Ce n’est pas un texte d’aujourd’hui, et le temps a si vite emporté ce que nous disons, écrivons et faisons les uns et les autres qu’on peut le tenir déjà pour un texte oublié. Quelques années à peine ont passé cependant depuis qu’un écrivain connu a tracé ces lignes dans un journal littéraire apprécié. Qu’importent quelques années, après tout ? Ne lit-on pas toujours Platon ?
« Le critérium du nombre — écrivait notre auteur — n’est pas accident. Il est règle et justice. Toute folie est anarchique et individuelle. La société ne peut pas être folle. Ou alors elle cesserait d’être la société. Je crains bien que la littérature qui nous dit le contraire ne soit, au sens étroit du mot, que littérature. »
Voilà donc un principe formulé sans restriction : la société ne peut pas être folle quand elle écrase l’individu ; seul est fou l’individu qui proteste contre la société qui l’écrase.
La société américaine d’où est sortie la bombe d’Hiroshima, et la société allemande qui construisit les camps d’extermination de Dachau et de Buchenwald, n’étaient point, ne sont pas, des sociétés folles, puisqu’elles n’ont jamais cessé « d’être des sociétés ».
Non seulement elles n’étaient pas folles, mais, en raison du critérium du nombre, qui n’est pas accident, elles étaient règle et justice.
Car — notre écrivain nous en prévient — le critérium du nombre est cela. De même qu’en temps de guerre « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », de même, en tout temps, « nous avons raison parce que nous sommes les plus nombreux ».
À ce titre, les Espagnols ont raison contre les Portugais, les Français contre les Espagnols, les Allemands contre les Français, les Russes contre les Allemands, et les Chinois contre les Russes. À ce titre, Ponson du Terrail est un plus grand écrivain que Paul Valéry, puisqu’il a eu des lecteurs plus nombreux. Le suffrage universel à listes multiples proclame certes la vérité du nombre, tout en laissant aux minorités le droit et la charge d’exprimer l’erreur ; mais le scrutin à liste unique élève cette vérité plus haut encore puisqu’il supprime toute opposition à ce qui est orthodoxe, c’est-à-dire à ce qui est règle et justice.
Pourquoi faut-il que notre bonne conscience soit troublée et que ce principe : le critérium de la vérité par le nombre, nous soyons poussés par une force invincible à le récuser ? Sans doute, est-ce uniquement pour faire de la littérature au sens étroit du mot, et certainement de la mauvaise littérature : tel est l’avis de notre écrivain, qui, lui, n’en fait probablement que de la bonne.
Être avec l’aviateur qui jette des bombes sur la ville endormie, c’est être avec « la règle et la justice ». Être avec le réfractaire qu’on met en prison parce qu’il a refusé d’accomplir le même geste, c’est être avec « la folie anarchique et individuelle ». Car le nombre est le critérium de la raison, tandis que la minorité est folie, même quand elle est le sacrifice, l’amour et la méditation.
Ainsi raisonne un littérateur qui se pique de ne pas faire de littérature.
Et cependant, vous savez bien, nous savons tous, que la société peut être injuste même quand elle est régulière, compacte et nombreuse, et que du reste, fût-elle juste, elle peut renfermer en son sein les germes d’une justice encore plus haute, qui la combattent et qu’elle combat, puisque les institutions de l’homme sont sans cesse en mouvement, et peut-être en progrès.
Socrate et Jésus, Jeanne d’Arc et Galilée, Sacco et Vanzetti, ont été régulièrement condamnés par des sociétés régulières, approuvées par le nombre, et qui pourtant n’étaient pas justes puisque les sociétés qui leur succédèrent, quoique fort injustes elles aussi, ont révisé les jugements, condamné les juges, réhabilité les accusés.
Par conséquent, ne sont pas fous les révoltés « anarchiques et individuels » que notre auteur taxe de démence. Et nous ne retournons pas l’argument contre les bourreaux et les persécuteurs ; les savants américains qui fabriquèrent la bombe d’Hiroshima n’étaient pas fous non plus ; ni les juges de l’Inquisition ; ni les nazis brûleurs de juifs dans les camps du Troisième Reich. Ce serait trop commode d’absoudre les sociétés auxquelles ils appartenaient en déclarant qu’elles étaient folles !
Elles n’étaient pas folles, mais elles n’étaient pas justes. Tandis que l’individu révolté contre elles, anarchiquement et isolément, était à la fois juste et sage.
Voltaire n’a pas laissé condamner Calas sans protester ; Zola n’a pas laissé déporter Dreyfus sans rien dire. Ils ne se sont pas tus sous prétexte que les jugements étaient réguliers et que la société était juste, et qu’on ne revient pas sur l’autorité de la chose jugée quand la procédure a respecté la coutume et la loi. Ils ont préféré élever une protestation qui, pour être anarchique et individuelle, n’en était pas moins solennelle et fière, au risque d’être suspectés de folie et de passer pour des Don Quichottes ou des Cyranos.
Nous savons certes que l’erreur n’est pas la folie : des erreurs aujourd’hui reconnues pour telles ont eu jadis un crédit universel près des hommes et des sociétés, qui n’étaient pas pour cela des sociétés démentes ni des hommes aberrants. L’homme et la société dont il est membre peuvent se tromper. Il faut — à l’exemple de notre auteur, — considérer la société comme infailliblement juste pour être enclin à traiter de fous ceux qui s’insurgent contre certaines clauses, qu’ils contestent, du contrat qu’elle veut leur imposer.
Les sociétés les plus régulières ont donc des imperfections qui procèdent de celles de l’homme dont elles sont l’œuvre. La société, telle que nous la subissons, nous agrée ou non. Que son fonctionnement nous satisfasse ne signifie pas qu’elle est infaillible ni que nous sommes des sages de nous en accommoder et si nous sommes mécontents d’elle, cela n’implique pas qu’elle soit folle ni que nous soyons insensés.
Le caractère auguste dont le pouvoir pare ses grands forfaits ne suffit pas à nous en faire admettre la justice, même quand des collectivités entières qui n’étaient pas folles et dont la responsabilité ne saurait être atténuée en ont admis la régularité et secondé la perpétration.
Faire de la littérature au sens étroit du mot, est plutôt l’apanage des thuriféraires du Pouvoir, ceux qui sont toujours prêts à ouvrir des débats mondains sur de méprisables frivolités au lieu de protester contre les crimes qui se commettent, chaque fois que le pouvoir coupable et la société complice travaillent à obscurcir l’histoire ou à opprimer le droit.
S’incliner devant le diktat social et le fait accompli, c’est l’attitude des « littérateurs » au sens étroit du mot. Notre règle et notre justice ne s’appuient pas sur le critérium du nombre pour en légitimer l’adoration des tabous et la reconnaissance des articles de foi. Si le nombre a tort et si l’on est seul, la sagesse de la révolte se double simplement de ce qu’on appelle le courage. Il faut, s’il n’en reste qu’un, « être celui-là ». Il n’y a que « celui-là » qui compte. Les fous sont alors ceux qui courent perdre leur âme dans la lâcheté de la multitude et la stupidité du troupeau.
Pierre-Valentin Berthier