La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire – Chapitre XIV

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XIV
L’«ordre » règne

Nous trou­vâmes un abri au numé­ro 24 de la rue de la Clef, dans une pen­sion bour­geoise tenue par une dame Rogier-Bénard.

Men­tant impu­dem­ment, comme il est néces­saire de le faire en sem­blable cir­cons­tance, nous nous pré­sen­tâmes comme une famille bien pen­sante fuyant, épou­van­tée, son domi­cile, proche du Pan­théon que les fédé­rés mena­çaient de faire sau­ter. Mes parents don­nèrent pour réfé­rence le nom de ma grand’mère, veuve d’un uni­ver­si­taire et mère d’un méde­cin mili­taire, laquelle vivait dans le voi­si­nage. À la pen­sion Como­lé­ra on igno­rait que mon père fût un capi­taine de la Commune.

Cette réfé­rence suf­fit pour nous faire accueillir.

Mon père, vêtu d’un dol­man bleu marine, avait, en route, arra­ché les bandes rouges de son pan­ta­lon et jeté son képi galon­né. L’absence de coif­fure eût, cepen­dant, infailli­ble­ment éveillé des soup­çons. Dans la rue Monge, où sif­flaient les balles, toutes les bou­tiques étaient fer­mées. La chance fit ren­con­trer à ma mère, mar­chant en éclai­reur — tan­dis que mon père for­mait l’ar­rière-garde plus direc­te­ment mena­cée — une vieille men­diante qu’elle avait sou­vent secourue.

Brave femme ! Sur une his­toire invrai­sem­blable que lui conta ma mère, et dont elle ne dut pas croire un mot, elle se pré­ci­pi­ta sur la devan­ture fer­mée d’un cha­pe­lier. À coups de poing et de pied, elle contrai­gnit le patron à ouvrir sa porte.

Com­bien fut ahu­ri le com­mer­çant de voir faire irrup­tion chez lui une cliente en pareil moment ! Ache­ter un cha­peau alors que Paris était à feu et à sang !

Mais las affaires sont les affaires ! Et puisque l’occasion s’en pré­sen­tait, l’homme ven­dit un couvre-chef très sor­table. Ma mère cou­rut l’ap­por­ter à mon père qui atten­dait sous une encoi­gnure. Et nous pûmes faire ain­si une entrée décente à la pen­sion Rogier-Bénard.

Il était temps !

Nous fûmes ins­tal­lés dans une petite chambre don­nant sur une cour inté­rieure. Cette pièce atten­dait à une sorte de cabi­net avec fenêtre sur les toits voisins.

Mon père, qui s était débar­ras­sé de toute arme, se rap­pe­la sou­dai­ne­ment que ses poches contenaient
encore quelques car­touches. Il s’empressa de les jeter, non dans la cour, naturellement.

Il n’y avait pas très long­temps que cette opé­ra­tion pru­dente venait d’être exé­cu­tée lorsqu’un offi­cier de ligne, sui­vi de quelques sol­dats, parut dans la cour. Les Ver­saillais occu­paient le quartier !

Bien que je n’ai jamais été dépour­vu de sang-froid, contraste bizarre avec ma timi­di­té, mes parents m’ont dit depuis que j’é­tais, à ce moment-là deve­nu très pâle. Pâleur excu­sable : mon père allait peut-être être fusillé !

Mais Mme Rogier-Bénard fut très bien.

— Mon­sieur, dit-elle à l’officier qui venait per­qui­si­tion­ner, il n’y a dans ma mai­son que des dames âgées et des vieillards.

L’officier n’insista pas : il salua et se reti­ra avec ses hommes.

À ce moment-là, le Pan­théon, débor­dé, entou­ré comme un îlot par des flots de pan­ta­lons rouges, suc­com­bait presque sans lut­ter, comme Montmartre.

