La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire – Chapitre VII

VII
Le lendemain du 4 septembre.
Lis­sa­ga­ray, dans sa superbe His­toire de la com­mune, a très exac­te­ment retra­cé, en même temps que la marche des évé­ne­ments, l’é­tat d’es­prit durant la tra­gique épo­pée de 1870 – 1871.Paris avait accom­pli la moins san­glante des révo­lu­tions. Les sou­te­neurs du régime écrou­lé étaient en fuite pour la plu­part ; nulles repré­sailles ne furent exer­cées contre ceux qui res­taient. Huma­ni­ta­risme qui, sans doute, fut un tort ! Dix-huit années de des­po­tisme orgiaque, le règne du casse-tête poli­cier, du sabre et du gou­pillon, le Mexique, Men­ta­na, appe­laient des sanc­tions. Les tyran­neaux de la veille se fai­saient petits ; n’é­tant point inquié­tés, ils purent, tout en chan­geant d’é­ti­quette, pour se dire « hommes d’ordre », répu­bli­cains hon­nêtes et modé­rés, com­plo­ter l’é­tran­gle­ment de la révolution.

Les gens de l’Hô­tel de Ville, à l’ex­cep­tion d’une infime mino­ri­té, cher­chaient déjà leur appui dans la bour­geoi­sie, se défiant du même peuple qui les avait envoyés au Par­le­ment, d’où ils venaient de se jucher au pou­voir. Ernest Picard, dont le jour­nal l’Élec­teur libre, avait coqué­té avec l’Em­pire ; Jules Favre, Jules Fer­ry, poli­ti­ciens aspi­rant au rôle d’hommes d’É­tat, qui ne connais­saient le peuple qu’aux jours d’é­lec­tion ; Jules Simon, dont le bagage socio­lo­gique se bor­nait à un livre lit­té­raire, L’Ou­vrière, et qui avait pous­sé une recon­nais­sance rapide sur l’In­ter­na­tio­nale, pour se replier aus­si­tôt dans le camp de la démo­cra­tie bour­geoise, n’a­vaient rien de com­mun avec ces grands pas­sion­nés qui épousent la cause de la masse misé­reuse et lui sacri­fient leur exis­tence. Leurs col­lègues Gar­nier-Pagès et Glais-Bizoin, assez indé­pen­dants, man­quaient de sève et de pres­tige. Eugène Pel­le­tan, avec de bonnes inten­tions, demeu­rait effa­cé. Quant au géné­ral Tro­chu, gou­ver­neur de Paris et pré­sident du nou­veau gou­ver­ne­ment, orléa­niste — ce qui ne l’a­vait pas empê­ché de ser­vir l’Em­pire — et, avant tout, clé­ri­cal, il se pré­pa­rait à pla­cer Paris sous la pro­tec­tion de sainte Gene­viève, piètre moyen de défense contre les krupps prussiens !

Roche­fort et Gam­bet­ta, par contre, ins­pi­raient confiance. Mais ce der­nier par­tit en bal­lon le 8 octobre, pour rejoindre à Tours Glais-Bizooin, Cré­mieux et l’a­mi­ral Fou­ri­chon, char­gés d’or­ga­ni­ser la défense en pro­vince. Départ qui fut salué comme un envoi vers l’es­pé­rance et la vic­toire ! Dès lors, le pam­phlé­taire se trou­va majo­ri­sé par ses col­lègues qui s’empressèrent de l’an­ni­hi­ler dans les fonc­tions déri­soires de direc­teur des bar­ri­cades. Des bar­ri­cades ! À quoi eussent-elles ser­vi contre un enne­mi deve­nu maître des forts et de la pre­mière enceinte ?

Il serait injuste de ran­ger dans cette majo­ri­té d’im­puis­sants, plus effrayés de la pos­si­bi­li­té d’une Répu­blique sociale que du triomphe de la Prusse, fai­sant la loi à l’Eu­rope, Dorian, ministre des Tra­vaux publics. Lui, prit son rôle au sérieux, se sur­me­na pour orga­ni­ser des fon­de­ries de can­nons et, fina­le­ment mou­rut à la tâche.

Ces canons, c’é­tait le peuple de Paris qui les payait de ses gros sous. Dans les jour­naux et par­tout des sous­crip­tions s’ouvraient.

