Les Carnets d’Abel Ferry
Dans quelques endroits, où l’on s’intéresse encore à la façon dont se déclencha et se poursuivit le grand carnage de 1914 – 1918, l’ouvrage a fait quelques bruits. Il s’agit de la publication posthume des carnets intimes du jeune député des Vosges, tué sur le front, en 1918, un mois avant l’armistice.
Le personnage était d’importance, et n’eût été son trépas malchanceux, on l’aurait certainement vu dans la suite prétendre aux plus hauts emplois. Né et couvé dans la grande bourgeoisie républicaine, fils de Charles, neveu de Jules, petit-fils d’Allain-Targé, allié par les uns ou par les autres aux Hoquet, aux Scheurer-Kestner, aux Charras, il pouvait alléguer un pedigree sans équivalent. C’est dire que ses premiers pas n’avaient pas dû être très difficiles dans un régime qui n’était pas le « Système », mais qui était déjà un système.
À peine hors de page, et fraîchement émoulu député des Vosges, il est déjà doté d’un calepin de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, dans le sillage de Viviani, chargé du Quai d’Orsay et de la présidence du Conseil. On est en juin 1914. Dans un mois, la guerre. Le jeune Ferry, bien que réformé antérieurement, demandera à faire campagne, rejoindra immédiatement et y laissera sa peau dans les conditions que nous avons dites. Il fut donc un des rares politiciens jusqu’auboutistes à payer de sa personne, et sur cette considération nous admettrons que ses dires prennent plus de résonance.
« … et maintenant je pars reprendre l’Alsace et la Lorraine… »
Quand on lit cette bouffonnerie, consignée au soir du 5 août 1914 par Abel Ferry dans son carnet, on est pris d’un doute. Doit-on lire plus avant ? Bon prince, on veut bien que de tels boniments aient prise sur l’électeur, mais si c’est là le genre de littérature qu’un homme d’État confie à ses agendas secrets, il vaut mieux planter là le livre qu’on nous propose.
L’appréhension n’est pas fondée. La note grandiloquente n’est qu’exceptionnelle dans la suite. Le quotidien, l’anecdotique ne sont traversés que par à‑coups par la prédication patriotarde. Le livre apparaît rapidement et essentiellement comme un réquisitoire contre les militaires professionnels.
Tous — ou peu s’en fallait — des incapables, prodigues du sang des autres, bornés, arrogants, tenant les pouvoirs civils dans le plus grand mépris. C’est une vraie délectation que de voir déchirer à belles dents
par ce bon Français, patriote de bonne souche, républicain à quatre quartiers, obsédé dès le berceau par la « ligne bleue des Vosges », les Joffre, les Millerand, les Lyautey.
Sans doute, savait-on déjà tout cela et que les grands stratèges de 1914 – 1918 avaient le plus souvent entassé des Pélions sur des Ossas de cadavres pour les plus vains des résultats, et cela considéré non
d’un point de vue pacifiste ou antimilitariste, mais du seul point de vue de leur technique particulière ! André Morizet — le beau-papa de Kosciuszko — dans son « Plan xvii » dénonçait autrefois « l’incapacité des militaires professionnels à faire la guerre ». Ce n’est pas à nous de leur reprocher de tels manques. Plus aptes quant à la connaissance de leur métier, ils seraient tout aussi haïssables. Il reste que dépeints par un témoin comme Abel Ferry, confit toute sa vie dans le respect dévotieux de l’Armée, ils sont encore en-deçà de ce que leurs plus farouches contempteurs n’auraient osé imaginer !
Le « Tigre » et les « céphalopodes empanachés »
Il n’est pas que les chefs militaires à sortir déchiquetés de la plume de notre historiographe. Hormis quelques burgraves, Ribot, Freycinet, respectés par tradition de famille, tous les grands hommes du temps sont malmenés. Le trait n’épargne même pas ses amis. Tardieu, qui n’est encore qu’un comingman et qui, comme camarade de promotion parlementaire, paraît avoir droit à des ménagements, est silhouetté en ces termes que l’auteur veut flatteurs : « … il sent moins la noce ; il n’est plus le bourgeois bouffi de graisse de chez Maxim’s… » Caractéristiques que l’homme de la N’Goko Sangha avaient peut-être momentanément perdues, mais qui reviendront vite les siennes !
Briand est férocement noirci, traité d’agent provocateur. Mais, quelque mal qu’il se donne pour qu’on croie le contraire, c’est moins le renégat du discours sur la grève générale que flétrit l’auteur, que le signataire possible d’une paix de compromis, éventualité qu’il réprouve.
