La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre VI

VI
La débâcle de l’Empire.

Le maré­chal Lebœuf, ministre de la guerre, avait décla­ré imper­tur­ba­ble­ment, à la Chambre, qu’on était « cinq fois prêt » et qu’il ne man­quait pas à l’ar­mée « un bou­ton de guêtre ». Pour avoir idée du pufisme éhon­té que cachait cet aplomb, il faut lire les dépêches qu’a­dres­saient, effa­rés, au même ministre, les géné­raux qui cher­chaient, sans les trou­ver, leurs bri­gades et leurs divi­sions, ain­si que les inten­dants, qui se plai­gnaient de man­quer de tout.

Comme en 1859, en Ita­lie, l’é­tat-major fran­çais n’a­vait, autant dire, pas de plan de cam­pagne. Mais, en Ita­lie, il n’a­vait eu affaire qu’à des troupes autri­chiennes diri­gées par Gyu­lay, puis, en der­nier lieu, par l’empereur Fran­çois-Joseph, sou­dard sans génie, et « les lions com­man­dés par des ânes » de l’ar­mée fran­çaise purent battre ces géné­raux Boum, four­voyés de l’o­pé­rette dans la tragédie.

En 1870, les vieux empa­na­chés des Tui­le­ries : Mac-Mahon, Can­ro­bert, le dou­teux Bazaine, avaient, devant eux l’armée prus­sienne, com­man­dée par les vain­queurs de Sado­wa : le prince royal Fré­dé­ric-Charles Stein­metz, et gui­dée par le génie inexo­ra­ble­ment mathé­ma­tique de von Moltke.

L’armée fran­çaise du Rhin, qui comp­tait seule­ment 250.000 hommes répar­tis en sept corps et s’étendant en un cor­don de faible épais­seur de Bel­fort à Thion­ville, allait se heur­ter à 400.000 ennemis.

Car ce n’é­tait pas seule­ment la Prusse, mais l’Al­le­magne entière qui se dres­sait en face de la France. Tous les États de la Confé­dé­ra­tion ger­ma­nique : la Bavière, la Saxe, le Wur­tem­berg, les grands-duchés, mar­chaient der­rière les Hohenzollern.

Le pre­mier enga­ge­ment eut lieu le 2 août, à Sar­re­brück. Un bataillon prus­sien qui, flan­qué de trois esca­drons, occu­pait avec quelques canons la petite ville fron­tière se replia dans le plus grand ordre, sous la fusillade et le feu des mitrailleuses. Il y eut, du côté fran­çais, 6 morts et 67 bles­sés, d’a­près le rap­port du géné­ral Fros­sard. Pertes insi­gni­fiantes, sauf, bien enten­du, pour les familles des victimes !

Enga­ge­ment sans impor­tance ; puis les Fran­çais, après avoir occu­pé Sar­re­brück, l’é­va­cuèrent dès le len­de­main, faute de plan arrê­té. Il n’en fut pas moins clai­ron­né comme une vic­toire par la presse officieuse.

Napo­léon III avait jugé de bonne poli­tique de se rendre avec le prince impé­rial au milieu des troupes — en évi­tant de pas­ser par Paris. Il annon­ça gra­ve­ment à l’im­pé­ra­trice, lais­sée régente, ce simu­lacre de com­bat par une dépêche qui exci­ta l’hi­la­ri­té : le petit prince avait « reçut le bap­tême du feu » et n’a­vait été « nul­le­ment impres­sion­né ». Voir périr des hommes, n’est-ce pas jeu de prince ? Le futur empe­reur des Fran­çais avait même ramas­sé une balle tom­bée tout près de lui, et des vieux sol­dats « pleu­raient d’at­ten­dris­se­ment en le voyant si calme ».

Déjà des qué­man­deurs pos­tu­laient pour la place de sous-pré­fet de Sarrebrück.

Cette même dépêche annon­çait un offi­cier tué et dix hommes bles­sés — légère contra­dic­tion avec le rap­port du géné­ral Frossard.

La riposte alle­mande ne se fit pas attendre et fut autre­ment foudroyante.