L’é­lan pour la défense était una­nime. Dans les jour­naux les plus avan­cés, dans ceux qui exis­taient déjà comme Le Rap­pel et Le Réveil, dans ceux qui avaient sur­gi, comme Le Com­bat de Félix Pyat, et La Patrie en dan­ger, de Blan­qui, on prê­chait l’u­nion sous le dra­peau de la Répu­blique française.

Et, pour­tant, les vété­rans de la démo­cra­tie sociale et révo­lu­tion­naire, ceux qui avaient vu Juin 48 et le 2 Décembre, ne pou­vaient guère se faire d’illu­sions sur les hommes de l’Hô­tel de Ville. Les pros­crits de l’Em­pire, Ledru-Rol­lin, Louis Blanc, Edgard Qui­net, Schœl­cher, Vic­tor Hugo, étaient ren­trés, auréo­lés de pres­tige, certes, mais vieillis, ayant épui­sé toute leur sève. Vic­tor Hugo qui, main­te­nant, rehaus­sait sa gloire lit­té­raire en arbo­rant le képi de garde natio­nal, demeu­rait Olym­pio, le poète superbe des Châ­ti­ments et de la Légende des Siècles ; mais ce n’é­taient pas avec des strophes, si enflam­mées fussent-elles, qu’on eut pu domi­ner la situation.

Je fai­sais ma nour­ri­ture spi­ri­tuelle des jour­naux qu’a­che­tait mon père. Chaque jour je dégus­tais suc­ces­si­ve­ment Vac­que­rie, Félix Pyat, Deles­cluze et Blan­qui. Mal­gré mon ima­gi­na­tion très sici­lienne, por­tée aux choses peu ordi­naires, mes treize ans ne lais­saient pas de s’é­ton­ner lorsque je voyais Le Com­bat ouvrir une sous­crip­tion pour le don d’un fusil d’hon­neur à celui qui tue­rait le roi de Prusse. Comme si les monarques de nos jours expo­saient leur pré­cieuse peau sur les champs de bataille ?

Cepen­dant, si Félix Pyat cise­lait avec un soin d’ar­tiste les phrases gran­di­lo­quentes et sonores, se mon­trant roman­tique en poli­tique comme en lit­té­ra­ture, son jour­nal, durant le pre­mier siège, don­na tou­jours la bonne note. Celle que don­naient en lan­gage clair, vigou­reux et pathé­tique, Le Réveil et La Patrie en dan­ger. Dans ce der­nier jour­nal, Blan­qui mon­trait avec une remar­quable science mili­taire, bien supé­rieure à celle des offi­ciers de salon du Second Empire et du sacris­tain Tro­chu, les moyens de défense que pos­sé­dait Paris.

Ces moyens étaient immenses. Outre la gar­ni­son de la capi­tale, à laquelle étaient venus s’ad­joindre les 35.000 hommes du corps Vinoy, non englo­bés dans le désastre de Sedan, 16.000 marins répar­tis dans les forts cou­vrant Paris, 50.000 gardes mobiles de la Seine, plus de 100.000 mobiles des autres dépar­te­ments et la garde nationale.

La garde natio­nale, c’é­tait tout le peuple de Paris et non plus une petite pha­lange de boutiquiers.

Dès la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique, mon père, retrou­vant ses ardeurs de jeu­nesse révo­lu­tion­naire — l’a­vaient-elles jamais quit­té ? — s’é­tait enrô­lé dans cette milice citoyenne : simple garde au 160e bataillon. De même, les autres étran­gers habi­tant Paris se fai­saient un devoir de concou­rir à la défense.

Force popu­laire qui dans ses deux caté­go­ries : les bataillons de marche et les séden­taires, pou­vait, au bas mot, chif­frer 300.000 hommes1Exac­te­ment, d’a­près les sta­tis­tiques, 313.000..

À qui ferait-on croire que, sur plus de 300.000 hommes vivant dans l’at­mo­sphère élec­tri­sée de Paris, on n’en eût pas pu trou­ver au moins 100.000 capables de s’a­jou­ter effi­ca­ce­ment en ligne de bataille à la garde mobile et aux régu­liers ? Soit envi­ron 400.000 bons com­bat­tants à oppo­ser aux Alle­mands qui, devant Paris, ne furent le plus sou­vent que 120.000 et jamais plus de 180.000.

