tante assez riche pour l’époque, mais fon­ciè­re­ment avare, habi­tant Toul, d’où elle venait à Paris de loin en loin, com­plé­tait mon immé­diate famille maternelle.

Quant à mon autre famille, celle de Sicile, elle était innom­brable, mon père n’ayant pas comp­té moins de dix-huit frères et sœurs, tous nés, comme lui, du colo­nel Roc­co Mala­to et de don­na Gae­ta­na de Cor­net. Ces pro­créa­teurs for­ce­nés pos­sé­daient, heu­reu­se­ment pour eux, les moyens d’élever cette effa­rante pro­gé­ni­ture. Mais quelle des­ti­née pour la mère !

La véri­table famille, ce sont les amis, a‑t-on dit jus­te­ment. Rien n’est, en géné­ral, plus âpre que les divi­sions entre proches. Divi­sions de goûts, d’idées et sur­tout d’intérêts. Cou­sins et cou­sines à tous les degrés, neveux et nièces à la mode de tous les pays, sont là qui vous scrutent, vous mori­gènent où vous flattent, dis­sèquent vos sen­ti­ments, s’efforcent de péné­trer dans votre vie, de peser sur vos actes. Et que dire du sens affreux don­né à ce mot : « espé­rance » pour dési­gner la douce pers­pec­tive qu’ont les enfants de voir leurs ascen­dants s’éteindre promp­te­ment afin d’hé­ri­ter d’eux ?

Mon père n’avait jamais su thé­sau­ri­ser ni cher­ché à le faire. Comp­tant sur son acti­vi­té beau­coup plus que sur des héri­tages, il s’était, pen­dant les quelques années pas­sées en Lor­raine, lan­cé dans une spé­cu­la­tion loyale mais hasar­deuse. Par­cou­rant les vignobles de la région, escor­té du garde-cham­pêtre Denis, qui tenait à la main un sac empli de pièces d’or, il ache­tait au comp­tant, à ses risques et périls, le rai­sin sur pied, bien avant la ven­dange, pour en vendre le vin aux grands dépo­si­taires de Paris. Le com­merce et les affaires lui plai­saient : sous ce rap­port, j’ai bien peu tenu de lui.

Le pay­san qui lui ven­dait ses espoirs de récolte se mon­trait satis­fait de n’avoir plus à appré­hen­der la grêle, la pluie ou la séche­resse et d’être payé d’avance en or. À cette époque, il nour­ris­sait encore la défiance du papier-monnaie.

Il m’a sem­blé, plus d’une fois, revoir, comme en rêve estom­pé, des col­lines ver­doyantes où s’étageaient des vignes. Un che­min zig­za­guant y mon­tait et, sur ce che­min, s’avançait une car­riole dans laquelle je devais me trou­ver sur les genoux de mes parents.

Rémi­nis­cence ou songe ?

Très grande était la force phy­sique de mon père, et il l’avait mani­fes­tée maintes fois en arrê­tant des che­vaux empor­tés. La légende s’était accré­di­tée par­mi les habi­tants de Foug qu’il amu­sait, par un sin­gu­lier dilet­tan­tisme, à rompre des pièces d’or tout comme le for­ge­ron du maré­chal de Saxe.

Sa spé­cu­la­tion sur les vins était har­die ; elle eût pu être fruc­tueuse. Mal­heu­reu­se­ment, son intel­li­gence puis­sante était des­ser­vie par une confiance géné­reuse : il ren­con­tra la « bande noire » qui écu­mait Ber­cy, se fai­sant livrer et ne payant point. Ce fut un désastre, à la suite duquel, ven­dant sa pro­prié­té de Foug, il vint à Paris.

Les der­nières années de l’Empire ont lais­sé une impres­sion très nette dans ma mémoire. Une presse d’opposition com­men­çait à se créer : La Lan­terne, de Roche­fort, pam­phlet heb­do­ma­daire cra­moi­si de cou­ver­ture et d’esprit, pro­di­gieu­se­ment lan­cé dès son pre­mier numé­ro ; Le Réveil, de Deles­cluze ; Le Rap­pel, de Vac­que­rie, mai­son de Vic­tor Hugo, d’atmosphère mon­ta­gnarde et roman­tique ; La Cloche, de Louis Ulbach, de ton plus modé­ré, mais indé­pen­dante quand même, cir­cu­laient à la fois dans les milieux ouvriers et dans les milieux bour­geois, sou­le­vant des idées, réveillant des ran­cunes ou des espérances.

