La Presse Anarchiste

Quelques considérations sur le crime et les criminels

L’homme prim­i­tif tuait pour se nour­rir ou pour se défendre. Que penser de l’homme vivant à notre époque, et de sa fureur de tuer ? Chaque jour, la grande presse nous apporte notre ration de meurtres et de vio­lences. Chaque semaine, la presse spé­cial­isée se répand en un flot de détails sur le dernier crime à sen­sa­tion. Le fin du fin, c’est la presse poli­cière qui nous l’apporte, servi comme un mets de choix, précédé des hors‑d’œuvre de l’enquête, arrosé des vins généreux des débats en cour d’assises et accom­pa­g­né comme il se doit de pho­tos suggestives.

Le théâtre, le ciné­ma et, main­tenant, la télévi­sion nous retra­cent, nous détail­lent, nous mon­trent avec raf­fine­ment les grands crimes du passé, proche ou loin­tain. Pis : la presse enfan­tine doit aujourd’hui l’essentiel de son suc­cès aux morts vio­lentes qu’elle pro­pose à l’imagination des moins de seize ans.

Les excus­es invo­quées sont nom­breuses autant que spé­cieuses : la néces­sité de l’information « objec­tive », l’intérêt de recon­sid­ér­er les grands procès de l’histoire, que sais-je encore. On ne s’est ému un peu, ces dernières années, qu’en ce qui con­cerne la presse enfan­tine : On a osé un moment dénon­cer la cupid­ité qui est à la base de tout cet éta­lage de sang, « à la une » ou à la troisième page des quo­ti­di­ens, à toutes les pages de tant d’autres pub­li­ca­tions sans d’ailleurs chang­er grand-chose.

Quand à cela s’ajoutent quelques bonnes cat­a­stro­phes, naturelles ou non, ce qui est fourni en pâture à la curiosité publique est pro­pre­ment écœurant.

Pour­tant, dira-t-on, la mort est chose naturelle. Assuré­ment. Mais le geste de don­ner la mort est-il aus­si naturel ?

Il ne l’est pas plus aujourd’hui que jadis.

Il est et reste un réflexe de défense, donc de peur.

Le drame, c’est que ce réflexe est main­tenant presque tou­jours cam­ou­flé, ou, ce qui revient au même, provo­qué. Lais­sons de côté, pour aujourd’hui, le cas de ceux qui ont endossé un uni­forme et qui sont amenés à tuer. Con­tentons-nous pré­cisé­ment de cette abon­dante rubrique des « faits divers » d’hier et d’aujourd’hui.

Il est rare qu’un homme ait à se défendre con­tre une bête fauve ; à plus forte rai­son con­tre un autre homme dans une lutte bes­tiale. La peur de mourir, l’instinct de con­ser­va­tion poussent celui qui est attaqué à des gestes dés­espérés pour sauver sa vie. Mais la peur de mourir, inavouée, incon­sciente, est der­rière la peur de man­quer de nour­ri­t­ure ; plus cachée encore der­rière la peur de man­quer d’un cer­tain bien-être auquel on est habitué. Beau­coup de drames récents ont là leur cause pro­fonde. Le manque d’argent, avec ce qu’il représente de pri­va­tions, réelles ou imag­i­naires, résume pour beau­coup de gens le comble de la malchance. Le manque d’affection et d’un cer­tain équili­bre affec­tif crée aus­si une psy­chose de peur et déclenche le réflexe de lutte con­tre une sit­u­a­tion qui appa­raît intolérable à ceux qui en sont victimes.

Peut-être notre époque est-elle respon­s­able, dans une cer­taine mesure, de l’abondance des drames sanglants que nous dénonçons ici : En effet, il sem­ble bien qu’en d’autres temps la « crainte de man­quer » déclen­chait surtout le réflexe d’économie, voire de parci­monie. Mais qui donc aujourd’hui se soucie d’« économiser » comme on le fai­sait encore si générale­ment au début du siè­cle ? Car à quoi cela servi­rait avec la déval­u­a­tion con­stante des bil­lets de banque.

