La Presse Anarchiste

L’objection de conscience sera un jour reconnue partout.

Selon Mar­tin du Gard, il faudrait désor­mais class­er les gens en deux caté­gories : selon qu’ils acceptent ou refusent l’idée de guerre. J’ignore si, par­tant de ce choix, aux ter­mes inévitable­ment manichéens, la pen­sée de l’ancien Prix Nobel se con­tente d’éclairer majestueuse­ment une protes­ta­tion de l’esprit ou bien si, débor­dant le con­texte moral et moral­isa­teur — de l’humanisme qui la porte, elle entend assumer la pleine reven­di­ca­tion de ce qui con­stitue, en bref, le véri­ta­ble refus de la guerre : le refus égale­ment physique, social, matériel, le refus dans l’illégalité totale et le risque des désig­na­tions infamantes. Je n’écris certes pas ceci dans le but d’éveiller quelque mau­vaise querelle au sujet des con­vic­tions paci­fistes et des moyens mis en œuvre pour leur prêter ce min­i­mum d’efficacité sans quoi toute con­cep­tion de l’humain peut se trou­ver paralysée par la gra­tu­ité, le con­fort intel­lectuel, se figer, en un mot, dans l’abstraction. Il est vraisem­blable, en effet, que le juge­ment auquel inci­tent de telles atti­tudes, déter­minées non seule­ment par le choix per­son­nel, mais aus­si par le para­doxe des événe­ments, exige des critères plus nuancés. Mais soulever délibéré­ment le prob­lème de l’acceptation ou du refus de l’idée de guerre, n’est-ce pas admet­tre implicite­ment de se pronon­cer sur ceux qui, en effet, refusent l’idée même de la guerre, puisqu’ils n’en tolèrent l’éventualité sous aucune jus­ti­fi­ca­tion, puisque le seul fait de tuer, de frap­per, d’exercer la vio­lence, leur paraît incom­pat­i­ble avec la con­nais­sance civil­isatrice, spir­ituelle, philosophique, que l’humanité a prise d’elle-même ?

Il est donc bien évi­dent que, de ce point de vue, c’est l’objection de con­science qui porte le plus haut, le plus absolu témoignage, face à un monde hos­tile, ou igno­rant, veule, dés­espéré­ment incom­préhen­sif. « Ain­si, le seul fait de revêtir un uni­forme met votre con­science en dan­ger ? » demandait à l’étudiant Pierre Tourne, le mag­is­trat qui le jugeait. « Oui » répon­dit sim­ple­ment Pierre Tourne. Toute la ques­tion est là. On peut avoir soi-même une con­science, en être inten­sé­ment tour­men­té, et très hon­nête­ment, mal­gré tout, dés­ap­prou­ver la sorte d’objection qui se place sous ce voca­ble, sim­ple­ment parce que l’on pense, en le déplo­rant, que les con­di­tions d’existence human­i­taire, à l’intérieur des sociétés et dans les rap­ports entre nations sont encore trop rel­a­tives pour qu’une oppo­si­tion absolue à toute forme de vio­lence — dont on soulign­era qu’elle peut pren­dre par­fois, à l’égard du mal, un car­ac­tère puni­tif et défen­sif — ne risque pas d’aller à l’encontre de son but en favorisant ce qu’elle abhorre : l’acte de tuer. C’est la fameuse théorie du mal néces­saire, et, du même coup, sa néga­tion sub­tile : le mal qui se tran­scende ain­si ne devient-il pas le bien ?