Les Alle­mands, eux, s’approchaient. Dès le len­de­main du 4 sep­tembre, alors que la popu­la­tion fré­mis­sante d’enthousiasme et sûre que la Troi­sième Répu­blique allait renou­ve­ler les miracles de la pre­mière, se pré­pa­rait stoï­que­ment à la lutte, des trains bon­dés empor­taient loin de la capi­tale des trou­peaux affo­lés de fuyards. Riches pri­vi­lé­giés, oisifs, indo­lentes pou­pées, noceurs et noceuses pour les­quels les dix-huit ans de régime impé­rial n’avaient été qu’une fête inin­ter­rom­pue, s’envolaient de ce Paris prêt à se trans­for­mer de ville de plai­sir en camp retranché.

Je devais revoir le même exode qua­rante-quatre ans plus tard !

Tan­dis que la bour­geoi­sie dorée s’enfuyait, le peuple res­tait : il ne pos­sé­dait que sa vie et ne crai­gnait pas de la perdre.

En hâte, le gou­ver­ne­ment fai­sait ren­trer dans Paris des trou­peaux, des appro­vi­sion­ne­ments. Il n’y avait pas de temps à gas­piller. Chaque jour, devant l’avance prus­sienne, les com­mu­ni­ca­tions de la capi­tale avec la pro­vince dimi­nuaient : le cercle se resserrait.

Le 11 sep­tembre, les Alle­mands entraient à Meaux.

Per­sonne, dans la popu­la­tion, ne sup­po­sait que le siège de Paris pût être de longue durée. Mes parents s’étaient appro­vi­sion­nés pour un mois : cet appro­vi­sion­ne­ment ne devait être qu’un déjeu­ner de soleil, si l’on peut dire. Au pre­mier étage de notre mai­son nous avions pour voi­sins une famille très sym­pa­thique et que le mal­heur des temps ren­dait peu for­tu­née. Nous par­ta­geâmes fra­ter­nel­le­ment avec elle ces den­rées ali­men­taires, qui consis­taient sur­tout en pâtes, farine et légumes secs (les conserves étaient encore choses insoup­çon­nées). Aus­si les­dites den­rées ne furent-elles bien­tôt qu’un souvenir.

Cette famille Cha­mois comp­tait quatre per­sonnes : un mari, jeune encore, lieu­te­nant dans l’armée de Paris, d’esprit indé­pen­dant et socia­liste, sa femme, sa mère et une char­mante fillette, moins âgée que moi de quelques années. Nos bal­cons se tou­chaient, sépa­rés seule­ment par des bar­reaux à tra­vers les­quels les mains pou­vaient s’unir. Je n’avais pas lu Roméo et Juliette, mais je sen­tais confu­sé­ment s’ébaucher une idylle pré­coce au milieu de la tra­gé­die des événements.

Petite Hélène, qu’êtes vous deve­nue depuis plus d’un demi-siècle ? Dans la suc­ces­sion des sou­cis ou des drames de la vie, vous êtes-vous rap­pe­lé quel­que­fois votre voi­sin de l’Année ter­rible ? Êtes-vous encore de ce monde ?

Le pre­mier com­bat livré devant Paris eut lieu le 19 sep­tembre. L’armée prus­sienne se diri­geant au sud-ouest, sur Ver­sailles, pour en faire sa base d’opérations, débou­cha brus­que­ment sur le pla­teau de Châ­tillon occu­pé par des lignards et des zouaves. Ceux-ci, jeunes recrues qui n’avaient rien de com­mun avec les « cha­cals » d’Afrique, prirent peur et se déban­dèrent. La redoute ébau­chée du pla­teau qui domine la capi­tale se trou­va, sans coup férir, au pou­voir des Alle­mands, qui ne per­dirent point de temps pour y éta­blir des bat­te­ries. Ce furent ces krupps qui, après s’être achar­nés sur les forts du sud, bom­bar­dèrent Paris, fai­sant pleu­voir leurs obus de pré­fé­rence sur notre 5e arron­dis­se­ment : le dôme du Pan­théon était pour eux un admi­rable point de mire.