Le sur­len­de­main, 4 août, la divi­sion Abel Douay, cam­pée aux envi­rons de Wis­sem­bourg, et forte de 9.000 hommes seule­ment fut sur­prise par 80.000 Alle­mands, débou­chant brus­que­ment de l’é­pais­seur des bois. Aucun ser­vice de recon­nais­sance n’a­vait signa­lé leur proxi­mi­té. Mal­gré la bra­voure des tur­cos, se ruant à la baïon­nette sur les bat­te­ries alle­mandes qui les fou­droyaient, ce fut un écra­se­ment com­plet pour la divi­sion fran­çaise. Son chef périt et, mal­heu­reu­se­ment la moi­tié ou les deux tiers des pauvres diables qu’il com­man­dait, res­tèrent sur le terrain.

Cette lutte intré­pide et folle de l’arme blanche contre l’ar­tille­rie, Reich­shof­fen allait la voir se renou­ve­ler avec le même résul­tat désas­treux pour l’as­saillant. Cin­quante-cinq ans aupa­ra­vant, elle s’é­tait pro­duite à Waterloo.

La guerre de 1870 – 1871 devait mon­trer que le temps des brillantes fan­ta­sias était pas­sé. Les géné­raux mal ins­truits par les escar­mouches d’Al­gé­rie contre des Arabes armés de fusils à pierre, furent tout ahu­ris lors­qu’ils se trou­vèrent avec des canons d’an­ciens modèles devant des krupps se char­geant rapi­de­ment par la culasse. Et les mau­sers valaient ample­ment les chas­se­pots qui n’a­vaient encore fait mer­veille qu’à Men­ta­na, contre les gari­bal­diens munis d’armes périmées.

Le désastre de Wis­sem­bourg pro­dui­sit à Paris une com­mo­tion pro­fonde. Un fli­bus­tier incon­nu venait de lan­cer à la Bourse une nou­velle sen­sa­tion­nelle : le prince royal de Prusse bat­tu et fait pri­son­nier avec 30.000 hommes. Déjà des mani­fes­ta­tions enthou­siastes saluaient la vic­toire ; des dra­peaux parais­saient aux fenêtres ; on pré­pa­rait les illu­mi­na­tions lorsque, sou­dain, on apprit que la nou­velle était fausse. Jeu de la spé­cu­la­tion qui se repro­duit inva­ria­ble­ment dans toutes les guerres, où les uns ramassent de l’or tan­dis que les autres versent leur sang.

Du coup, l’al­lé­gresse des cré­dules se mua en fureur, les bour­si­co­teurs furent chau­de­ment hous­pillés. Le len­de­main, on appre­nait le désastre de Wissembourg.

Il fut sui­vi à très brève échéance de ceux de Reich­shof­fen et de For­bach, sur­ve­nus tous deux le même jour, 6 août.

Une dépêche, pla­car­dée sur les murs de Paris, le len­de­main, annon­ça que le maré­chal Mac-Mahon « avait per­du une bataille », que le géné­ral Fros­sard en avait per­du une autre, mais que la retraite s’o­pé­rait en bon ordre — grande conso­la­tion évi­dem­ment — et que « tout pour­rait encore se répa­rer ». Euphé­misme employé de tout temps pour dire que le désastre était complet.

En même temps, une pro­cla­ma­tion de l’im­pé­ra­trice annon­çait aux Fran­çais que le début de la guerre n’é­tait pas favo­rable — c’é­tait assez visible ! —, mais qu’ils la ver­raient au milieu d’eux, « fidèle à sa mis­sion et à son devoir, la pre­mière au dan­ger pour défendre le dra­peau de la France ».

Elle n’y res­ta pas, le peuple de Paris lui ayant, un mois plus tard, signi­fié brus­que­ment son congé.

« Sa mis­sion ! de quelle mis­sion pré­tend par­ler cette aven­tu­rière espa­gnole qui se donne l’air de jouer en France les Jeanne d’Arc ? » se deman­daient des gens ahu­ris devant l’in­cons­cience de cette ancienne beau­té, propre tout au plus à por­ter le dra­peau de la mode.