On répon­dra, de l’autre côté, que c’est pré­cisé­ment la vio­lence en tant que telle qui est la cause de tous ces maux, puisqu’elle est la dégra­da­tion antin­o­mique du con­cept d’humanité et que l’humanité ne retrou­vera sa rai­son d’être qu’en cor­rigeant l’instinct qui, per­pétuelle­ment, déforme son rôle. « Les événe­ments ne m’intéressent pas, dis­ait Valéry à Gide. Ils ne sont que l’écume des choses. Ce qui m’intéresse, c’est la mer. » Sans doute en est-il un peu ain­si entre les objecteurs et ceux qui raison­nent à par­tir de don­nées réal­istes : ces derniers s’inquiètent du bouil­lon­nement à la sur­face, les autres songent aux pro­fondeurs. Mais quoi qu’il en soit, un dia­logue est pos­si­ble, dans l’honnêteté ; un vrai dia­logue, au sens où l’entend Camus, autre Prix Nobel et mem­bre du Comité pour le sec­ours aux objecteurs de con­science. C’est qu’il n’est plus con­cev­able de main­tenir, dans les pays du globe où elle s’exerce tou­jours, une répres­sion qui, finale­ment, ne sert à rien ni à per­son­ne. Se refuser à toute dis­cus­sion sur l’objection de con­science au nom de principes bien défi­nis et comme si le ser­vice de guerre était tou­jours allé de soi pour la majorité des hommes qui peu­plent la planète, c’est oubli­er l’Histoire un peu vite, et par exem­ple que la démoc­ra­ti­sa­tion des tâch­es mil­i­taires relève d’une con­trainte rel­a­tive­ment récente. La con­scrip­tion, inno­va­tion française qui remonte à 1793 et qu’une grande par­tie du monde a suiv­ie depuis, n’a pas été sans soulever des dif­fi­cultés d’ordre moral. Mais il est à retenir que, la même année du reste, la Con­ven­tion se mon­tra plus com­préhen­sive que ne l’est encore, en 1958, l’Assemblée nationale. On en trou­vera la preuve dans ce décret pris en faveur des anabaptistes :

« Le Comité de Salut Pub­lic arrête qu’il adressera aux Corps admin­is­trat­ifs la let­tre suiv­ante : Les anabap­tistes de France, citoyens, nous ont député quelques-uns d’entre eux pour nous représen­ter que leur culte et leur morale leur inter­di­s­aient de porter les armes et pour deman­der qu’on les employât dans les armées à tout autre ser­vice. Nous avons vu des cœurs sim­ples et nous avons pen­sé qu’un bon gou­verne­ment devait employ­er toutes les ver­tus à l’utilité com­mune et c’est pourquoi nous vous invi­tons d’user envers les anabap­tistes de la même douceur qui fait leur car­ac­tère, d’empêcher qu’on les per­sé­cute, et de leur accorder le ser­vice qu’ils deman­dent dans les armées, tel que celui de pio­nnier et celui de char­rois, ou même de per­me­t­tre qu’ils acquit­tent ce ser­vice en argent. »

Dans sa thèse sur l’objection de con­science, Me Jean Gau­chon mon­tre com­ment, au cours du XIXe siè­cle, s’établit pro­gres­sive­ment la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre l’insoumission et la déser­tion. Mais ce sont là des claus­es juridiques que le com­mun des mor­tels saisit mal, ou qu’on nég­lige, il est vrai, de lui appren­dre. Il sait qu’on est sol­dat à vingt ans, il le sait presque de nais­sance et s’il red­oute les guer­res, il ne voit certes pas ce qui pour­rait con­trari­er cet état de fait. Le con­scrit fait par­tie de la mytholo­gie sociale. Il se promène, un peu ivre, le veston enruban­né, por­tant sur son cœur l’inscription « Bon pour le ser­vice », dont les let­tres frag­iles ont la couleur et le style de celles qu’on accroche aux couronnes mortuaires.

