La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre XVI

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Chapitre XVI
Tentative insurrectionnelle et télépathie

 

Dans cette par­tie de ma vie allant de l’en­fance à l’a­do­les­cence, je me suis atta­ché décem­ment à par­ler peu de ma per­sonne, beau­coup moins inté­res­sante pour le lec­teur que les évé­ne­ments dont elle était témoin.

Cepen­dant, il est un épi­sode qui, je crois, mal­gré son carac­tère per­son­nel, vaut d’être racon­té. Il marque ma pre­mière arres­ta­tion, qui devait être sui­vie de beau­coup d’autres ! Il offre aus­si un exemple, que n’eût pas dédai­gné Camille Flam­ma­rion, aux per­sonnes — dont je suis — qui consi­dèrent ration­nel­le­ment la télé­pa­thie comme une mani­fes­ta­tion de la force uni­ver­selle qui trans­met ses vibra­tions entre les cer­veaux humains aus­si bien qu’entre les astres.

Au moment où les robes rouges venaient de frap­per mes parents d’un ver­dict infâme, qu’elles croyaient défi­ni­tif, je sui­vais atten­ti­ve­ment dans les jour­naux les évè­ne­ments poli­tiques. J’é­tais main­te­nant non plus un gamin mais un ado­les­cent capable de se for­mer des idées géné­rales et d’é­cha­fau­der un plan d’action.

Je savais que si le peuple de Paris et des grandes villes vou­lait réso­lu­ment la Répu­blique — une Répu­blique réelle — dans les hautes sphères on s’a­gi­tait pour « étran­gler la gueuse ». Les roya­listes, divi­sés en légi­ti­mistes et en orléa­nistes, n’a­vaient pu se mettre d’ac­cord, mais un cer­tain réveil bona­par­tiste se fai­sait dans des milieux remuants, vu avec sym­pa­thie par les grands chefs de l’ar­mée. Napo­léon III, mal­gré Sedan, avait conser­vé des par­ti­sans ; il en avait même rega­gné quelques-uns après les mas­sa­crés de mai 1871, en se décla­rant « l’empereur des ouvriers », jeu qui lui avait déjà réus­si après les jour­nées de juin 1848. Il était mort des suites d’une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale, ten­tée pour lui per­mettre de « pou­voir mon­ter à che­val », selon la tra­di­tion des pré­ten­dants, mais il lais­sait un reje­ton, « le petit Badin­guet », comme on l’ap­pe­lait iro­ni­que­ment — celui qui, jouant au sol­dat, avait ramas­sé une balle à Sarrebrück.

Ce jeune héri­tier de la tra­di­tion napo­léo­nienne, pous­sé par l’am­bi­tion égoïste de sa mère, pou­vait être dan­ge­reux. On s’at­ten­dait même à ce que Mac-Mahon, ancien favo­ri de la cour des Tui­le­ries, qui haïs­sait la Répu­blique sans ché­rir l’or­léa­nisme, et qui avait dit en par­lant de l’é­ven­tua­li­té d’une ten­ta­tive légi­ti­miste : « Les chas­se­pots par­ti­raient tout seuls ! » se pro­non­çât pour une res­tau­ra­tion de l’Em­pire. N’é­tait-ce pas l’Em­pire qui lui avait don­né faveurs, titre ducal et maréchalat ?

L’é­lec­tion dans la Nièvre, du baron Bour­goin, actif agent bona­par­tiste, avait été consi­dé­rée comme un symp­tôme sérieux.

L’i­dée me vint d’exé­cu­ter une entre­prise cer­tai­ne­ment très roman­tique, mais cela n’é­tait pas pour m’ar­rê­ter. Avec ma timi­di­té d’al­lures, que j’ai conser­vée jusque dans la vieillesse, je n’ai jamais été pol­tron, esti­mant, d’ailleurs, qu’il n’ar­rive que ce qui doit arriver.

N’é­tais-je pas fils d’un ex-gari­bal­dien dont la vie, comme celle de son chef, avait été un tis­su d’a­ven­tures ? Et le roman­tisme révo­lu­tion­naire n’a-t-il pas fait maintes fois plus que la pon­dé­ra­tion pru­dente — sou­vent lâche — des poli­ti­ciens classiques ?

