La Presse Anarchiste

Pour l’homme des vérités intérieures

Traiter de l’objection de con­science ? Ce n’est pas une philoso­phie. La défendre ? Ce n’est pas un sys­tème. L’objection de con­science est un acte per­son­nel et libre.

Per­son­nel d’abord. Il sur­git du tré­fonds de l’individu. Il est l’éternel non pos­sumus opposé par l’homme à celui qui le con­traint ou le broie.

Libre aus­si. L’objecteur se décide par lui-même. Ses raisons sont à lui. Il ne les emprunte pas. Il les décou­vre dans son expéri­ence et sa vérité intérieures.

L’objection est vieille comme la vie. Dès que l’homme a pris pos­ses­sion de sa pen­sée, dès qu’il a mesuré, angois­sé, l’abîme qui séparait sa pro­pre vision du monde des exi­gences de ses sem­blables, groupés en hordes ou en cel­lules organ­isées, qu’importe, ici et là, il est devenu objecteur.

Objecteur, Antigone met­tant la loi des Dieux au-dessus de la loi des hommes.

Objecteur, le moine Luther refu­sant, à la Diète de Worms, de se soumet­tre à l’Église.

Objecteur, Savona­role payant de sa vie sa pas­sion du peu­ple et de la vérité.

Et la liste serait longue, de ces hommes et de ces femmes qui ont refusé le plus lam­en­ta­ble des aban­dons, l’abandon de leur pro­pre certitude.

Il n’est point ques­tion de se deman­der alors si l’acte qu’on accom­plit est effi­cace dans ses con­séquences, ou s’il ne l’est pas. Son objet dépasse les choses !

L’objection, qu’elle soit religieuse ou qu’elle soit laïque, qu’elle oppose son refus à la guerre — comme les Témoins de Jého­vah ; ou à la foi organ­isée comme Fran­cis­co Fer­rer ; ou à l’inique société comme Sac­co et Vanzetti — l’objection ne se place pas sur le plan extérieur et con­tin­gent. Elle se place sur le plan intime de l’être.

L’objecteur ne pré­tend pas empêch­er la guerre en lui refu­sant ses bras, abat­tre l’Église en lui refu­sant son age­nouille­ment ; ren­vers­er la Société en lui refu­sant sa col­lab­o­ra­tion. Par son refus obstiné, l’objecteur ne tend pas à autre chose qu’à rester en accord avec lui-même.

Ce n’est pas que son acte soit vain et son exem­ple sans lende­main. Il s’en faut ! Il décou­vre à la mul­ti­tude, comme l’éclair au cœur de l’orage, ces chemins invis­i­bles au com­mun des mor­tels, qui con­duiront un jour aux réc­on­cil­i­a­tions attendues.

Il est, dans notre human­ité suiveuse et mou­ton­nière, celui qui marche dans le chemin que sa volon­té a tracé.

Il est notre con­science pour nous qui restons cour­bés sous la Loi.

Il est notre fanal pour nous qui demeu­rons envi­ron­nés d’ombre.

Enten­dez crier : son acte est fou ! Il est vain ! Il scan­dalise, sans doute, si vous le regardez de l’extérieur, vous, faux réal­istes. Mais, pour ceux qui emprun­tent ce chemin secret de l’esprit qui descend à l’intérieur de l’homme, quelle révéla­tion ! Quelle illumination !

Dans cette lutte si âpre, que « sans répit » nous menons depuis le fond des âges, con­tre la mis­ère de notre état, les objecteurs sont nos guides.

Dans cette douleur infinie de l’homme pour s’arracher à la céc­ité de l’animalité et ouvrir enfin sur le monde un regard lucide, les objecteurs sont nos maîtres.

Toi qui me lis et que l’objection de con­science, peut-être, laisse per­plexe ou incom­préhen­sif, qu’au moins l’objecteur te soit sacré.

Un État qui lui refuse pro­tec­tion ne déshon­ore que les politi­ciens qui l’encombrent.

Mais un homme — par­mi la mul­ti­tude souf­frante des hommes — qui lui refuse son aide ajoute encore aux chaînes qui l’accablent.

Il faut que nous arra­chions à ce pays le statut qu’on lui doit et que 15 années de promess­es ont enseveli dans la pous­sière des car­tons des sem­piter­nelles lég­is­la­tions à venir…

Il le faut pour leur sauvegarde.

Il le faut pour notre honneur.

Si l’humanité, depuis des mil­lé­naires n’a pas dés­espéré d’elle-même dans sa mis­ère ou pour­ri dans son opu­lence, c’est à tous ceux qui ont refusé de se trahir eux-mêmes, d’où qu’ils vien­nent, qu’elle le doit.

Tous ceux — et ils sont légion ! — qui ont dit non aux faux dieux sécu­laire­ment renou­velés, tous ceux qui ont dit non à l’injustice, tous ceux qui ont dit non à la vénalité.

Surtout, tous ceux qui ont dit non à la vaine vio­lence dévoreuse d’hommes et de libertés.

Robert Jospin