Mais un for­mi­dable bruit de bataille emplis­sait l’air, venant du sud. Canon­nade gron­dante, rou­le­ments de fusillade, feux de salve se croi­sant. C’était à la Butte-aux-Cailles, défen­du par Wro­blews­ki. Là, les bataillons du 13e , entre autres, le légen­daire 101e, sou­tinrent, du 23 au 25, l’assaut de deux brigades.

Mme Rogier-Bénard m’avait emme­né dans une sorte d’observatoire man­sar­dé, d’où l’on n’a­per­ce­vait que des toits, mais où l’on enten­dait mieux que par­tout l’épouvantable fra­cas de fa lutte.

Celle-ci se conti­nua jusqu’au lendemain.

Vers la soi­rée, l’Infiltration ver­saillaise s’ac­cen­tua dans le voi­si­nage du Jar­din des Plantes. Les solats vaquaient dans les rues, bien accueillis par les bou­ti­quiers, en par­ti­cu­lier par les mar­chands de vin. Des gens leur offraient à boire.

Il eût été dan­ge­reux pour les bour­geois que nous nous pré­ten­dions être de se cla­que­mu­rer à la pen­sion, alors que tous les amis de l’ordre se mon­traient dans la rue.

Pour­tant, on était à la mer­ci d’une ren­contre. Que de ven­geances lâches se sont accom­plies alors ! Débi­teurs se débar­ras­sant de leurs créan­ciers, ou créan­ciers assou­vis­sant leur colère sur des débi­teurs insol­vables ! Maris envoyés à la mort par les amants de leurs femmes ou par celles-ci impa­tientes de rompre leur chaîne !

Il suf­fi­sait d’une dénon­cia­tion : la moindre, la plus invrai­sem­blable. Les vain­queurs fusillaient à volonté.

Les sol­dats que nous vîmes dans la rue Cen­sier, proche de la nôtre, étaient lit­té­ra­le­ment fous. Gri­sés à la fois de poudre et de sang, ils hoque­taient une ivresse de meurtre. Ils col­por­taient les racon­tars les plus inouïs.

— Ces com­mu­nards ! gron­daient-ils, ce sont des monstres, des ban­dits. Tous ceux des nôtres qu’ils font pri­son­niers, ils les pendent par les pieds et les égorgent.

— Est-ce pos­sible ! excla­mait mon père.

Il jouait bien la stu­peur indi­gnée. Sans doute eût-il vou­lu ajou­ter : « Êtes-vous bien sûrs de ce que vous
dites ? » Mais il se retint : il n’eût pas été pru­dent de paraître incré­dule et son accent étran­ger suf­fi­sait, en pareil moment, pour lui jouer un mau­vais tour.

Alors que dès le le début des hos­ti­li­tés, les Ver­saillais infli­geaient les pires sévices à leurs pri­son­niers, quand ils ne les mas­sa­craient pas, les fédé­rés trai­taient les leurs avec la plus grande humanité.

La légende des pétro­leuses de la Com­mune, tout aus­si véri­dique que celle des sol­dats pen­dus par les
pieds, fut inven­tée pour jus­ti­fier les exé­cu­tions som­maires qui firent de Paris un charnier.

Nous dînâmes à la table com­mune des pen­sion­naires, affec­tant une séré­ni­té com­bien légi­time ! La prise du Pan­théon n’al­lait-elle pas nous per­mettre de ren­trer chez nous ?

Chez nous !

Nous avions échap­pé ce pre­mier jour, mais les exé­cu­tions som­maires se suc­cé­daient et la situa­tion demeu­rait angoissante.

Le 25, la rive gauche tout entière était au pou­voir de l’armée. Wro­blews­ki, mena­cé d’être tour­né par les Gobe­lins, s’é­tait replié sur la rive droite avec un mil­lier d’hommes et deux canons, débris de ses forces.

Ce jour-là, Deles­cluze se fit tuer stoï­que­ment sur la bar­ri­cade du Château-d’Eau.