Sans confi­dent, sans com­plices, me disant, comme la Médée de Cor­neille : « Moi seul, et c’est assez ! » je rédige une pro­cla­ma­tion au peu­plé de la capitale.

Une pro­cla­ma­tion non pas com­mu­narde, ni même sim­ple­ment répu­bli­caine, mais, au contraire, empreinte du plus pur esprit bonapartiste :

« Habi­tants de Paris, disais-je en sub­stance, l’Em­pire renaît aujourd’­hui de ses cendres (sic). Ral­liez-vous autour du régime qui vous a don­né vingt ans de pros­pé­ri­té et de paix ! »

De paix ! Il fal­lait cer­tai­ne­ment un beau tou­pet pour l’af­fir­mer. Mais n’é­tait-ce pas l’ex-lan­gage tex­tuel tenu jadis par Louis Bona­parte : « L’Em­pire c’est la paix ! »

Quelle était mon inten­tion en met­tant au monde ce mor­ceau de gran­di­lo­quence bour­sou­flée dans le genre napoléonien ?

Celle-ci : annon­cer que le coup d’É­tat bona­par­tiste auquel on s’at­ten­dait tous les jours, s’ac­com­plis­sait en ce moment même, et, pla­car­dant des copies de ma pro­cla­ma­tion dans les quar­tiers les plus avan­cés d’i­dées, créer une effer­ves­cence insur­rec­tion­nelle. À Bel­le­ville, dans le fau­bourg Saint-Antoine, là où la Com­mune avait eu ses plus réso­lus défen­seurs, le sen­ti­ment popu­laire qui cou­vait, com­pri­mé par l’é­tat de siège, pou­vait faire explo­sion. Coups de main sur les postes et les pri­sons, sai­sies d’armes, déli­vrance des cap­tifs, c’é­taient choses pos­sibles. Tant pis si par­mi ces cap­tifs il s’en trou­vait de frap­pés pour des faits autres que poli­tiques ! Marianne, comme le Dieu mas­sa­creur d’Al­bi­geois, recon­naî­trait les siens.

Et puis après ?

Après, on serait allé aus­si loin que pos­sible, ouvrant la porte à l’im­pré­vu aus­si bien qu’aux prisonniers !

En pla­car­dant ces mani­festes dans la nuit, je pen­sais bien que, le len­de­main matin, en allant à leur tra­vail, les ouvriers les auraient lus, com­men­tés en s’at­trou­pant. Et moi, me mêlant aux groupes, j’au­rais lan­cé sans scru­pule toutes les fausses nou­velles sus­cep­tibles de créer une émeute. « Mais oui, mes­sieurs — ou citoyens — on se bat près des bou­le­vards : j’en viens ; j’ai vu des gens qui éle­vaient des bar­ri­cades, et, sur la rive gauche, il paraît que ça chauffe ! »

On pour­ra dire que cette ten­ta­tive était enfan­tine, ridi­cule, folle — on pour­ra d’au­tant mieux le dire qu’elle n’a pas réus­si. Peu m impor­tait : dans sa pré­pa­ra­tion je ne com­pro­met­tais que moi. Dans l’exé­cu­tion, je me serais natu­rel­le­ment fait un devoir de payer plus que tout autre de ma personne.

Il y aurait eu des victimes ?

Hélas ! on n’a pas encore trou­vé le moyen de faire des ome­lettes sans cas­ser d’œufs. Napo­léon Ier, sacri­fiant des mil­lions d’hu­mains à son ambi­tion me paraît un monstre, bien qu’il ait aujourd’hui encore des ado­ra­teurs. N’est-ce pas la fin qui jus­ti­fie les moyens ?

La fin, c’é­tait  la déli­vrance des vic­times du sabre ver­saillais ; le moyen, c’était, en l’oc­cur­rence, le men­songe, la pro­pa­ga­tion de fausses nou­velles ; choses très vilaines en elles-mêmes dans la vie pri­vée, mais d’un usage cou­rant en politique.