Il n’est point dans mon inten­tion de retra­cer en détail les évé­ne­ments dont je ne fus pas témoin. Les his­to­riens ont suf­fi­sam­ment mon­tré le rôle piteux de l’é­tat-major impé­rial dans cette cam­pagne de 1870, l’in­cu­rie, l’ef­fa­re­ment, le désar­roi, tels que dans cette retraite de l’ar­mée fran­çaise, qui aban­don­nait l’Al­sace et ouvrait la Lor­raine à l’in­va­sion : on oubliait de faire sau­ter le tun­nel de Saverne, per­met­tant ain­si la concen­tra­tion des troupes allemandes.

À Paris, on deve­nait sou­cieux et, dans les hautes sphères, on avait abso­lu­ment per­du la tête. Le cabi­net Olli­vier, qui avait décla­ré la guerre « d’un cœur léger », s’é­tait effon­dré, rem­pla­cé par le cabi­net Pali­kao. Le ministre de la Guerre et pré­sident du conseil qui por­tait ce nom chi­nois avec le titre de comte était le géné­ral Cou­sin-Mon­tau­ban, qui avait acquis de la gloire en pillant à Pékin le palais d’É­té. Mais il avait main­te­nant affaire à bien d’autres enne­mis que les troupes des Célestes. Et il était un peu tard pour mettre de l’ordre dans ce gâchis !

Les bou­ti­quiers, jus­qu’a­lors res­pec­tueux du pou­voir, comme le faïen­cier Per­rin, se mon­traient graves et silen­cieux en voyant se des­si­ner la pro­ba­bi­li­té d’une marche des Prus­siens sur Paris. Car, mal­gré toutes les réti­cences offi­cielles, on sen­tait que la route de la capi­tale leur était ouverte. L’ar­mée du Rhin était main­te­nant cou­pée en deux : la plus grande par­tie, encore intacte, avec toute la garde impé­riale, demeu­rée à Metz sous le com­man­de­ment de Bazaine ; l’autre — les débris des troupes bat­tues à Wis­sem­bourg et à Reich­shof­fen — se reti­rant péni­ble­ment sur Châ­lons après avoir repous­sé à Bor­ny une attaque du maré­chal Steinmetz.

Ce com­bat d’ar­rière-garde, qu’on n’o­sa pas trop, dans la débâcle géné­rale, clai­ron­ner comme une écla­tante vic­toire, per­mit du moins à l’ar­mée fran­çaise désem­pa­rée d’at­teindre Châ­lons pour s’y ren­for­cer et s’y réor­ga­ni­ser à la diable.

Le 14 août, un dimanche, avait lieu, à Paris, la ten­ta­tive des blan­quistes sur le poste des pom­piers de la Vil­lette. Dans l’a­près-midi, une cen­taine de révo­lu­tion­naires, par­mi les­quels Eudes, Bri­deau, Chau­vière, Tri­don, se ruèrent sur la petite caserne, s’emparèrent de trois fusils et ten­tèrent, mais inuti­le­ment, de débau­cher les pom­piers. Repous­sant les poli­ciers accou­rus, ils se répan­dirent sur le bou­le­vard en criant : « À bas l’Em­pire ! Vive la France ! Vive la République ! »

Un homme dévoué au par­ti, Gran­ger, esprit d’or­ga­ni­sa­teur, avait fait les frais de cette expé­di­tion, que Blan­qui diri­geait en personne.

Mal­gré le cou­rage des conspi­ra­teurs, leur coup de main échoua.

Les pom­piers demeu­rèrent sourds à leurs appels ; la foule domi­ni­cale, qu’ils comp­taient aus­si entraî­ner, ne bou­gea pas non plus et, après avoir par­cou­ru le bou­le­vard de Bel­le­ville sans s’être gros­sis d’une seule recrue, ils se rési­gnèrent à se sépa­rer par petits groupes : l’af­faire était manquée.

Deux d’entre eux, Eudes et Bri­de­nu, sui­vis de loin par un mou­chard ama­teur, furent signa­lés et arrê­tés le même soir dans un café. Tous deux étaient des chefs. D’autres arres­ta­tions sui­virent dans la semaine, arres­ta­tions de simples curieux qui, témoins de l’é­chauf­fou­rée, avaient été trans­for­més en redou­tables conju­rés par les rap­ports de police.