Nous demeu­râmes ter­rés rue de la Clef, fei­gnant de craindre, en bour­geois trem­bleurs, un impos­sible retour offen­sif des fédé­rée. Nous igno­rions les nou­velles et pres­sen­tions seule­ment que la Com­mune râlait.

Il en fut de même le 26. Dans la soi­rée, une immense clar­té vio­lette, d’une inten­si­té aveu­glante, vint illu­mi­ner le ciel au nord. C’étaient les docks de la Vil­lette qui flam­baient : cet incen­die éblouis­sant, qui se dif­fé­ren­ciait des autres pourpre et or, éclai­ra la cam­pagne dans un rayon de dix lieues.

Mais nous ne pou­vions, sous peine d’éveiller les soup­çons, pro­lon­ger notre réclu­sion. Et, dans la mati­née du 27, nous par­tîmes tous les trois prendre l’air de Paris.

Nous nous ache­mi­nâmes non vers le Pan­théon mais dans une direc­tion tout oppo­sée, vers la Bas­tille, nous don­nant l’air satis­fait d’une famille en agréable promenade.

Dans les rues, les pas­sants, très clair­se­més, se dévi­sa­geaient avec circonspection.

Et voi­là que, sou­dai­ne­ment, rue Buf­fon, nous aper­ce­vons une figure connue : heu­reu­se­ment celle d’un
brave homme.

Très pâle, l’in­di­vi­du vient nous ser­rer la main et, la voix trem­blante d’émotion, nous conta son odyssée.

Il n’avait pas ser­vi la Com­mune, mais il avait conser­vé aux pieds ses godillots du pre­mier siège. Cela avait suf­fi pour le faire remar­quer et arrêter.

Ses déné­ga­tions avaient été accueillies par des ricanements.

— Pre­nez votre escouade et fusillez-moi cette canaille ! avait com­man­dé l’officier en fai­sant signe à un capo­ral d’emmener le prisonnier.

Par une chance presque mira­cu­leuse, le cabot n’était pas comme son chef, dépour­vu d’in­tel­li­gence et
de cœur. En condui­sant vers le mur fatal le mal­heu­reux qui conti­nuait de pro­tes­ter et de gémir, il l’a­vait lais­sé s’échapper.

Com­bien d’autres, qui n’a­vaient pu renou­ve­ler leurs chaus­sures, ont été pas­sés par les armes pour simple port de godillots !

Nous quit­tâmes le res­ca­pé en nous sou­hai­tant mutuel­le­ment bonne chance et conti­nuâmes notre route.

La place Val­hu­bert, le pont d’Austerlitz et la rue Lacuée por­taient les traces d’une chaude lutte.

Sur la berge de la rive droite, près du pont, le cadavre d’un artilleur fédé­ré était éten­du sur le ventre, le visage trem­pant dans la Seine.

Deux ter­ras­se­ments à hau­teur d’homme bar­raient en par­tie le bou­le­vard de la Bas­tille. Ados­sés contre ces retran­che­ment gisaient, le teint cireux, rai­dis dans l’immobilité suprême, deux chas­seurs à pied que les vain­queurs n’a­vaient pas trou­vé le tempe d’enlever. Là était tom­bé la veille, au cours d’une recon­nais­sance noc­turne, leur com­man­dant Ségoyer.

Sur l’autre rive du canal Saint-Mar­tin, le Gre­nier d’abondance ache­vait de se consu­mer ; l’incendie durait depuis qua­rante-huit heures.

La Bas­tille avait résis­té deux jours. Tenus en échec par la bar­ri­cade fron­tale de la rue Saint-Antoine, arrê­tés par l’incendie du Gre­nier d’a­bon­dance, les Ver­saillais s‘étaient, par une pas­se­relle jetée au confluent du canal, glis­sés le long de la berge de la Seine, la remon­tant rapi­de­ment sous le pont d’Austerlitz pour sur­gir sur le quai de Ber­cy et prendre à revers la bar­ri­cade du pont. Les canon­nières de la Com­mune, qu’ils avaient trou­vées aban­don­nées au pont Royal, les avaient appuyés de leur feu dans cette opération.