Bar­bès, Blan­qui, Gari­bal­di et com­bien d’autres, qui pour­sui­vaient des fins hau­te­ment huma­ni­taires, n’ont-ils pas, tous dés­in­té­res­sés qu’ils fussent, fait cas­ser nombre de têtes ?

Man­quant de maté­riel d’im­pri­me­rie — et, d’ailleurs, je n’eusse su m’en ser­vir — je copie à la main une ving­taine d’exem­plaires de ma pro­cla­ma­tion. Je les signe car­ré­ment : « Le comi­té impé­ria­liste », sui­vi d’une demi-dou­zaine de noms n’ap­par­te­nant à personne.

Puis je quitte ma chambre Saint-Paul, me disant que je n’y revien­drai peut-être jamais. Dans une ser­viette d’a­vo­cat j’emporte mes proclamations.

Le soir est arri­vé. En atten­dant la nuit qui me per­met­tra d’af­fi­cher les pla­cards incen­diaires, je me dirige vers la Bas­tille. La bou­tique d un mar­chand de cou­leurs est encore ouverte : j’y entre et achète un bâton de colle à bouche de deux sous. Car je n’ai pas de pot à colle, de colle et de pinceau.

Les moyens me manquent, mais non la volonté !

Dix heures du soir, les bou­tiques sont fer­mées ; dans le fau­bourg Saint-Antoine, les pas­sants se raré­fient : on n’est pas noc­tam­bule sous l’é­tat de siège. D’ailleurs, ce n’est pas same­di et les pro­lé­taires qui, le len­de­main, iront à leur tra­vail de bonne heure, ne s’at­tardent pas à flâner.

Cepen­dant j’attends encore, et c’est seule­ment lorsque l’obscurité s’é­pais­sit que je me mets à l’œuvre.

À l’angle de la rue de Cha­ronne et du fau­bourg, sur un mur nu, où elle se déta­che­ra par­fai­te­ment, je colle ma pre­mière affiche.

Je monte ensuite vers Cha­ronne, tourne vers le bou­le­vard exté­rieur, le sui­vant jusqu’à Bel­le­ville, et, sur tout ce par­cours pla­carde d’autres exemplaires.

Tout va bien jusqu’ici. Je tra­verse le canal et me dirige vers le fau­bourg Saint-Mar­tin ; je le remonte et conti­nue l’affichage.

Un peu au-des­sous de la rue Lafayette, j’a­per­çois deux gar­diens de la paix qui font leur ronde. L’en­droit me parais­sait pro­pice à la pose d’un pla­card : je vou­lais jus­te­ment pro­vo­quer des attrou­pe­ments dans le voi­si­nage de Saint-Lazare, la hideuse pri­son qui com­mande le débou­ché du fau­bourg Saint-Denis sur le bou­le­vard de Magenta.

Je laisse pas­ser les deux agents et, quand je les crois éloi­gnés, j’orne le mur d’une nou­velle affiche. Après quoi je tourne à gauche, dans la rue Lafayette, conti­nuant de coller.

L’obs­cu­ri­té noc­turne est tem­pé­rée par la lumière des becs de gaz.

Je viens de tour­ner encore à gauche — il est écrit que, toute ma vie, j’i­rai de ce côté-là ! — je m’en­gage dans une petite rue lon­geant le che­min de fer de l’Est et que j’ai su, depuis, être la rue d’Alsace.

Sou­dain, des coups de sif­flet fendent l’air ; des pas galopent der­rière moi : ce sont les deux agents qui accourent.

À droite, par une petite rue trans­ver­sale, d’antres sur­gissent, se pré­ci­pi­tant sur moi. À gauche, j’ai le para­pet qui me sépare de la voie fer­rée « et, en contre-bas, celle-ci à trente pieds au-des­sous de moi !

Si je ne puis me lan­cer moi-même dans ce gouffre, peut-être pour­rai-je y lan­cer ma ser­viette avec le res­tant des pro­cla­ma­tions ? Mais je n’en ai pas le temps. Les agents bon­dissent, ils s’emparent de ma per­sonne et de la ser­viette. Tant pis ! Advienne que pour­ra. Je ne res­sens que l’amertume de mon coup manqué.