Il y a pour­tant beau­coup de pays sans con­scrits. Je sais bien qu’il serait ridicule d’entretenir à ce sujet la moin­dre illu­sion. La plu­part de ces pays n’ont pas insti­tué le ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire pour la sim­ple rai­son que le stade actuel de leur évo­lu­tion économique et cul­turelle ne le leur per­met pas, ou bien parce que leur posi­tion poli­tique est trib­u­taire du con­trôle que les deux blocs exer­cent sur leur faib­lesse. Toute­fois, leur degré de paci­fisme se mesure, de la façon la plus tan­gi­ble, aux dis­po­si­tions qu’ils pren­nent, en faveur des objecteurs de con­science, dans le cadre d’un statut offi­ciel. En cer­tains cas, mal­heureuse­ment, l’esprit de dis­crim­i­na­tion a con­duit le lég­is­la­teur à ne recon­naître que les objecteurs religieux ou bien encore à n’accorder, en des lieux où la con­scrip­tion est oblig­a­toire pour les hommes et les femmes, une dis­pense qu’au sexe qu’on sem­ble avoir moins de raisons, cepen­dant, de tenir encore pour faible. Le ser­vice mixte n’est guère appliqué que dans plusieurs démoc­ra­ties pop­u­laires, dans quelques nations de l’Amérique du Sud ou du Proche-Ori­ent. Partout ailleurs, les hommes seuls sont appelés. Enfin, les nations suiv­antes recon­nais­sent les objecteurs de con­science, sans dis­tinc­tion d’aucune sorte, et notam­ment de quelque philoso­phie qu’ils se recom­man­dent : Alle­magne de l’Ouest, Aus­tralie, Autriche, Dane­mark, Fin­lande, Grande-Bre­tagne, Norvège, Nou­velle-Zélande, Suède. Vient ensuite un sec­ond ordre de con­sid­éra­tions, arbi­traire celui-là, et qui n’admet que les objecteurs de type religieux : c’est le cas de l’Afrique du Sud, des États-Unis, du Paraguay, qui lim­ite même très étroite­ment ses dis­po­si­tions aux mem­bres de cer­taines sectes, des Pays-Bas, qui les éten­dent, au con­traire, un peu au-delà du fac­teur religieux et admet­tent, en marge, le bien-fondé des pré­ceptes moraux de car­ac­tère agnos­tique, et enfin, de la Rhodésie. Israël, où la con­scrip­tion est oblig­a­toire pour les deux sex­es, s’en tient aus­si à une objec­tion « religieuse et morale », ne l’imagine que chez les femmes, et plus curieuse­ment encore, ou non sans habileté, chez les femmes céli­bataires. L’U.R.S.S. a rétabli, depuis le vingtième Con­grès, un statut dû à Lénine, mais en le lim­i­tant elle aus­si, et en ce qui la con­cerne, de façon assez inat­ten­due, aux objecteurs religieux. La Pologne, tout en faisant respecter son sys­tème mixte de con­scrip­tion, sait faire preuve, par­fois, de tolérance. En Bolivie, le refus de servir entraîne essen­tielle­ment la perte de la citoyen­neté. Cer­tains pays, comme la Bel­gique, s’efforcent, en pré­parant le principe de la recon­nais­sance légale (le gou­verne­ment a déposé un pro­jet devant le Par­lement), de tem­po­ris­er afin de ne pas aggraver la répres­sion. C’est ain­si que la péri­ode d’emprisonnement n’excède pas celle du ser­vice mil­i­taire. Ailleurs, c’est-à-dire là où l’objection est totale­ment ou impar­faite­ment recon­nue, un ser­vice civ­il rem­place, en général, le ser­vice mil­i­taire et les jeunes gens qui refusent de se laiss­er incor­por­er sont affec­tés à des tâch­es d’intérêt social. Quant aux pays qui se mon­trent tou­jours réti­cents à l’élaboration d’un statut, les peines qu’ils appliquent sont extrême­ment vari­ables, très élevées ou volon­taire­ment assou­plies par des sub­til­ités d’ordre juridique, répétées jusqu’à ce que l’opposant ait atteint l’âge à par­tir duquel un homme ne peut plus être mobil­isé ou mod­i­fiées, au moins dans leur nature coerci­tive, par l’application de lois d’amnistie. En Alle­magne, en Yougoslavie et en Grèce, des objecteurs ont été fusil­lés pen­dant la guerre.