Ces répu­bli­cains furent pré­sen­tés par le gou­ver­ne­ment comme des agents prus­siens. Gam­bet­ta — était-il abu­sé ? — deman­da devant la Chambre pour­quoi ils n’é­taient pas déjà fusillés. Iro­nie de la poli­tique : ce fut Pali­kao qui, tout en le féli­ci­tant de son patrio­tisme, lui rap­pe­la que même la jus­tice des conseils de guerre devait obser­ver cer­taines formes !

L’ar­mée bat­tue se repliait sur le camp de Châ­lons. Ce camp, simple ter­rain de manœuvres, ne pos­sé­dait aucune valeur défen­sive, et il appa­rais­sait impos­sible aux plus opti­mistes que l’ar­mée du prince royal de Prusse dût y subir le sort des hordes d’Attila.

Le plan qu’in­di­quait le sens com­mun, et auquel se fussent ral­liés Mac-Mahon, deve­nu nomi­na­le­ment com­man­dant en chef de l’ar­mée, et Napo­léon lui-même, quoique affais­sé et irré­so­lu, était de se replier sur Paris, et là, cou­vert par les forts, retran­ché dans un camp inex­pug­nable, de se gros­sir des ren­forts qui afflue­raient de toute la France pour reprendre l’offensive.

Mais l’im­pé­ra­trice, dont l’i­dée domi­nante était de se conser­ver la cou­ronne pour son fils et sa part de liste civile pour elle-même, met­tait les consi­dé­ra­tions dynas­tiques bien au-des­sus des consi­dé­ra­tions stra­té­giques ou natio­nales. Affo­lées à la pen­sée que le retour de l’empereur vain­cu pour­rait sus­ci­ter dans Paris une révo­lu­tion, elle fit télé­gra­phier à Mac-Mahon, par le ministre de la Guerre, d’exé­cu­ter un mou­ve­ment tout oppo­sé : se por­ter sur le nord-est, sur Metz pour déblo­quer Bazaine, pre­nant entre les deux armées fran­çaises celle de Frédéric-Charles.

Ce plan témé­raire eût pu réus­sir, exé­cu­té par Napo­léon Ier, avec sa vieille armée. Il ne l’é­tait pas avec Napo­léon III, Mac-Mahon et leurs troupes bat­tues, gros­sies de recrues sans consis­tance, encom­brées d’im­pe­di­men­ta ridi­cules, tels que les équi­pages de l’empereur.

Pen­dant que, s’ef­for­çant d’exé­cu­ter l’ordre qui devait le conduire à Sedan, Mac-Mahon se déro­bait à la pour­suite du prince royal, les jour­naux fai­saient cou­rir à Paris les bruits les plus invrai­sem­blables, tels que l’en­glou­tis­se­ment de 20.000 Prus­siens dans les car­rières de Jaumont.

Com­bien la réa­li­té dif­fé­rait de tous ces racontars !

Alors que l’ar­mée fran­çaise exé­cu­tait avec len­teur, traî­nant les bagages impé­riaux, cette marche qui eût dû être fou­droyante, le prince royal, opé­rant conver­sion à droite, était déjà sur ses traces, le rejoi­gnant à Beau­mont, sur­pre­nant et culbu­tant le corps de Failly. L’homme aux chas­se­pots de Men­ta­na ne fai­sait pas mer­veille cette fois ! Et les troupes de Mac-Mahon, à pré­sent dimi­nuée de 30.000 hommes, n’é­taient plus qu’un trou­peau pous­sé par la des­ti­née vers l’ef­fon­dre­ment final.

Bazaine, qui s’é­tait lais­sé encer­cler dans Metz par Fré­dé­ric-Charles, après les batailles de Gra­ve­lotte et de Saint-Pri­vat, ne bou­geait pas. Dévo­ré de cette ambi­tion qui lui avait fait jouer au Mexique un rôle déloyal, il ne lui déplai­sait pas de voir s’en­fer­rer les autres maré­chaux, ses concur­rents plus que ses col­lègues, et de se réser­ver une force intacte pour être plus tard le sau­veur — ou le res­tau­ra­teur de l’Empire.