Les langues com­men­çaient à se délier et les sen­ti­ments des grandes per­sonnes se reflé­taient dans le petit monde des enfants. À l’ins­ti­tu­tion Boyer, où j’avais alors pour condis­ciple Jules Lévy – que je devais revoir un demi-siècle plus tard, secré­taire du Syn­di­cat des gens de lettres – il m’arriva de sou­te­nir des luttes épiques au moment de Mentana.

Nous habi­tions alors le cin­quième arron­dis­se­ment où la jeu­nesse étu­diante, moins âpre­ment cal­cu­la­trice que celle d’aujourd’hui, se lais­sait faci­le­ment péné­trer par des cou­rants avan­cés. Vic­tor Hugo le fla­gel­lant poète des Châ­ti­ments, et Rochefort

… l’ar­cher fier, le har­di sagittaire
          Dont la flèche est au flanc de l’Em­pire abattu,

y avait leurs enthou­siastes ; d’autres, non moins jeunes de cœur, mais d’une pas­sion plus concen­trée, conspi­raient sous la direc­tion de Blan­qui, l’é­ter­nel insur­gé de la pen­sée et de l’action.

À ce der­nier grou­pe­ment appar­te­nait Gas­ton Dacos­ta, le futur gram­mai­rien, et Albert Goul­lé, que je devais plus tard connaître tous deux ; Raoul Rigault, type d’étudiant per­si­fleur, d’âme peu socia­liste, qui jetait sa gourme mais qui mou­rut cou­ra­geu­se­ment. Les orga­ni­sa­tions secrètes blan­quistes étaient consti­tuées par petits groupes sub­di­vi­sés de dix et de trois membres, dont les chefs, seuls, connais­saient exac­te­ment la com­po­si­tion. Pré­cau­tion des­ti­née à réduire, sinon éli­mi­ner entiè­re­ment les risques d’intrusion de mou­chards. En Blan­qui vivaient à la fois le conspi­ra­teur babou­viste et le pro­fond phi­lo­sophe de la Cri­tique sociale. Comme Maz­zi­ni, mais avec un idéal bien plus lar­ge­ment humain, il eut pu prendre pour devise : « Pen­sée et action. »

Mon père lisait avec avi­di­té tous les jour­naux d’opposition et s’était lié avec quelques répu­bli­cains comme le libraire Ver­nouillet, ami de Mau­rice Lechâtre, écar­tant avec cir­cons­pec­tion d’autres qui lui parais­saient sus­pects. Un moment, habi­tant encore la Lor­raine, il avait été inquié­té lors du célèbre atten­tat d’Orsini, auquel Napo­léon iii échap­pa… par bon­heur pour lui et pour mal­heur pour la France !

Res­té le révo­lu­tion­naire d’une époque roman­tique, mon père avait pour grands hommes Gari­bal­di, Maz­zi­ni, Kosuth. Accor­dant une sérieuse consi­dé­ra­tion à Ledru-Rol­lin, orga­ni­sa­teur du suf­frage uni­ver­sel et défen­seur à Paris de la Répu­blique romaine, il admi­rait sin­cè­re­ment Blan­qui plus pour son indomp­table carac­tère que pour ses concep­tions com­mu­nistes, qu’il n’avait pas creu­sées à fond. Par contre, il se récriait lorsqu’on vou­lait faire hon­neur au sub­til Cavour des triomphes encore incom­plets de la révo­lu­tion italienne.

La paix de Vil­la­fran­ca qui, conclue au len­de­main de Sol­fé­ri­no, lais­sait Venise à l’empereur d’Autriche, l’avait indi­gné ; l’ex­pé­di­tion des Mille l’avait élec­tri­sé. Il eût vou­lu, à ce moment, rejoindre les volon­taires de Gari­bal­di, mais son mariage et ma nais­sance le clouaient à Paris pen­dant que ses amis de l’émigration cou­raient joindre les libé­ra­teurs de la Sicile.

J’entendais les échos alter­nés des enthou­siasmes et des indi­gna­tions pater­nelles. La marche de Gari­bal­di sur Palerme m’était contée de façon pathé­tique. Puis, l’expédition du Mexique et Men­ta­na vinrent rame­ner les ires rugissantes.


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