À l’égard de Clemenceau, attitude ambivalente. Chez les Ferry, depuis la chute du grand Jules, au lendemain de Langson, on a juré haine éternelle au Tigre. Aussi bien, le jeune Abel n’est entré dans la politique que pour en tirer vengeance. Donc défiance et sarcasmes envers le vieux Chouan, jusqu’en novembre 1917. Après quoi, comme Clemenceau pousse la guerre dans le sens que n’a cessé de réclamer le jeune Abel, il y a commencement de réconciliation. Des réticences subsistent. C’est que l’Homme enchaîné l’est vraiment trop au char des militaires. Il est trop « Grand Quartier général ». « Les généraux l’ont emmailloté dans leurs vieilles culottes rouges », lit-on dans les Carnets.
Le Tigre aussi s’était transformé en carpette ! Qu’il était loin le temps où les généraux n’étaient pour lui que des « céphalopodes empanachés ».
Sébastien Faure et Merrheim
Les noms de Sébastien Faure et de Merrheim surgissent au détour des pages, des Carnets secrets d’Abel Ferry, appelés là par le souci que la propagande pacifiste donne à l’auteur et à ses collègues. Ainsi, il note à la date du 2 février 1915 : « Conseil des ministres (écrit au Conseil même). — … Depuis plusieurs Conseils, nous nous préoccupons d’une propagande d’origine allemande pour la paix. Elle est
à formes multiples. Tantôt ce sont des tracts anonymes glissés chez les concierges, des affiches apposées de nuit dans un quartier. Les agents allemands travaillent le Midi, qu’ils croient plus accessible.
« Nous avions supposé que l’Allemagne inspirait en faveur de la paix une campagne anarchiste de Sébastien Faure. Convoqué par le ministre de l’Intérieur, Sébastien Faure a fondu en larmes. De peur de paraître faire le jeu de l’Allemagne, il est devenu belliqueux. »
On verra par cette dernière affirmation, combien les dires de notre mémorialiste peuvent demander caution. Sébastien Faure était tellement devenu belliqueux que peu de temps après l’entrevue rapportée par Abel Ferry, il fondait Ce qu’il faut dire et se lançait plus ardemment que jamais dans la lutte pacifiste.
Une autre fois, il constate, navré, à propos de Merrheim : « 10 février 1918. — … La situation ouvrière est inquiétante. Sur Merrheim, secrétaire général des métallurgistes, le gouvernement ne peut trouver prise : ni argent, ni femme, ni rien. Il espère jouer les Trotsky. »
Vraisemblablement, les procédés — vieux comme le monde — qu’on déplorait de ne pouvoir mettre en œuvre à l’égard de Merrheim, avaient-ils pleinement abouti dans maints autres cas…
Cino Del Duca, seul maître à bord
C’en est fait, depuis une semaine Del Duca est seul maître à bord, à Paris-Journal, ex-Franc-Tireur. De longue date, la feuille était asservie à son or, mais MM. Péju, Ronsac et Altman y maintenaient une souveraineté nominale, à laquelle ils restaient les seuls à croire. Cette superstructure de carton-pâte était tôt ou tard vouée à disparaître. L’affaire a été menée plus rondement qu’on ne l’eût imaginé ; c’est tout. Fiche de consolation non négligeable, les « débarqués » n’ont dû mettre leur
sac à terre que bien bourré de… « ducats », si l’on ose dire !
Beaucoup, au moment de la mue définitive de Franc-Tireur en Paris-Journal ont pleuré la disparition du dernier journal de gauche qui nous restât. Au vrai, il avait perdu depuis de nombreuses années presque tout de sa vigueur première, et cela pas seulement sous l’angle de la frénésie résistantialiste, aspect qui rebuta souvent les mieux disposés en sa faveur. Au long des jours, il avait fallu composer, because les échéances difficiles, et s’accommoder de sujétions gouvernementales ou autres.
Del Duca méditait son opération depuis de longs jours. Son dessein était déjà arrêté quand Franc-Tireur commença de sous-titrer discrètement, presque en filigrane, Paris-Journal. Le titre était tombé en quenouille, après avoir été illustré naguère par Gérault-Richard, longtemps le premier lieutenant et le bretteur de Jaurès, à la Petite République. Gérault-Richard avait été aussi le fondateur du Chambard et socialiste d’une façon si rouge, que s’il prenait à quelqu’un aujourd’hui la fantaisie de l’imiter au sein de la S.F.I.O., Guy Mollet et les siens n’auraient de cesse qu’il ne fût livré sur l’heure à quelque « commission des conflits », aux fins d’une exclusion rapide et sans appel. C’est, en effet, à Gérault qu’on doit le fameux couplet rimé pour la Bataille de Lissagaray :
Dans tes estomacs bedonnants
Nous ferons, bourgeois ruminants
Plus d’une entaille
Au jour de la bataille.
Un programme assez éloigné des objectifs de la presse du cœur !