Le désastre du corps de Failly, sur­pris au moment de la soupe — comme la divi­sion Douay, à Wis­sem­bourg — avait eu lieu le 30 août. Le 1er sep­tembre, ce fut l’ef­fon­dre­ment final de l’Em­pire à Sedan. Reje­té dans la cuvette que forme cette petite ville, Napo­léon III, déses­pé­rant de rompre le cercle de fer et de feu qui l’en­ve­lop­pait, se ren­dit au roi de Prusse. En même temps que sa piètre per­sonne, il livrait du coup les 90.000 hommes qui lui res­taient, plus les 558 pièces d’ar­tille­rie. Mac-Mahon avait été bles­sé très oppor­tu­né­ment d’un éclat d’o­bus, et le com­man­de­ment flot­tait, tiraillé entre les géné­raux Ducrot et de Wimpffen.

Cette catas­trophe, comme toutes celles qui l’a­vaient pré­cé­dé, ne fut annon­cée aux Pari­siens que deux jours et demi plus tard, alors qu’il était deve­nu impos­sible de la cacher plus longtemps.

« Fran­çais, avoua le gou­ver­ne­ment dans une nou­velle pro­cla­ma­tion qui fut sa der­nière, un grand mal­heur frappe la patrie. L’empereur a été fait pri­son­nier avec qua­rante mille hommes. »

Si men­son­gè­re­ment pré­sen­té que fût le désastre, ce n’en était pas moins un coup de foudre. Jamais, dans les sup­po­si­tions les plus har­dies, les adver­saires mêmes de l’Em­pire n’eussent envi­sa­gé pareil effondrement.

D’ailleurs, on rec­ti­fiait immé­dia­te­ment le chiffre impos­teur. On savait que l’ar­mée fran­çaise était par­tie de Châ­lons avec un effec­tif d’en­vi­ron 120.000 hommes. Com­ment ce chiffre se trou­vait-il sou­dai­ne­ment réduit à 40.000, soit au tiers de son contingent ?

Tous, main­te­nant, sen­taient que l’Em­pire men­tait jus­qu’à la der­nière minute de son ago­nie. Les bou­ti­quiers et autres petits-bour­geois que je voyais se mon­traient conster­nés ou affec­taient l’in­di­gna­tion pour se faire par­don­ner leur ser­vi­li­té à l’é­gard du régime qui s’é­crou­lait. Main­te­nant, le faïen­cier Per­rin était légion ! Tous ces braves gens, habi­tués à se pros­ter­ner devant le plus fort, incli­naient visi­ble­ment vers la Répu­blique, n’at­ten­dant plus que la minute de sa pro­cla­ma­tion pour en arbo­rer l’é­ti­quette. Prêts, d’ailleurs, à rede­ve­nir immé­dia­te­ment bona­par­tistes si, par miracle, la dynas­tie néfaste réus­sis­sait à revivre.

Mais on était loin de cette éven­tua­li­té et, mal­gré toutes les vicis­si­tudes de la poli­tique, plus d’un demi-siècle s’est aujourd’­hui écou­lé sans ame­ner cette résurrection.

Dans la nuit, le cri « La déchéance ! » com­men­ça à se faire entendre.

Le len­de­main, 4 sep­tembre, Paris se trou­va réveillé d’une léthar­gie de dix-huit ans. C’é­tait un dimanche : toutes les par­ties de la capi­tale, des fau­bourgs en pleine fer­men­ta­tion, des groupes inin­ter­rom­pus déva­laient vers la Chambre des dépu­tés. Ruis­seaux se mul­ti­pliant à l’in­fi­ni, qui allaient se fondre en un océan !

Et je me sen­tais un des atomes humains qui com­po­saient cet océan, me mêlant avec mon père et ma mère à tout un peuple qu’un mou­ve­ment irré­sis­tible empor­tait vers le Corps législatif.

Déjà le 9 août, au len­de­main de la triple défaite de Wis­sem­bourg, Reich­shauf­fen et For­bach, 20.000 Pari­siens étaient venus en houle devant le Palais-Bour­bon, et, peut-être, un signal, qu’ils atten­daient des dépu­tés de la gauche, les eût-il entraî­nés à balayer les mame­luks de l’Em­pire. Mais ces élus de la gauche, avant d’être des répu­bli­cains, étaient des bour­geois poli­ti­ciens, tou­jours prêts à décli­ner, avant l’ac­tion, la res­pon­sa­bi­li­té d’un mou­ve­ment hasar­deux, comme aus­si à en accep­ter les fruits en cas de vic­toire. Et ils s’é­taient déro­bés, alors que la révo­lu­tion, avan­cée d’un mois, eût peut-être tout sauvé.

