La Presse Anarchiste

Ces hommes qu’on emprisonne

Trop de Français, à com­mencer par bien des par­lemen­taires, croient pou­voir se don­ner bonne con­science et esquiver toute dis­cus­sion sur une des plus douloureuses injus­tices de notre époque en affir­mant : « Vos objecteurs de con­science, ce sont tous des aso­ci­aux, des tire-au-flanc, des lâch­es, puisqu’ils veu­lent se sous­traire à leurs respon­s­abil­ités au sein de la com­mu­nauté, lais­sons-les donc sup­port­er les con­séquences de leur dérobade. »

Il est facile de répli­quer qu’il faut une cer­taine dose de courage pour se laiss­er placide­ment empris­on­ner et réem­pris­on­ner sans espoir pen­dant « les plus belles années de la vie ». De plus, un pays où, depuis Louis xiv, les drag­onnades et toutes les per­sé­cu­tions con­séc­u­tives à la Révo­ca­tion de l’Édit de Nantes, jamais tant de gens n’ont dû s’exiler plutôt que d’être mis devant cette alter­na­tive inique de choisir entre la fidél­ité à leur con­science et la prison à vie, un tel pays, dis-je, qui fait un silence hon­teux sur cette douloureuse sit­u­a­tion s’expose lui-même à la rup­ture de la com­mu­nauté entre ses mem­bres et les his­to­riens de l’avenir ne man­queront pas d’en attribuer la faute au lég­is­la­teur qui joua les Ponce-Pilate avec tant de désinvolture.

Que sont donc ces objecteurs de con­science que, non con­tent d’emprisonner, on veut au sur­plus salir d’une bave dégoûtante ?

Voici quelques exem­ples qui devraient faire réfléchir tous les hommes de bonne foi que l’on a sys­té­ma­tique­ment abusés.

En Hol­lande, en 1953, au moment de la rup­ture des digues lors des inon­da­tions, la prison où étaient internés les objecteurs fut évac­uée d’urgence. Que pensez-vous que firent les objecteurs ain­si libérés inopiné­ment ? Que ces tire-au-flanc n’eurent qu’une hâte : fuir loin du dan­ger et prof­iter de leur lib­erté enfin retrou­vée ? Eh bien, non ! Ces naïfs au grand cœur se mirent tout aus­sitôt à la dis­po­si­tion des sauveteurs impro­visés et par­tirent dans des bar­ques, au milieu des flots, sauver des paysans réfugiés sur leurs toits en cette nuit d’épouvante. Grâce à leur courage, de nom­breuses vies humaines furent épargnées.

Le gou­verne­ment hol­landais ne fut pas insen­si­ble à cette leçon et octroya aus­sitôt aux objecteurs un statut assez large, les met­tant à la dis­po­si­tion du min­istère de l’Instruction publique.

En Bel­gique, un mil­i­tant d’action catholique, Jean Van Lierde, était résis­tant, et com­bat­tait, la mitrail­lette à la main, pour la « libéra­tion » de la Bel­gique lorsqu’il devint objecteur de con­science : « J’ai com­pris alors, déclare-t-il, que jamais la paix, la vraie paix — y a‑t-il d’ailleurs plusieurs sortes de paix ? — ne peut jamais être con­stru­ite sur les cadavres et les ruines des enne­mis. » Cet homme à qui le romanci­er Van der Meer­sch écriv­it : « Je salue l’homme assez fou pour proclamer et vouloir vivre dès aujourd’hui, ce qui sera l’idéal de demain », fut con­damné trois fois à la prison. Pour étouf­fer l’affaire, on voulut, au début, le faire béné­fici­er d’une mesure d’exception ; il refusa de sor­tir de prison si la même mesure ne libérait pas tous les autres objecteurs empris­on­nés. Son entête­ment lucide et les protes­ta­tions de l’opinion publique incitèrent le gou­verne­ment à pro­pos­er à Van Lierde, lorsqu’il fut arrêté pour la qua­trième fois, d’effectuer son temps de ser­vice comme mineur de fond. Il accep­ta. Mais alors il ne se con­tenta pas d’effectuer tout sim­ple­ment son tra­vail, il mili­ta dans le syn­di­cal­isme, pro­posa des amélio­ra­tions aux lam­en­ta­bles con­di­tions de sécu­rité des mineurs et écriv­it même un livre pour ouvrir les yeux de l’opinion publique sur le sort de ses cama­rades qui risquaient leur vie au fond de la fos­se. Un exalté, une forte tête, pensez-vous. Hélas ! le des­tin devait quelques mois plus tard sign­er de plus de 700 cadavres son clair­voy­ant plaidoy­er pour l’amélioration des con­di­tions de sécu­rité au fond : la fos­se où Van Lierde était affec­té avait nom Marcinelle !

Le gou­verne­ment belge, lui aus­si, com­prit la leçon et c’est pourquoi, l’an dernier, le Con­seil des min­istres déposa un pro­jet de loi pour affecter les objecteurs belges au Ser­vice de la Pro­tec­tion civile.