Quoi qu’il en soit, le fait est qu’aujourd’hui, l’instinct de con­ser­va­tion cam­ou­flé par la crainte de man­quer de bien-être ou provo­qué par la crainte de man­quer d’affection reste à l’origine de la majorité des drames sanglants. C’est lui qui, comme aux âges les plus reculés de l’humanité, aboutit à ce moment de déséquili­bre psy­chique, à cette « minute d’égarement », qui con­duisent un être humain à don­ner la mort à un autre être humain.

« J’ai frap­pé comme un fou » déclare cet homme pour expli­quer son acharne­ment sur sa vic­time. Mais déjà, on peut en être sûr, son pre­mier geste n’était plus con­trôlé par sa rai­son. Or, sur qui s’acharnait-il ? Sur le mari bru­tal de la femme qui lui avait inspiré la pitié et le désir.

Toute la rubrique des faits divers pour­rait se résumer à cet exem­ple : Un pre­mier mou­ve­ment, incon­trôlé, a entraîné tous ceux qui ont suivi. On l’a remar­qué depuis longtemps : La vue du sang excite le meur­tri­er, et pousse au parox­ysme le grain de folie dont il a été atteint.

« Pour­tant, dit-on, il y a bien des assas­sins qui tuent aus­si froide­ment qu’un bouch­er abat une bête, sans plus de remords qu’une ménagère sac­ri­fi­ant un lapin, et cela sig­ni­fie qu’il y a des meur­tri­ers, des “tueurs”, qui cal­cu­lent le moment où ils vont abat­tre leur vic­time, de manière à n’être pas pris. » C’est exact. Mais des fous notoires, ceux qui sem­blent poussés à tuer à cer­taines épo­ques comme « l’assassin de la pleine lune » et d’autres, comme les Petiot, les Wei­d­mann, les Lan­dru, sont capa­bles d’un tel comportement.

Il est à not­er au sur­plus que pra­tique­ment jamais un « tueur » de pro­fes­sion n’a atteint la notoriété ni la puis­sance de ceux qui lui don­naient l’ordre de tuer. Le prob­lème se poserait alors juste­ment de ceux qui don­nent un tel ordre, qu’ils soient « enne­mis publics n° 1 »… ou chefs mil­i­taires. Mais le fait est que les exé­cu­teurs à gage des pre­miers sont des « minus habens » ou de véri­ta­bles malades men­taux. Leur com­porte­ment appar­ent et leur com­porte­ment réel, per­ma­nent ou acci­den­tel, sont sans aucun lien.

Dans les cas les plus affreux, les jour­naux sont par­fois oblig­és de le not­er. C’est ain­si que l’on a dit de ce vieil­lard de 84 ans qui égorgea son petit-fils de 12 ans : Il était « encore en pleine pos­ses­sion de ses fac­ultés men­tales, mais d’humeur som­bre ».

Il ne s’agit pas ici de nous faire les avo­cats avant la let­tre de tous les crim­inels, passés, présents et futurs, on s’en doute. Il n’est pas ques­tion de « chercher des excus­es » aux crimes en tous gen­res étalés dans la presse mod­erne. Mais on se sou­vient peut-être qu’au moment où on dis­cu­tait en France de l’éventualité de sup­primer la peine de mort, un jour­nal­iste avait ce mot, plus féroce que spir­ituel : « Que Messieurs les assas­sins commencent. »

C’est une solu­tion à laque­lle la société « men­acée » n’a pas man­qué d’avoir sou­vent recours : se débar­rass­er par la mort d’un être jugé dangereux.

Mais est-ce vrai­ment une solu­tion humaine ?

On nous per­me­t­tra de préfér­er ici l’attitude du corps médi­cal, pour qui toute vie, toute étin­celle de vie est pré­cieuse et mérite que l’on fasse le max­i­mum d’efforts pour la sauve­g­arder. Ce n’est pas en tuant un assas­sin que l’on tuera le crime. C’est en soignant des malades que la société se met­tra en mesure de faire dimin­uer la rubrique des faits divers.

Lucien Lau­mière


P.-S. — Le curé d’Uruffe n’a pas été con­damné à mort. Bien, très bien. Mais après le ver­dict de la Cour d’assises de Meur­the-et-Moselle aucun tri­bunal ne peut plus doré­na­vant décider de tranch­er la tête des… autres, même celle du crim­inel le plus endur­ci. Et la peine de mort doit être abolie.