Quels sont main­tenant les pays où la cir­con­scrip­tion n’existe pas ? On peut, sauf risque d’erreur, les énumér­er ain­si : Afghanistan, Ara­bie Saou­dite, Bir­manie, Cana­da (où lorsque le ser­vice était oblig­a­toire, fonc­tion­nait un statut des objecteurs), Cey­lan, Cuba, Cos­ta Rica, Côte de l’Or, Éthiopie, Ghana, Haïti, Inde (qui dis­pose d’un Corps nation­al de Volon­taires hommes et femmes), Indonésie, République Irlandaise, Islande, Japon, Jor­danie, Laos, Liban, Libéria, Libye, Malaisie, Maroc, Mona­co, Pak­istan, Pana­ma, Soudan. On remar­quera que, dans cette liste, fig­urent naturelle­ment beau­coup de pays situés dans les zones de sous-développe­ment économique, des nations qui, comme par exem­ple, l’Inde, le Laos, le Maroc, Ghana, etc., ont, plus ou moins récem­ment, accédé à l’indépendance. Par­mi ces dernières, le Viet­nam et la Tunisie ont toute­fois établi la con­scrip­tion. La Tunisie ne l’applique pas encore et son gou­verne­ment a mis à l’étude un statut con­cer­nant les objecteurs. Mais beau­coup d’autres pays ont eu la même ini­tia­tive, sur le plan par­lemen­taire ou min­istériel, et l’on attend tou­jours qu’il en résulte une mesure effec­tive. Il est aus­si des lieux où cer­tains arrange­ments, sinon avec le ciel, en tout cas avec l’État, con­duisent à com­penser des exi­gences d’ordre mil­i­taire par la néces­sité de pal­li­er divers incon­vénients. Il arrive que la loi ne soit pas appliquée, ou bien qu’on n’incorpore pas tout le monde, soit qu’on doive y renon­cer finan­cière­ment, soit encore qu’on ait trop besoin des représen­tants de cer­taines caté­gories pro­fes­sion­nelles pour les envoy­er ramass­er les papiers dans la cour du quartier.

Le régime de la con­scrip­tion est assez com­plexe et mérit­erait, à lui seul, une étude appro­fondie. Là où les femmes sont égale­ment appelées, en Pologne, Roumanie, Tché­coslo­vaquie, Bul­gar­ie, ain­si qu’au Chili (où le recrute­ment se fait tou­jours par tirage au sort), au Hon­duras, en Perse et en Israël, des dis­po­si­tions spé­ciales inter­vi­en­nent par­fois en leur faveur. Il faut du reste pré­cis­er qu’en Hon­grie, le ser­vice féminin con­cerne les péri­odes de guerre. Quoi qu’il en soit, on aura pu s’apercevoir, à la lec­ture de cette étude très générale, et for­cé­ment sché­ma­tique, que beau­coup de nations, et par­mi celles qui se recom­man­dent le plus expressé­ment des grandes mis­sions civil­isatri­ces, n’acceptent pas d’assouplir, même très légère­ment, leur régime de con­scrip­tion par le jeu d’un statut des objecteurs, qui pour­rait facile­ment prévoir, cepen­dant, l’établissement d’un ser­vice civ­il. Pour con­va­in­cre les autorités de leur bonne foi, la plu­part des objecteurs vont jusqu’à réclamer un ser­vice plus long et plus pénible que celui des casernes. On peut donc assur­er, par­tant de là, abstrac­tion faite de toute con­vic­tion per­son­nelle, de tout argu­ment sub­jec­tif, que le risque, du point de vue même qui est celui de la défense nationale, ne serait pas très grand. Le Japon et la Bir­manie sont allés jusqu’à déclar­er la guerre hors la loi dans leur Con­sti­tu­tion. Compte tenu d’une atti­tude qui n’engage le choix humain que dans les ter­mes, n’est-ce pas cepen­dant hauss­er l’objection de con­science, acte par essence indi­vidu­el, jusqu’au com­porte­ment moral de la com­mu­nauté ? On dira que l’altruisme ne jail­lit pas mirac­uleuse­ment d’une procla­ma­tion légale. C’est vrai. Mais l’important est dans les pris­es de posi­tion. Si l’on s’obstine, dans cer­tains pays, à rejeter les objecteurs dans un ghet­to, fau­dra-t-il, du même coup, hon­nir la mémoire d’Einstein, dont on oublie un peu trop qu’il nous a lais­sé cette déc­la­ra­tion sans ambiguïté : « Les pio­nniers du monde sans guerre sont les jeunes gens qui refusent le ser­vice de guerre. »

Roger Bor­dier