Et, le 26, la Bas­tille, prise à revers, comme toutes les autres redoutes, avait succombé.

Pour­tant, le 27 on se bat­tait encore dans Paris. Sur la grande place que domi­nait, tou­jours immuable sur sa colonne, le génie de la Liber­té, un cor­don de lignards bar­rait l’entrée du fau­bourg Saint-Antoine et celle du bou­le­vard Richard-Lenoir : les insur­gés tenaient encore, bien que sans espoir, dans Bel­le­ville et aux Buttes-Chau­mont. Quelles devaient être leurs pen­sées en cet ins­tant suprême ! Mon cœur se ser­ra en pen­sant à ces der­niers com­bat­tants, héros sacri­fiés d’une cause perdue.

Nous obli­quâmes à gauche, en pas­sant auprès du Gre­nier d’abondance. La pierre s’y était trans­for­mée en lave brû­lante, ruis­se­lant à terre. J’en ramas­sai un petit bloc, refroi­di mais encore mal­léable, que j’ai conser­vé long­temps comme sou­ve­nir, qui dis parut, ain­si que tant d’autres. De mes reliques du pas­sé je n’ai gar­dé, à tra­vers les tem­pêtes de ma vie, que les che­veux de mes parents et un petit cabas bro­dé par ma mère dans son enfance.

Nous entrâmes dans la rue Saint-Antoine, pro­lon­geant notre déam­bu­la­tion jus­qu’à l’Hôtel de Ville. Une force invin­cible nous entraî­nait à voir ce qui res­tait de Paris, que noua aimions tant, après le pas­sage du cyclone de fer et de feu.

La Mai­son Com­mune n’é­tait plus qu’un amas de décombres. Que de sou­ve­nirs héroïques pla­nant sur ses ruines ! À gauche, au coin de la rue Saint-Mar­tin, une mai­son s’é­tait effon­drée, fumante encore et, sous l(amoncellement des gra­vats mêlés de fer­raille, gisait un cadavre de fédéré.

Nous venions de dépas­ser de quelque cent mètres la caserne Lobau. Nous ne nous dou­tions pas qu’elle  était trans­for­mée en abat­toir ou, pour aller plus vite, les vain­queurs expé­diaient à la mitrailleuse des cen­taines de pri­son­niers à la fois. Cette tue­rie avait lieu dans la cour et les murs épais en étouf­faient l’écho.

Le len­de­main 28, un dimanche, nous pou­vions lire, pla­car­dée sur les murs, cette brève pro­cla­ma­tion de Mac-Mahon :

Habi­tants de Paris, 

L’ar­mée de la France est venue vous sau­ver. Paris est délivré. 

À quatre heures, les der­nières posi­tions occu­pées par les insur­gés ont été enle­vées par nos soldats.

Aujourd’­hui, la lutte est ter­mi­née ; l’ordre, le tra­vail et la sécu­ri­té vont renaître.

Le maré­chal de France,
com­man­dant en chef,
DE MAC-MAHON,
duc de Magenta.

L’ordre régnait en effet : la fusillade était en per­ma­nence. Dans chaque arron­dis­se­ment était instituée
une cour pré­vo­tale qui envoyait à la mort les pri­son­niers par four­nées. Le Père-Lachaise, les Buttes-Chau­mont, le parc Mon­ceau, le bois de Bou­logne, la caserne Lobau étaient les prin­ci­paux abat­toirs. Mais il s’en trou­vait d‘autres.