Le 4 sep­tembre, le fruit était plus que mûr. Il y avait sur la place de la Concorde non plus 20.000 hommes, mais quelque chose comme 100.000, si tant est qu’on puisse éva­luer une foule les jours de révolution.

La chambre était en séance, les sou­te­neurs de l’Em­pire, pâles, effa­rés, sen­tant la débâcle, et prêts à se vola­ti­li­ser. Le pré­sident, Schnei­der, grand favo­ri des Tui­le­ries, rete­nu là par ses fonc­tions, eût bien vou­lu être ailleurs. Les dépu­tés de la gauche n’é­taient guère moins émus, bal­lot­tés entre la crainte et l’espérance.

Une troupe d’in­fan­te­rie de ligne occu­pait le pont. Elle aus­si était hési­tante. Huit jours aupa­ra­vant, ses chefs lui eussent ordon­né de tirer sur la foule, elle eût obéi ; main­te­nant, chefs et sol­dats se sen­taient troublés.

Il exis­tait à ce moment-là, dans Paris, un embryon de garde natio­nale, com­po­sé de quelques mil­liers de volon­taires pos­sé­dant leur fusil. Cette milice, exclu­si­ve­ment bour­geoise, n’é­tait pas d’es­prit pro­lé­ta­rien : prête à défendre la pro­prié­té, elle ne l’é­tait point à mou­rir, ni même à tuer pour défendre la famille Bona­parte. Elle comp­tait même quelques républicains.

Des élé­ments de cette garde natio­nale, accou­rus en armes, se trou­vaient là, ain­si que des mobiles échap­pés au camp de Châ­lons, mêlés au peuple.

À la vue des uni­formes, les lignards s’é­car­tèrent. Der­rière les gardes natio­naux, la foule se pré­ci­pi­ta, entraî­née par les blan­quistes : la pous­sée fut irré­sis­tible. La Chambre se trou­va envahie.

À ce moment, les dépu­tés dis­cu­taient, sans rien résoudre, sur la nomi­na­tion d’un gou­ver­ne­ment de défense, insi­dieu­se­ment pro­po­sé par Pali­kao, porte-parole de l’im­pé­ra­trice, tan­dis que Gam­bet­ta, écho du sen­ti­ment popu­laire, récla­mait la déchéance.

L’en­va­his­se­ment de la Chambre ame­na la conclu­sion : la déchéance fut pro­cla­mée, sans vota­tion, au milieu de la tem­pête, par le peuple qui, cette fois, avait repris la parole après dix-huit ans de mutisme. Dans sa voix for­mi­dable se per­dait, en s’y joi­gnant, celle des dépu­tés de l’op­po­si­tion, deve­nue, à ce moment, de mino­ri­té majo­ri­té. Une à une, les créa­tures des Tui­le­ries dis­pa­rais­saient. L’Em­pire, qui avait com­men­cé en empri­son­nant les dépu­tés de la nation, voyait, à son tour, son Par­le­ment à lui balayé par le peuple.

Au cri de : « La déchéance ! » se mêlait main­te­nant celui de : « Vive la République ! »

Ce cri domi­nait tout, se répé­tant en écho du Palais-Bour­bon sur la place de la Concorde, le long des Champs-Ély­sées, des jar­dins des Tui­le­ries, de la rue de Rivo­li, pla­nant, immense, sur tout Paris. Comme un grand fleuve, la foule, main­te­nant, rou­lait ses vagues humaines vers l’Hô­tel de Ville.

