La Presse Anarchiste

« Tout ira mieux demain »

Août 1957. Assise der­rière le maigre éven­taire qu’elle tient sur le mar­ché mon­dial, la France se mor­fond sur l’air du « Cha­land qui passe » — qui passe et se four­nit chez ses concur­rents dont les prix plus étu­diés sont plus rai­son­nables donc plus accessibles.

M. Félix Gaillard est ministre des Finances. Il ne sait pas s’il pour­ra faire face à l’échéance de fin de mois : les caisses sont vides, déses­pé­ré­ment vides et elles le res­te­ront… si le cha­land ne s’arrête pas.

Pas le moindre prê­teur à l’horizon.

— Bais­sez les prix, dit quelqu’un.

M. Félix Gaillard pré­fère abais­ser la valeur de l’unité de prix et c’est l’opération 20 % décré­tée sur toutes les opé­ra­tions de vente du franc. Le dol­lar passe de 350 à 420 francs, la livre de 1 080 à 1 260, le mark de 92 à 107, etc.

Mais le cha­land ne passe plus : il s’arrête.

Trois mois après, la France est tou­jours assise der­rière son éven­taire. Aus­si morne et aus­si triste : elle n’a plus rien à vendre, l’éventaire est vide.

Et les caisses du ministre des Finances ne se sont pas remplies.

Le pro­blème est d’une autre nature : il faut main­te­nant ache­ter des matières pre­mières ou, à tout le moins, de l’énergie, pour fabri­quer les mar­chan­dises qui regar­ni­ront l’éventaire.

La France est aux genoux des usu­riers inter­na­tio­naux sus­cep­tibles de lui prê­ter l’argent nécessaire.

À 420 francs le dol­lar (au lieu de 350) 1 260 francs la livre (au lieu de 1 080), 107 francs le mark (au lieu de 92).

— Retour de mani­velle, dit Cali­ban lorsque, par­fois, il parle.

 

 

Jan­vier 1958. À la sur­prise géné­rale, M. Fos­ter Dulles déclare : « L’économie de la France est saine et vigou­reuse. Sa pro­duc­tion est la plus éle­vée de l’Europe… ».

Per­sonne ne cherche à s’expliquer ce revirement.

M. Félix Gaillard est Pré­sident du Conseil et il sai­sit la balle au bond : sur-le-champ, il envoie M. Jean Mon­net à Washington.

Il a éva­lué les besoins de la France à 600 mil­liards de francs.

Cet homme est modeste, on le sait : au rythme actuel, tout juste de quoi vivre cinq ou six mois. — la durée d’un minis­tère moyen.

On sait aujourd’hui que M. Jean Mon­net rap­por­te­ra de Washing­ton, non pas 600 mil­liards de francs, mais seule­ment 211 mil­lions de dol­lars (90 mil­liards de francs) et la pro­messe d’une somme équi­va­lente, si…

Nous sommes loin de compte.

Ici, le débat porte sur les condi­tions d’installation des rampes de lan­ce­ment de fusées en France, la fin de la guerre d’Algérie, le pro­blème de l’Afrique Noire.

Toutes ques­tions sur les­quelles M. Fos­ter Dulles espère ame­ner la France à résipiscence.

En lui accor­dant au compte-gouttes les cré­dits dont elle a besoin.

Et don­nant donnant.

Il a déjà obte­nu satis­fac­tion pour les rampes de lan­ce­ment : la queue du chat viendra.

 

 

Ni les résul­tats de l’opération 20 %, ni ceux de la mis­sion Mon­net ne semblent, le moins du monde, avoir influen­cé M. Félix Gaillard.

Les dépu­tés pro­testent qu’on leur a, deux fois de suite, arra­ché la confiance en leur fai­sant miroi­ter les 600 milliards.

Mais ça compte si peu, un député !

On dirait même que M. Félix Gaillard parle de l’équilibre de la balance com­mer­ciale, de la défense de la mon­naie, de la sta­bi­li­té des prix et du pou­voir d’achat des salaires, avec plus d’assurance que jamais.

La semaine der­nière, il s’est mis à réunir des « tables rondes » extra-par­le­men­taires. À l’une d’entre elles, devant un public com­po­sé de per­son­na­li­tés aus­si émi­nentes que MM. Georges Vil­liers (C.N.P.F.), Robert Bothe­reau et Lafont (F.O.), Levard, Des­camps et Braun (C.F.T.C.), Mal­terre et Mil­lot (C.G.C.), des pré­si­dents des syn­di­cats agri­coles ou arti­sa­naux, etc… le haut fonc­tion­naire qu’est M. Hirsch (socia­liste) a expo­sé en sa pré­sence qu’un plan de quatre ans était en cours d’exécution, pour obte­nir, vers 1961, une amé­lio­ra­tion de 26 % de la pro­duc­tion, un accrois­se­ment de 20 % de la consom­ma­tion par tête d’habitant, un autre accrois­se­ment de 35 % des exportations.

Il paraît que des bataillons de fonc­tion­naires impro­vi­sés sont actuel­le­ment en train d’établir les prix que devront atteindre, en 1961, toutes les den­rées ali­men­taires ou autres et le mon­tant des salaires des ouvriers de toutes les corporations.

— Le gou­ver­ne­ment, dit M. Félix Gaillard, se bat­tra sur les don­nées de la Com­mis­sion du plan.

— C’est la qua­tor­zième fois, rétorque M. Leen­hardt, rap­por­teur géné­ral de la Com­mis­sion des Finances, que, depuis 1945, on se bat sur un palier de sta­bi­li­sa­tion éco­no­mique chaque fois en repli sur le précédent.

De fait…

On ne s’attardera pas ici sur cha­cun de ces qua­torze paliers de repli de la mon­naie, du pou­voir d’achat et de tout sur la pente fatale de l’inflation et de la déva­lua­tion. Il suf­fi­ra de noter que, dans le même temps que M. Hirsch (socia­liste) nous pro­met­tait l’âge d’or pour 1961, M. Émile Hugues, secré­taire d’État à l’Économie, nous annon­çait une baisse de l’ordre de 30 mil­liards de francs, pour l’année 1958, dans le sec­teur des expor­ta­tions fran­çaises d’acier.

Et M. Georges Vil­liers, une baisse géné­rale de l’ordre de 20 % dans tous les ordres d’exportations : un retour de mani­velle ne va jamais seul.

Que si, main­te­nant, on inter­roge l’Institut Natio­nal de la Sta­tis­tique, on ver­ra où en sont déjà les prix inté­rieurs, en mon­tée régu­lière de 2 à 3 % chaque mois depuis le 1er juillet 1957.

M. Hirsch (socia­liste) a bien rai­son de ne vou­loir s’occuper que de ce qui se pas­se­ra en 1961.

M. Félix Gaillard a, lui, ses rai­sons de l’y encourager.

Du moment que nous avons, en M. Leen­hardt, un bon comp­table pour numé­ro­ter conscien­cieu­se­ment les paliers de replis sur les­quels les usu­riers du type Jean Mon­net aux­quels la Répu­blique a confié la ges­tion de ses affaires contrain­dront nos gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs à se battre, nous pou­vons envi­sa­ger l’avenir avec « confiance » : nous serons Gros-Jean demain comme nous le sommes aujourd’hui.

Paul Ras­si­nier


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