Camille Pel­le­tan, dans son livre La Semaine de Mai, a éva­lué à 35.000 le nombre des vic­times fusillées sans juge­ment par les ver­saillais. Maxime du Camp, dans Les Convul­sions de Paris, ouvrage empli d’une haine sar­cas­tique des com­mu­nards, réduit ce chiffre à 6.000, ce qui serait déjà plus qu’impressionnant, mais qui est for­mi­da­ble­ment au-des­sous de la vérité.

Le 26 avait été fusillé Mil­lière qui, mal­gré sa car­rière de mili­tant socia­liste, n’avait point par­ti­ci­pé au
mou­ve­ment de la Com­mune et avait même conser­vé son man­dat de dépu­té, se bor­nant a rési­der à Paris, loin de l’As­sem­blée. Arrê­té illé­ga­le­ment par le capi­taine Gar­cin, il fut aus­si­tôt, sans débats ni même com­pa­ru­tion, condam­né à mort par le géné­ral de Cis­sey, qui ache­vait de déjeu­ner. Quel des­sert, cette exé­cu­tion d’un répu­bli­cain socialiste !

Comme exemple ter­ri­fiant aux enne­mis de la socié­té, ses bour­reaux déci­dèrent qu’il mour­rait à genoux (deux sol­dats l’y mirent de force) sur les marches du Pan­théon, ils ne s’a­per­çurent même pas que cet assas­si­nat théâ­tral, qui les désho­no­rait, gran­dis­sait le mar­tyr. Mil­lière mou­rut en criant : « Vive l’humanité ! »

Plus tard, le capi­taine Gar­cin, alcoo­lique invé­té­ré, mou­rut fou. Le géné­ral de Cis­sey, deve­nu ministre
de la guerre, som­bra dans le mépris public, amant et jouet d une espionne allemande.

Paris était aux mains de ces gens-là !

Nous lisions ces détails dans les jour­naux, qui avaient recom­men­cé à a paraitre. Bien enten­du, à l’exception du Rap­pel, qui devint l’organe d’avant-garde, c‘est-a-dire de défense répu­bli­caine, et du Siècle, très en vogue chez les mar­chands de vins, Il n’y eut, pen­dant les pre­miers temps, que des jour­naux réac­tion­naires. C’était la ter­reur tri­co­lore et même blanche, car les cham­pions de la monar­chie légi­time, gui­dés par les évêques, avaient le vent en poupe. Le Bien public, d’étiquette répu­bli­caine cepen­dant, avait pour rédac­teur en chef Hen­ri Vri­gnault, qui se van­tait d’avoir fusillé grand nombre de fédérés.

Nous avions repris nos déam­bu­la­tions dans Paris, où nous trou­vions par­tout des ruines tita­niques. Sur la rive droite et sur la rive gauche, sur les bou­le­vards, dans les rues, même amon­cel­le­ment de décombres fumants, d’où sour­dait encore la flamme et sur les­quels des pom­piers venus de pro­vince (même de Londres!) diri­geaient les jets de leurs lances.

Rue de Lille, à deux pas de la Cour des comptes et de la Légion d’honneur, dont il ne res­tait que des pans de façades lézar­dées, on voyait l’angle inté­rieur for­mé par deux pans de murs d’une mai­son cou­pée obli­que­ment dans toute sa hau­teur. Les cinq pre­miers étages s’étaient effon­drés en tas informe, ne lais­sant debout que ces deux murs noir­cis ; mais du sixième il res­tait un frag­ment de
man­sarde — un tri­angle d’à peu près deux mètres, qui sup­por­tait un lit et une petite table. Il sem­blait à tout ins­tant que ce bout d’étage, sus­pen­du par miracle dans le vide, dût s’écrouler avec ses pauvres meubles. Qu’était deve­nu l’occupant ?