La déban­dade des zouaves indi­gna et exas­pé­ra. Ces fuyards désho­no­raient un corps à la répu­ta­tion légen­daire ! Un grand nombre d’entre eux furent arrê­tés aux portes de Paris par les gardes natio­naux, qui eurent à les pro­té­ger contre la colère de la popu­la­tion. Je me rap­pelle avoir vu, place de la Concorde, quelques lignards qui avaient cédé à la panique et qu’on emme­nait pri­son­niers à la place, le képi et la tunique retour­nés, un écri­teau infa­mant pla­car­dé sur la poi­trine. Pauvres gens ! Ont-ils été fusillés pour avoir cédé à un irré­sis­tible ins­tinct de conservation ?

Je n’ai pas, ici, à décrire les opé­ra­tions mili­taires du siège de Paris. Hélas ! elles furent, du côté des chefs de la défense natio­nale (qui ne sur­ent rien défendre), si déri­soires que même un gar­çon­net de treize ans était for­cé d’en aper­ce­voir l’insuffisance et le décousu.

On peut dire que toute la popu­la­tion pari­sienne, femmes, enfants, vieillards, comme adultes, n’avait qu’une âme pour résis­ter. Un jour­nal publia, une fois, un article signé Hen­ri Bauer, qui m’enthousiasma. L’écrivain, tout jeune alors, auquel l’avenir pré­pa­rait des vicis­si­tudes poli­tiques et une noto­rié­té lit­té­raire ; pré­co­ni­sait la for­ma­tion d’un corps de volon­taires de douze à quinze ans. J’en avais treize, tout récem­ment son­nés : je vou­lus aus­si­tôt m’enrôler par­mi ces guer­riers imberbes.

Le corps en ques­tion ne vit pas le jour. Mon père cal­ma mes regrets en m’annonçant que Gari­bal­di, qui venait mettre son épée à la dis­po­si­tion de la Répu­blique fran­çaise, ferait appel à des volon­taires, sans trop se mon­trer exi­geant sur l’âge. Avec le héros de Mar­sa­la pour chef, mes visées épiques seraient évi­dem­ment comblées.

Par mal­heur pour moi, Gari­bal­di, débar­qué à Mar­seille, ne vint pas à Paris. Gam­bet­ta l’envoya dans l’Est où, avec ses deux fils, Menot­ti et Ric­ciot­ti, son gendre Can­zio et un noyau de « che­mises rouges », ren­for­cés de quelques corps francs, le géné­ral popu­laire, haï des géné­raux de sacris­tie, créa la petite armée des Vosges, qui cou­vrit la Bourgogne.

Je n’avais pas eu besoin de res­pi­rer l’atmosphère sur­chauf­fée d’une capi­tale assié­gée pour sen­tir s’éveiller en moi des effer­ves­cences épiques. Dès l’enfance, mon ima­gi­na­tion sici­lienne s’enflamma pour les héros antiques et les pala­dins. Le pieux Énée (je n’avais encore lu Vir­gile que tra­duit en vers fran­çais par Delille) me fai­sait bâiller, certes, mais Dio­mède et Renaud de Mon­tau­ban demeu­raient mes grands favo­ris. Aimant pas­sion­né­ment la lec­ture, je dévo­rais dans leurs tra­duc­tions l’Iliade, l’Odys­sée, Roland furieux, la Jéru­sa­lem déli­vrée. Quant au Para­dis per­du, je lui pré­fé­rais net­te­ment les romans de Paul de Kock. Toute ma vie, d’ailleurs, j’ai res­sen­ti le besoin d’une diver­si­té d’impression et, plus tard, je n’ai pu écrire une œuvre sérieuse sans être pous­sé aus­si­tôt à en écrire une autre de carac­tère humo­ris­tique. Ten­sion et détente !

Cet amour de l’épopée et des aven­tures contras­tait chez moi bizar­re­ment avec une timi­di­té excessive.

Comme don Qui­chotte, mon illustre pré­dé­ces­seur, je fusse par­ti, les yeux ban­dés, pour un monde incon­nu en tra­ver­sant des zones enflam­mées, mais dans une socié­té de grandes per­sonnes je demeu­rais immo­bile, sans oser ouvrir la bouche, et l’obligation d’adresser la parole à une dame m’eût fait défaillir. Cette timi­di­té, fruit d’une édu­ca­tion en serre chaude, m’a pour­sui­vi jusqu’à la vieillesse et m’a été sou­vent bien préjudiciable.