Les poli­ciers m’emmenèrent droit devant moi, à un poste de police, depuis sup­pri­mé, qui exis­tait alors à l’en­trée de la rue d’Alsace.

Détail que j’ignorais. Ain­si, en me diri­geant d’ins­tinct vers la pri­son autour de laquelle je vou­lais pré­pa­rer l’ef­fer­ves­cence et la révolte de la rue, je m’étais four­voyé dans le plus par­fait traquenard.

J’ai per­du la par­tie mais ne m’affole pas : en un clin d’œil j’ai envi­sa­gé la situa­tion et ma déci­sion est prise : je joue­rai la folie.

Il est assez conce­vable qu’un jeune col­lé­gien, dont la famille vient d’être aus­si hor­ri­ble­ment frap­pée et qui ne doit plus entre­voir pour lui-même qu’un ave­nir de misère maté­rielle et morale, puisse sen­tir sa rai­son vaciller sous le choc. Il me fau­dra donc déli­rer assez pour don­ner à sup­po­ser en trans­port au cerveau.

Après ? Eh bien ! après j’aurai soin de recou­vrer ma luci­di­té, car si je me sens prêt à ris­quer ma vie dans en but éle­vé, je ne tiens nul­le­ment à finir mon exis­tence dans un caba­non en rece­vant des douches.

Je pénètre dans le poste de police, non insur­gé vic­to­rieux sui­vi d’une bande, mais cap­tif escor­té d’une demi-dou­zaine d’a­gents. C’est ma pre­mière arres­ta­tion : ce ne sera pas la der­nière. Tou­te­fois, ma réso­lu­tion n’est pas enta­mée, et lorsque le chef de poste me fixe, se pré­pa­rant à m’in­ter­ro­ger, avec quelle hau­teur je le toise !

Il me demande mes noms et pré­noms. Me redres­sant super­be­ment, l’œil ful­gu­rant, la voix vibrante d’un orgueilleux mépris, j’annonce :

— Louis-Napo­léon Bona­parte, empe­reur des Français !

Cette décla­ra­tion inat­ten­due pro­duit un cer­tain sai­sis­se­ment, mais elle est accueillie avec incré­du­li­té. Sur le même ton, digne d’un bon acteur de mélo­drame, je déclare que, fils et héri­tier de Napo­léon III, j’ai débar­qué en Nor­man­die, venant d’Angleterre, avec le fidèle doc­teur Conneau1Hen­ni Conneau, pre­mier méde­cin de l’empereur Napo­léon III dont il avait anté­rieu­re­ment par­ta­gé la cap­ti­vi­té au fort de Ham. pour faire valoir mes droits à la cou­ronne impériale.

Et, par­lant au chef le lan­gage de l’autorité, je gronde, je menace :

— Mal­heur à vous, pro­non­cé-je, si vous oubliez le res­pect dû à votre maître ! Quand je serai mon­té sur le trône, je me souviendrai.

— Il a l’air bien fêlé, mur­mure un vieil agent à mous­tache et impé­riale grisonnantes.

Ce cer­ti­fi­cat de folie me flatte, mal­gré la tris­tesse de la situa­tion : il paraît que je joue bien mon rôle.

Le chef de poste réserve son appré­cia­tion, mais il envoie des poli­ciers battre le quar­tier en quête d’autres affiches et d’autres afficheurs.

Le vieux ser­got a dû appar­te­nir à l’ex-police impé­riale : son âge et la coupe de sa barbe per­mettent, du moins, de le sup­po­ser. Peut-être res­sent-il au fond de lui-même une vague sym­pa­thie pour l’a­do­les­cent qui, fou ou non, assume la per­son­na­li­té de l’éventuel Napo­léon IV.

Il m’indique du doigt un lit de camp.

— Cou­chez-vous là, me dit-il d’une voix pas trop rude.

« Mieux vaut être assis que debout et cou­ché qu’as­sis », dit un pro­verbe arabe. Je m étends sur le lit de camp et feins de m’en­dor­mir peu à peu.