Mon père, dont la joie débor­dait, écla­tait, rugis­sait, retrou­vait ses enthou­siasmes de vingt ans. Il bon­dis­sait en m’en­traî­nant par la main, ton­nant : « Vive la République ! »

L’im­pé­ra­trice, lâche­ment aban­don­née par ceux qui avaient été ses plus ser­viles cour­ti­sans, s’é­tait esqui­vée et, déjà, des ins­crip­tions inju­rieuses s’é­ta­laient sur les murs des Tui­le­ries. J’en déchif­frais, éton­né, quelques-une : « Mai­son à louer. » « Mai­son à vendre pour cause de fuite hon­teuse. » « Ancien bor­del. » Ce der­nier mot, dont j’i­gno­rais encore la signi­fi­ca­tion, m’intriguait.

Peu d’in­ci­dents. Qui eut pu arrê­ter sem­blable mou­ve­ment ? Les bona­par­tistes avaient dis­pa­ru. Entre le Louvre et l’é­glise Saint-ger­main-l’Auxer­rois, un ser­gent de ville, dont j’ai par­lé plus haut, ten­tait inuti­le­ment de défendre son épée.

La place de l’Hô­tel de Ville, lorsque nous y débou­châmes, était noire de monde. Chaque pouce de ter­rain était occu­pé. À une fenêtre de la Mai­son com­mune, un homme à la voix toni­truante — Gam­bet­ta — jetait des mots à la foule. Ceux que je pus sai­sir, ter­mi­nant la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique et la liste des nou­veaux diri­geants, furent : Kéra­try, pré­fet de police ; Ara­go, maire de Paris.

L’en­thou­siasme était géné­ral. Puis­sance du verbe ! On s’i­ma­gi­nait que ce mot « Répu­blique » com­por­tait en lui une ver­tu magique sus­cep­tible de tout sau­ver : refou­ler l’in­va­sion et éta­blir le règne de la jus­tice par­mi les hommes libres et égaux. Tous les peuples, les Alle­mands eux-mêmes, se réveillant à leur tour, allaient sans doute imi­ter la France. Les plus ratio­na­listes, gri­sés par cette mys­tique exal­ta­tion du sen­ti­ment, qui ne tient compte ni du déter­mi­nisme ni des contin­gences, avaient la foi.

« La foi trans­porte les mon­tagnes », a dit l’É­cri­ture. Il est indé­niable que l’en­thou­siasme, confi­nant sou­vent au fana­tisme, est, comme celui-ci, une force immense. Si on enlève cette force au peuple qui ne pos­sède point le savoir, que lui reste-t-il ?

Seule­ment, il importe que cet enthou­siasme s’exerce non pour de san­glantes ina­ni­tés, élu­cu­brées par des théo­lo­giens for­geurs de chaînes, mais pour des idées claires, en même temps qu’é­le­vées. Quelle dif­fé­rence entre les fana­tismes croi­sés, égor­geurs de musul­manes, et les enthou­siastes volon­taires de l’an II, allant por­ter au peuple, à la pointe de leurs baïon­nettes, la pro­cla­ma­tion des Droits de l’Homme !

Comme, ayant quit­té la place de l’Hô­tel-de-Ville, nous nous ache­mi­nions vers la rue Dau­ben­ton où, dans une pen­sion bour­geoise, vivait ma grand’­mère, nous aper­çûmes une masse confuse qui s’é­loi­gnait dans la rue Monge. Cette masse entou­rait une voi­ture dont les che­vaux déte­lés étaient rem­pla­cés par des hommes.

Celui qu’on entraî­nait ain­si en triomphe vers l’Hô­tel de Ville, où il devait prendre place dans le nou­veau gou­ver­ne­ment, était Hen­ri Roche­fort. Com­bien de fois ma mère et moi, pas­sant devant Sainte-Péla­gie, nous avions, en levant les yeux, aper­çus, der­rière les bar­reaux de sa fenêtre, le visage du pam­phlé­taire pri­son­nier ! Dès la pre­mière nou­velle de la chute de l’Em­pire, ses amis, ren­for­cés d’élé­ments popu­laires, avaient cou­ru le libé­rer, ain­si que les autres déte­nus politiques.

De même pour Eudes et Bri­deau qui, condam­nés à mort pour la ten­ta­tive de la Vil­lette, et déte­nus au Cherche-Midi, atten­daient le pelo­ton d’exécution.

O roue des révo­lu­tions qui, alter­na­ti­ve­ment, élève et abaisse les hommes !


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La Presse Anarchiste