C’est que mes parents, anté­rieu­re­ment à ma nais­sance, avaient per­du deux enfants en bas âge, tués par le croup, mala­die alors répu­tée ingué­ris­sable. Seul reje­ton , je vis concen­trer sur moi toutes les sol­li­ci­tudes : on ne me lais­sait pas tra­ver­ser seul la rue de peur qu’il ne m’arrivât quelque acci­dent, alors que je rêvais voya­ger autour du monde, explo­ra­tions auda­cieuses dans des contrées inac­ces­sibles, peu­plées de cannibales.

Dès cette époque, le capi­taine Mayne-Reid, avec les innom­brables romans de sa série Aven­tures de Terre et de Mer, était mon auteur habi­tuel. Je le pré­fé­rais à Jules Verne, qui allait deve­nir l’idole des ado­les­cents, mais dont l’intéressante vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique n’est pas sou­vent accom­pa­gnée de la cha­leur et du sen­ti­ment qu’on ren­contre dans La piste de guerre ou dans Les Chas­seurs de che­ve­lures. Le capi­taine Meyne-Reid, de son vrai nom Tho­mas Meyne, avait rom­pu avec sa famille, qui vou­lait faire de lui un homme d’église et était par­ti dans le Nou­veau-Monde mener la vie d’aventures qui m’eût tenté.

J’avais aus­si com­men­cé à lire les ouvrages d’Erckmamm-Chatrian, dont la série allait se pour­suivre avec un suc­cès grandissant.

Tout le monde, à ce moment, croyait, comme moi, que ce double nom était celui d’un seul auteur. Grand fut l’étonnement lorsqu’on apprit, quelque vingt ans plus tard, que les écri­vains qui avaient si bien mêlé leur per­son­na­li­té étaient deux et qu’un conflit d’intérêts venait de les dissocier !

Ma mémoire était extra­or­di­naire et elle est res­tée plus que grande jusqu’à la vieillesse, bien que la fièvre typhoïde, contrac­tée au sor­tir du siège, l’ait un peu atté­nuée. J’adorais la lec­ture et y consa­crais non seule­ment tous mes loi­sirs diurnes, mais encore une par­tie de la nuit, ne me cou­chant pas sans avoir sous mon oreiller deux ou trois livres que, mal­gré les défenses pater­nelles, je m’efforçais de lire une fois les lumières éteintes. Com­ment n’ai-je pas per­du la vue !

Mémoire, ima­gi­na­tion, amour de l’aventure, tels étaient, avec mon insur­mon­table timi­di­té, les prin­ci­paux traits de mon carac­tère. J’avais treize ans, l’âge où la per­son­na­li­té se forme, et mes parents étaient aux aguets pour tâcher de décou­vrir en moi une voca­tion qu’ils n’eussent pas vou­lu contrarier.

Une voca­tion ! Tout d’abord, je m’étais cru des­ti­né à faire un peintre ! Mânes de Raphaël et du Titien, excu­sez cette pré­ten­tion ! Com­bien de rames de papier n’ai-je pas cou­vertes de mes aqua­relles mul­ti­co­lores ! Mon père me don­na un pro­fes­seur de des­sin qui, d’abord, admi­ra ma faci­li­té et, ensuite, se mon­tra scan­da­li­sé de l’audace avec laquelle je me per­met­tais de cher­cher à ani­mer les modèles majes­tueux et froids qu’il me don­nait à copier. Le digne homme ne com­pre­nait que l’art classique !

Si j’eusse per­sé­vé­ré dans cette voie, sans doute eus­sé-je fait un peintre quel­conque, dont nul Charles-Quint ne fût venu ramas­ser le pin­ceau, ou, don­nant libre cours à mon ori­gi­na­li­té, un remar­quable cari­ca­tu­riste. Mais ma des­ti­née n’était pas là : l’homme pro­pose, les évé­ne­ments disposent !

Plus tard, je me crus appe­lé à deve­nir méde­cin, comme ceux de mes ascen­dants mater­nels qui n’étaient point entrés dans la car­rière professorale.

Sans doute aurais-je été capable de tuer mes malades tout aus­si pro­pre­ment qu’un autre mor­ti­cole, mais en oubliant de récla­mer des hono­raires, car j’étais dis­trait et non avide. Très heu­reu­se­ment pour eux et pour moi cette éven­tua­li­té non plus ne devait pas se réaliser.