Pour­tant le som­meil est bien loin de mon esprit : je songe à l’avortement de mon beau plan et me demande ce qui pour­ra bien arriver.

Main­te­nant notre tri­ni­té est captive.

N’était l’échec de ma pre­mière conspi­ra­tion, je serais heu­reux de par­ta­ger l’infortune de mes parents puisque je n’ai pu les délivrer.

Mais je n’é­prouve aucune crainte : lorsqu’une situa­tion est au pire, tout chan­ge­ment qui s’an­nonce ne peut qu’éveiller l’espoir. Et quelle situa­tion pou­vait être pire que la nôtre ?

À tra­vers mes cils bais­sés, j’entrevois deux agents qui arrivent affai­rés : en bat­tant le quar­tier ils ont décou­vert deux de mes affiches et les apportent victorieusement.

Le chef de poste parait son­geur. Il se demande, sans doute, ce que signi­fie cette his­toire d’un conspi­ra­teur imberbe qui ce pré­tend le prince impé­rial. Mais le pro­blème, pour lui, est inso­luble : aus­si renonce-t-il à le résoudre. Déci­sion sage que je lis sur sa phy­sio­no­mie : le com­mis­saire de police s’en arrangera.

Cepen­dant, je dois sou­te­nir le rôle que j’ai assu­mé. Je me livre à quelques essais de ron­fle­ment pour feindre ensuite un som­meil fié­vreux. Je pro­nonce quelques mots inco­hé­rent mais bien dans le style bona­par­tiste : « Ma famille… Napo­léon… Sainte-Hélène. »

Il peut être trois heures du matin lorsque mes gar­diens me tirent de mon som­meil appa­rent. C’est pour me conduire au domi­cile pri­vé du com­mis­saire de police.

Celui-ci semble fort cour­rou­cé — furieux, sans doute, contre l’auteur d’une ten­ta­tive qui l’arrache au som­meil. Aus­si m’interroge-t-il sans la moindre amé­ni­té. Je l’en­tends qui mur­mure : « Ce cra­paud ! » Depuis plu­sieurs heures la police est sur pied, explo­rant les alen­tours du Pont-de-Flandre et de la Chapelle.

Et moi, dans la can­deur de mon âme, je me réjouis­sais de cette ire du com­mis­saire, l’attribuant à des sen­ti­ments dés­in­té­res­sés. Je son­geais : « À la bonne heure ! Voi­ci enfin un fonc­tion­naire de la Répu­blique qui est répu­bli­cain ! Il me prend pour un impé­ria­liste en herbe. De là son exaspération ! »

Je ne me rap­pelle pas bien exac­te­ment ce que je lui répon­dis : je sais seule­ment que je fis montre d’une grande digni­té : le « petit Badin­guet » ne fut point abais­sé en ma personne.

Les agents qui m’avaient ame­né conti­nuaient de me regar­der, plu­tôt son­geurs qu’hostiles. Si l’Empire allait tout de même « renaître de ses cendres », comme je l’af­fir­mais péremp­toi­re­ment dans ma pro­cla­ma­tion, conser­ve­raient-ils leur place et leurs appoin­te­ments ? C’était sans doute pour eux la grande question.

Lorsque le com­mis­saire a fini de m’interroger et de prendre des notes, l’un d’eux, comme frap­pé d’une idée subite, me dit, légè­re­ment goguenard :

— Si vous êtes le prince impé­rial, vous devez connaître l’anglais ?

— Certes.

Il me met sous le nez un livre impri­mé dans la langue du géné­ral Booth — je crois me sou­ve­nir que c’était une Bible — et me dit :

— Eh bien!! tra­dui­sez-nous donc ça.

J’ouvre le bou­quin et tra­duis couramment.

Les agents se regardent un peu sur­pris et semblent se deman­der si, à défaut d’être, comme je l’affirme, le fils de Napo­léon III, je ne suis pas quelque infime émis­saire venu en droite ligne de Chis­le­hurst2Lieu où, après la guerre de 1870 – 1871, alla rési­der la famille impériale.

Cepen­dant, le com­mis­saire, tou­jours bou­gon­nant, décide de me remettre entre les mains de la jus­tice. C’est elle qui pro­non­ce­ra sur cette épi­neuse affaire. Je suis conduit… à Saint-Lazare.