L incen­die des Tui­le­ries avait détruit entiè­re­ment la vieille demeure monar­chique, témoin des intrigues et des orgies de la cour impé­riale. Le feu, qui puri­fie, avait ici fait œuvre d’art en per­met­tant, après le déblaie­ment des décombres, l’ou­ver­ture d une pers­pec­tive admi­rable. Sans doute, aujourd’­hui, les flâ­neurs qui du Car­rou­sel voient s’étendre devant eux, dans un cadre de ver­dure, une large allée inin­ter­rom­pue jusqu’à la masse impo­sante de l’Arc de Triomphe domi­nant l’ho­ri­zon, ne songent-ils pas que c’est la Com­mune qui leur valut cet embel­lis­se­ment édilitaire !

Le minis­tère des finances, le Palais-Royal, les théâtres de la Porte-Saint-Mar­tin et de l’Ambigu, les grands maga­sins du Tapis Rouge, et com­bien d’autres édi­fices, étaient détruits. Ils se sont, depuis, rele­vés de leurs ruines.

Les Ver­saillais ont répan­du la légende des pétro­leuses, ce qui leur a ser­vi de pré­texte pour fusiller des femmes, quelques-unes com­bat­tantes, d’autres, ambu­lan­cières. Mais un an ou deux après la Com­mune on arrê­ta un pro­prié­taire qui, pour tou­cher son indem­ni­té d’assurance, avait mis le feu à l’un de ses immeubles. Il fut convain­cu d’incendie volon­taire et condam­né. Les débats mon­trèrent que le même pro­prié­taire avait déjà encais­sé des indem­ni­tés pour la des­truc­tion de trois autres mai­sons lui appar­te­nant, incen­diées pen­dant la bataille dans Paris. Des inno­cents n’ont-ils point été fusillés ou jetés au bagne pour le crime de ce pra­tique monomane ?

Mais tout en contem­plant les ves­tiges de l’horrible épo­pée, nous cher­chions une chambre meu­blée. Main­te­nant que la lutte était ter­mi­née nous ne pou­vions conti­nuer à loger à la pen­sion de la rue de la Clef.

Par cet ins­tinct du pour­chas­sé dont parle Vic­tor Hugo dans Les Misé­rables, nous cher­châmes à mettre le fleuve entre nous et notre ancien habi­tat. Sur la rive droite, les ren­contres indé­si­rables étaient moins à craindre.

À cette époque, dont nous sépare tout un monde, les mai­sons de Paris exhi­baient encore des pan­cartes por­tant : « À louer ». Tan­tôt c’était un grand appar­te­ment, tan­tôt un petit loge­ment, quelque fois une chambre meublée.

Nous trou­vâmes un gar­ni conve­nable rue de Riche­lieu, et nous nous don­nâmes, cette fois, pour une famille arri­vée de pro­vince. À ce moment il n’é­tait pas per­mis aux Pari­siens « délivres » par l’armée de Mac-Mahon de quit­ter leur ville sou­mise aux beau­tés de l’é­tat de siège, mais pro­vin­ciaux et étran­gers pou­vaient y débar­quer. Et il arri­vait beau­coup d’Anglais, curieux de voir « les ruines de Paris ». Les guides leur en don­naient pour leur argent.

Very beau­ti­ful, indeed ! pro­non­çaient avec convic­tion des misses admiratives.

Nous quit­tâmes l’hospitalière mai­son Rogier-Bénard sans lais­ser soup­çon­ner à sa tenan­cière quels êtres dan­ge­reux elle avait sous­traits à la juste vin­dicte des lois.

D’autres étaient moins heu­reux que nous. Je me rap­pelle, entre autres scènes tristes, un long convoi de pri­son­niers, enca­drés de sol­dats, et dans lequel il y avait des femmes.

Par la rue de Rivo­li, sous les regards des pas­sants qui n’osaient s’apitoyer, ils s’acheminaient, exté­nués, silen­cieux, dignes cepen­dant, dans la direc­tion de Ver­sailles. Ver­sailles, la ville monar­chique qui venait de sai­gner Paris, ville du tra­vail et de la Révolution.


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