D’ailleurs, ce n’était pas pré­ci­sé­ment le désir de gué­rir des catarrhes ou des hémor­roïdes qui m’attirait vers la méde­cine. À cette époque où la psy­cho­phy­sio­lo­gie était encore une science embryon­naire, à peine entre­vue d’un petit nombre de cher­cheurs, j’eusse vou­lu étu­dier aus­si à fond que pos­sible les phé­no­mènes trou­blants, par­fai­te­ment natu­rels, certes, mais aux causes incon­nues, qui sor­taient de l’ordinaire et qui, niés de par­ti pris par d’aucuns, étaient trop sou­vent défor­més par des simples ou exploi­tés par des char­la­tans. N’y avait-il pas là tout un monde incon­nu à explorer ?

Cette explo­ra­tion, com­bien j’eusse vou­lu l’entreprendre ! Pré­ten­tion bien grande pour un gar­çon de treize ans !

Et je dévo­rais des trai­tés de phré­no­lo­gie, de phy­siog­no­mo­nie, de chi­ro­man­cie même – on ne par­lait pas encore de gra­pho­lo­gie. Gall, Lava­ter, Spurz­heim, Combes, Fos­sa­ti, Des­ba­rolles, d’Arpentigny m’étaient déjà connus. Je m’indignais de l’autoritarisme rou­ti­nier de l’Académie de Méde­cine, repous­sant le rap­port de Jus­sieu et niant dog­ma­ti­que­ment l’existence de tous les phé­no­mènes magné­tiques dont d’aucuns, par la suite, étu­diés expé­ri­men­ta­le­ment, de façon métho­dique, sont aujourd’hui admis par tous sous les noms d’hypnotisme et de suggestion.

Une télé­gra­phie sans fil visibles s’exerçant entre deux cer­veaux, soup­çon­nais-je confu­sé­ment. L’un doit jouer le rôle de pile, l’autre celui de récepteur.

Plus tard, deve­nu télé­gra­phiste, je me suis confir­mé dans cette idée et lorsque, une ving­taine d’années après, on com­men­ça à dis­cu­ter les expé­riences de Mar­co­ni, je fus un des pre­miers croyants de la T.S.F. « Tout dans l’univers, me disais-je, doit être vibrations. »

Cette pas­sion d’explorer un monde incon­nu peut être périlleuse lorsqu’elle n’est pas équi­li­brée par un esprit rigou­reu­se­ment ana­ly­tique, et mon ima­gi­na­tion eût pu me conduire au pré­ci­pice. Très heu­reu­se­ment, j’avais pour me ser­vir de garde-fou l’exemple d’un grand oncle mater­nel, Vic­tor Hen­ne­quin, qui avait été détra­qué par le spi­ri­tisme. Avo­cat de talent, répu­bli­cain sin­cère et fou­rié­riste, il avait sié­gé à l’assemblée légis­la­tive de 1849. Il fut de ceux qui pro­tes­tèrent contre le coup d’État, mais les tables tour­nantes qu’il consul­tait firent cha­vi­rer ses convic­tions. Dans un livre : sau­vons le genre humain ! qu’il s’imagina dic­té à lui par l’Âme de la terre, il pro­cla­ma l’homme de 2 décembre une sorte de mes­sie au rôle providentiel.

Pauvre illu­mi­né, sin­cère comme Prou­dhon qui, sans l’intervention des esprit, écri­vit la révo­lu­tion sociale démon­trée par le coup d’État !

Vic­tor Hen­ne­quin, tou­jours abu­sé par cette mys­ti­fi­ca­trice « Âme de la terre », s’imagina que son édi­teur allait lui comp­ter pour ses élu­cu­bra­tions une somme de cent mille francs, fabu­leuse pour l’époque. Dans cette douce illu­sion, il s’empressa de dis­tri­buer tout ce qu’il pos­sé­dait à ses amis et il s’en trou­va en grand nombre. Il mou­rut rui­né, douche s’ajoutant à celles qui lui furent admi­nis­trées par pres­crip­tion médicale.

La géné­ra­tion de 1848, qui ache­vait de s’éteindre en 1870, était en même temps que géné­reuse, ter­ri­ble­ment mys­tique. On ne pour­rait certes pas adres­ser la même cri­tique à celle d’aujourd’hui.

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    Exac­te­ment, d’a­près les sta­tis­tiques, 313.000.

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