Dans cette infecte pri­son, lépreuse, sor­dide, dont l’existence est demeu­rée une honte pour le Paris du ving­tième siècle, existe, sépa­ré du quar­tier des femmes, un cachot nau­séa­bond où sont enfer­més les déchets humains : ivrognes ramas­sés sur le trot­toir, rôdeurs et rôdeuses. Ils attendent sur un banc, entre les quatre murs nus, en la com­pa­gnie pes­ti­len­tielle d’un immonde baquet à déjec­tions, que la voi­ture cel­lu­laire — le « panier à salade » — vienne les enle­ver comme un tas d’or­dures pour les vider au Dépôt. Un poste de sol­dats les garde et, par un gui­chet trouant la porte mas­sive, peut les surveiller.

C’est ce même poste qu’on aurait eu à sur­prendre et à désar­mer, ce matin-là, si l’émeute avait pu se pro­duire près de Saint-Lazare.

C’est là que je suis ame­né. Le local n’est occu­pé, en ce moment, que par un ivrogne qui hoquette.

Je ne songe guère à dor­mir sur le banc dans cette atmo­sphère empes­tée. Jamais nuit n’au­ra été plus blanche pour moi que celle-là. Je conti­nue de son­ger, sans fièvre cepen­dant, atten­dant les événements.

Lorsqu’on est allé jusqu’au bout de son effort, que toute ini­tia­tive est, pour le moment, para­ly­sée, c’est sou­vent une force d’être fataliste.

Du moins jusqu’à un cer­tain point, car mon fata­lisme n’est pas de celui qui s’abandonne. Quand on ne peut diri­ger les évé­ne­ments, tout au moins convient-il de suivre de vue la situa­tion dans laquelle on se trouve sans se lais­ser aller à l’oubli ou au rêve.

Pour sou­te­nir mon rôle de cépha­la­gique, je m’approche du gui­chet ouvert et appelle un sol­dat. Il s’approche, je lui tends mon mou­choir en le priant de le trem­per dans l’eau. Ce qu’il fait sans dif­fi­cul­té et je m’applique le linge mouillé sur la tête, comme si la fièvre brû­lait mon cer­veau. En réa­li­té, la tem­pé­ra­ture de mes méninges demeure très normale.

Or, ce même jour, dans l’a­près-midi, à l’heure régle­men­taire des visites, je devais voir ma mère au par­loir de faveur, comme je le fai­sais deux fois par semaine. Je son­geais avec amer­tume quelle serait son angoisse d’attendre inuti­le­ment mon arri­vée, seul récon­fort qu’elle eût dans sa poi­gnante situation.

Nous nous trou­vions, elle et moi, cap­tifs dans la même pri­son, sépa­rés l’un de l’autre par des cor­ri­dors et des épais­seurs de murailles. Eh bien ! au moment même où j’étais peut-être à trente mètres d’elle, la tête enve­lop­pée dans mon mou­choir, ma mère me vit en rêve, empê­ché d’aller vers elle et le front cou­vert d’un ban­deau qui devait cacher quelque bles­sure. Aus­si, dans la jour­née, si mon absence l’angoissa dou­lou­reu­se­ment, elle n’en fut point sur­prise : elle avait eu le pres­sen­ti­ment d’un malheur.

D’une consti­tu­tion déli­cate, dont les per­cep­tions étaient peut-être aigui­sées par ses deux mala­dies : névral­gie et gas­tral­gie, ma mère eût été un sujet remar­quable pour un psy­cho­phy­sio­lo­giste. Il lui arri­vait de res­sen­tir des intui­tions étranges : quelque chose comme les phé­no­mènes de cette double vue qu’on a volon­tiers raillée quand elle se pré­sen­tait sous le nom de magné­tisme — trop sou­vent exploi­tée par des char­la­tans — et qu’on com­mence aujourd’hui à admettre sous le nom de télé­pa­thie. Impres­sions qui annoncent comme le bour­geon­ne­ment d’un nou­veau sens chez les humains les plus affi­nés, tan­dis qu’elles n’effleurent même pas l’épiderme épais d’autres individus.