En France, si la dis­cré­tion nous oblige à taire cer­tains faits ana­logues, nous devons pour­tant citer le cas de Pierre Tourne, étu­di­ant en théolo­gie protes­tante qui, après avoir con­sacré plusieurs années de sa vie à des œuvres bénév­oles de sol­i­dar­ité tel le Ser­vice Civ­il inter­na­tion­al était à Orléans-ville, par­tic­i­pant aux sec­ours lors du trem­ble­ment de terre, lorsque l’autorité mil­i­taire vint le chercher pour l’emprisonner ; le colonel prési­dant le Tri­bunal mil­i­taire devait lui déclar­er : « Je regrette que la loi m’oblige à con­damn­er un homme tel que vous. » Symp­to­ma­tique aus­si de l’état d’esprit de ceux qui ont à affron­ter la per­son­nal­ité des objecteurs cette réac­tion d’un com­mis­saire du gou­verne­ment du Tri­bunal de Metz qui, devant requérir pour la sec­onde fois con­tre un autre objecteur de con­science tout aus­si obstiné, préféra se des­saisir en déclarant : « Non, il ne m’est pas pos­si­ble d’accabler à nou­veau un tel homme. » Notons, entre par­en­thès­es, que cet objecteur à qui l’Administration devait ensuite fer­mer ses portes parce que sa sit­u­a­tion mil­i­taire n’était pas « régulière », allait cepen­dant être envoyé comme fonc­tion­naires inter­na­tion­al de l’UNESCO représen­ter la cul­ture française à tra­vers le monde.

Certes, tous les mag­is­trats ne sont pas aus­si « com­préhen­sifs » à l’égard des objecteurs, mais ces « aso­ci­aux, ces lâch­es » ne leur en tien­nent pas telle­ment rigueur si l’on en juge par le fait divers suiv­ant : Un auto­mo­biliste, vic­time d’un grave acci­dent, fut trans­porté d’urgence à l’hôpital où le médecin pre­scriv­it une trans­fu­sion san­guine. On fit venir un don­neur de sang et grâce à lui le blessé fut sauvé. Le hasard avait voulu que l’accidenté fût un mag­is­trat et son sauveur… un objecteur de con­science qu’il avait con­damné très sévère­ment quelques années auparavant !

Bien des Français ignorent d’ailleurs qu’ils ont aus­si dans les veines du sang d’objecteur de con­science. Et pour­tant cette his­toire en fait foi : En 1949, un objecteur de con­science catholique, Jean-Bernard More­au, était empris­on­né à la prison du Cherche-Midi, à Paris. Après un spec­tac­u­laire mou­ve­ment d’opinion ani­mé par Gar­ry Davis, des groupes suc­ces­sifs de sym­pa­thisants venant se relay­er et se faire arrêter devant la porte de sa prison, un autre objecteur de con­science, anar­chiste celui-là, eut l’idée de « pay­er la rançon » de Jean-Bernard More­au qui, pré­tendaient ses juges, se refu­sait à « l’impôt du sang », et créa un groupe de sup­port­ers. C’est ain­si que sous l’étiquette sibylline « Les Amis de Jean-Bernard More­au », de nom­breux bocaux de sang se rem­plirent au Cen­tre de trans­fu­sion san­guine de l’hôpital Saint-Antoine. Ce sang des objecteurs de con­science, si le hasard malin l’avait trans­fusé dans les veines de nos émi­nences de l’époque ne leur aurait-il pas don­né plus de compréhension ?

On admet en France qu’un crim­inel, un escroc, un souteneur voit sa peine sus­pendue et les portes de la prison s’ouvrir devant lui lorsqu’il souscrit un engage­ment dans une unité com­bat­tante : est-ce donc si exor­bi­tant de deman­der que des hommes de moral­ité irréprochable et dont le dévoue­ment à leurs sem­blables est au-dessus de tout éloge soient, au lieu d’être dans leur cachot inutiles à tous, affec­tés au ser­vice de la pro­tec­tion des pop­u­la­tions sin­istrées ? Il y a mille for­mules où, sans armes à la main et en dehors de l’Armée, ils sauraient se ren­dre utiles à la collectivité.

Voici donc le genre d’hommes que l’on con­damne à la prison assez longtemps pour qu’ils n’en sor­tent que rongés par la tuber­cu­lose pour être menés au sana ou, brisés psy­chique­ment, pour être con­duits à l’asile psychiatrique.

Main­tenant que nous les con­nais­sons il ne nous est plus pos­si­ble de dormir sur le mol oreiller de l’ignorance car la lâcheté est du côté de ceux qui par veu­lerie ou con­formisme ne font rien pour remédi­er à l’iniquité du sort des objecteurs. Notre silence même serait une com­plic­ité et un acqui­esce­ment tacite à la mise en marche de l’engrenage qui risque de broy­er l’objecteur car, en effet, lorsque cet homme seul devant un aréopage d’officiers chamar­rés a répon­du : Non ! le prési­dent com­mente la sen­tence inex­orable : « Au nom du peu­ple français… »

Pierre Mar­tin