Plus tard, j’aurai à citer un autre phé­no­mène du même ordre : la mort d’un dépor­té per­çue par ma mère à l’île des Pins.

Cepen­dant la porte du cachot s’ouvre pour lais­ser entrer trois ou quatre nou­veaux hôtes. L’un d’eux, pro­pre­ment vêtu, est un jeune homme à l’aspect doux et sociable ; les autres sont quelconques.

Il parait que l’alimentation des pri­son­niers tem­po­raires est consi­dé­rée comme une oné­reuse super­flui­té car on ne nous offre que de l’eau claire. Je m’en sers pour mes ablu­tions. Je crois que le jeune homme sym­pa­thique en fait autant ; les autres dédaignent ce soin. À quoi bon se laver ? semblent-ils penser.

Vers midi un rou­le­ment de voi­ture : on nous ouvre et j’aperçois le « panier à salade ». J’y monte pour la pre­mière fois de ma vie : ce ne sera pas la dernière.

La der­nière fois — sera-ce vrai­ment la der­nière ? — ce fut trente ans plus tard. J’é­tais accu­sé d’avoir vou­lu atten­ter aux jours pré­cieux du roi d’Espagne et, par la même occa­sion, à ceux du pré­sident de la Répu­blique fran­çaise, qui l’accompagnait.

Entre la pre­mière et la der­nière fois, j’ai fait quelques autres pro­me­nades dans ce fati­dique panier, où l’on était réel­le­ment fort cahoté.

Aujourd’­hui, la trac­tion méca­nique ayant rem­pla­cé par­tout la trac­tion ani­male, c’est en auto-cel­lu­laire que les pri­son­niers sont trim­bal­lés. Je sou­haite que cette loco­mo­tion leur soit plus douce et que la phi­lan­thro­pie bien connue de l’administration péni­ten­tiaire ait son­gé à faire élar­gir, sinon les pri­son­niers, du moins les cel­lules ambu­lantes — dix par voi­ture — leur ser­vant de récep­tacle. Cel­lules qui, en 1905 encore — je n’en ai pas fait l’expérience depuis — eussent pu, pour la com­mo­di­té, riva­li­ser avec des cercueils !

Je n’allongerai pas le récit de mon odys­sée. À cette époque pré­his­to­rique l’anthropométrie n’existait pas encore, mais je connus la toise, la fouille, la salle com­mune. Rien n’é­tait plus révol­tant que cette salle immense où, de quatre heures de l’après-midi à 9 heures du matin, une mul­ti­tude d’hommes de toutes caté­go­ries et de tous âges cou­chaient côte à côte, à même des paillasses ver­mi­neuses éten­dues sur une planche hori­zon­tale. De l’autre côté de la cloi­son, c’était la salle com­mune des femmes et on peut juger des conver­sa­tions ordu­rières qui s’engageaient entre sexes différents.

Il y avait là un pauvre diable de poète misé­reux et trem­bleur, qui, après avoir, pen­dant qua­rante ans, chan­té le vin et les beau­tés joyeuses, s’était per­mis quelques vers indé­pen­dants effleu­rant la poli­tique. Il habi­tait la zone révo­lu­tion­naire de Bel­le­ville, dans un gale­tas. Cela avait suf­fi pour lui créer une répu­ta­tion — com­bien apo­cryphe ! — de chantre de la Com­mune, Tyr­tée du dra­peau rouge, et le faire appréhender.

Il y avait un type de bel­lâtre, amu­seur et finan­cier véreux, pour­sui­vi pour escro­que­rie et qui se van­tait d’a­voir pro­créé à droite et à gauche qua­torze enfants, mais non de les avoir éle­vés, lais­sant géné­reu­se­ment ce soin à leurs mères, créa­tures à ses yeux sans importance.

Il y avait un grand roux, maigre et solide, que j’ai revu un peu plus tard à bord du Var, rasé et sous la livrée matri­cu­lée du for­çat. Il se van­tait d’avoir bra­ve­ment com­bat­tu pour la Com­mune et c’eût été très bien si cet indi­vi­du, qui n’avait pas trou­vé son pain cuit en venant au monde, n’eût choi­si pour moyen d’existence le cam­brio­lage. C’était pour répondre de méfaits étran­gers à tout idée sociale qu’il allait com­pa­raitre devant les tribunaux.

Son voi­sin de paillasse était un Lor­rain d’une ving­taine d’années, qu’il affec­tion­nait à la façon vir­gi­lienne du pas­teur Cory­don, et il n’attendait même pas la nuit pour le lui prouver.

D’ailleurs, il n’y avait pas, à pro­pre­ment par­ler, de nuit dans ce cara­van­sé­rail lamen­table, où dès la ren­trée de quatre heures le gaz dar­dait sa flamme jaune.

Cette agglo­mé­ra­tion humaine a pour se sou­la­ger un cloaque indes­crip­tible : une véri­table mer de fange. Eh bien ! qua­rante-trois ans plus tard j’ai été indi­gné de trou­ver à l’École mili­taire, affec­té à la satis­fac­tion du même besoin, un reti­ro aus­si immonde. Pas à l’usage des offi­ciers, natu­rel­le­ment, non plus que des sous-offi­ciers, mais pour l’infime trou­peau des non-gra­dés. Car dans nos pays latins il semble que, civile ou mili­taire, libre on pénale, la vul­gaire mul­ti­tude n’ait droit qu’à l’ordure !

À 9 heures du matin et jus­qu’à 4 heures de l’après-midi, c’est le préau. De la salle com­mune, on défile, por­tant sur le dos sa paillasse grouillante, qu’on dépose dans un maga­sin et qu’on repren­dra à l’heure du cou­cher ; on reçoit sa boule de son et l’on va, pen­dant sept heures, enfer­mer son oisi­ve­té dans une basse-fosse, à vingt ou trente par préau. Les pri­son­niers jouissent de la double com­pa­gnie du baquet à déjec­tions, dépo­sé dans un coin, et d’un gar­dien som­nolent, assis sur une chaise, à l’entrée. Pour déjeu­ner, une ter­rine d’eau chaude, qua­li­fiée soupe ; pour dîner, une potée de légumes — pommes de terre bouillies ou riz ava­rié — dans la même terrine.

On ne demeure là, en géné­ral, que trois ou quatre fois vingt-quatre heures J’y suis res­té une dizaine de jours, contem­plant inva­ria­ble­ment au-des­sus de ma tête, enca­dré entre de hauts murs aux fenêtres fer­mées, un pan de ciel bleu.

Cet azur sem­blé nar­guer le pri­son­nier, lui dire : « À deux pas, c’est la lumière, le mou­ve­ment, la vie ! C’est la liberté ! »

J’avais eu soin de recou­vrer la lucidité.

Puis, un beau jour, brus­que­ment, ç‘a été l’élargissement pur et simple, sans for­ma­li­té, sans la moindre com­pa­ru­tion devant un juge d’instraction, ou un méde­cin aliéniste.

Les mêmes auto­crates qui, se pré­va­lant de l’état de siège, avaient contre mes parents accu­mu­lé arbi­traire sur illé­ga­li­té pour arri­ver à patau­ger dans le conflit des juri­dic­tions civile et mili­taire, la déci­sion de l’une allant bien­tôt annu­ler le ver­dict de l’autre, n’osaient main­te­nant sévir contre l’adolescent. Pour­tant, celui-ci avait ten­té un acte tom­bant sous le coup de la loi ! Était-ce un remords qui les empê­chait de sévir ? C’est peu pro­bable. Bien plu­tôt, ils devaient se dire que le mieux pour eux était d’étouffer une affaire qui pou­vait rap­pe­ler avec un fâcheux reten­tis­se­ment leur crime imbécile.

  • 1
    Hen­ni Conneau, pre­mier méde­cin de l’empereur Napo­léon III dont il avait anté­rieu­re­ment par­ta­gé la cap­ti­vi­té au fort de Ham.
  • 2
    Lieu où, après la guerre de 1870 – 1871, alla rési­der la famille impériale.

La Presse Anarchiste