Après une longue exclusivité, « Guerre et Paix » triomphe actuellement dans les salles de quartier. Quitte à passer pour retardataire, je ne crois pas inutile de marquer les débuts de cette chronique en entretenant nos lecteurs d’un film dont le sujet leur tient à cœur.
Cette superproduction italo-américaine qui coûta, nous dit-on, deux milliards de francs, est l’adaptation d’un des plus puissants romans de la littérature universelle. Réduire ses quelque trois mille pages foisonnantes de personnages et d’actions, toutes sillonnées d’idées, aux dimensions du spectacle cinématographique, paraît encore une gageure, et ces trois heures quinze de projection paraissent insuffisantes à nous en proposer l’équivalent.
Le prestige de King Vidor n’en sort pas, pour autant, diminué. Le vieux réalisateur, que certains s’étaient pressés d’enterrer, n’a pas perdu la main : même vigueur, même solidité.
Son art du récit, de la construction et de la progression reste remarquable. Mais son mérite évident est d’avoir cru profondément à son œuvre. Ce disciple de Griffith, nous le savions depuis « La Grande Parade », met sa foi protestante, teintée de puritanisme, au service du pacifisme authentique.
D’où vient notre relative déception ? Du fait que Vidor et ses collaborateurs se sont laissé écraser par le monument littéraire de Tolstoï et intimider par l’ampleur des moyens mis à leur disposition pour le reconstituer visuellement. Choisi pour son savoir-faire, condamné à la prudence, le réalisateur devait concevoir un film commercial.
À cet égard, l’amateur appréciera moins les passages d’analyse psychologique que les séquences purement descriptives ou spectaculaires. Certaines facilités n’ont d’autre raison que d’attirer la faveur du public : l’aspect courrier du cœur avec le baiser final, les moments de détente alternant avec les scènes dramatiques, les effets simplifiés, grossis, mais surtout la peur de représenter la laideur, la crasse, l’horreur vraie.
Quand donc les cinéastes d’Amérique cesseront-ils de nous montrer des jeunes filles savamment maquillées, changeant de robe à chaque apparition ?
Pour des raisons du même ordre, l’adaptation n’a conservé du livre qu’une sorte de schéma, de résumé, de digest par instants. Il fallait réduire et séduire.
La grande faiblesse du film n’est donc pas d’ennuyer, mais, bien au contraire, de nous faire courir la poste. Ainsi, l’élément essentiel, le plus émouvant, celui de la durée, est-il partiellement sacrifié.
Natacha ne connaît plus le temps du rêve et le vieillissement des autres personnages est plus extérieur qu’intérieur. Une telle méditation sur le temps impose, d’autre part, l’usage des silences. L’obligation de comprimer le dialogue fait que les personnages paraissent bavards et perdent de leur mystère.
Il faut rappeler, enfin, que le cinéma, sauf exception, ne tolère pas la naturalisation des sujets. Sans attendre l’adaptation soviétique qu’on nous promet, avouons que nous sommes gênés devant ces physiques et ces voix chargés d’animer des personnages typiquement russes de l’époque napoléonienne, d’autant que la signification de l’œuvre est elle-même incurvée par le puritanisme biblique de King Vidor.
Celui-ci demeure un remarquable directeur d’acteurs et, sauf quelques taches, l’interprétation est d’une qualité homogène.
Bien qu’elle évoque parfois une gravure de mode de quelque luxueux magazine d’outre-Atlantique, Audrey Hepburn sait être émouvante dans le personnage si complexe de Natacha. Mel Ferrer, bon comédien, compose avec son personnage (André). Seul, Henry Fonda (Pierre) réussit par l’intelligence du jeu à créer un être proche de l’original, presque russe.
La reconstitution de l’époque est généralement heureuse. Servi par la couleur, souvent agréable, quelquefois belle, Vidor s’inspire plastiquement de toiles et de dessins célèbres, notamment des lithographies de Raffet, sans éviter toujours l’imagerie d’Épinal.
Les costumes, innombrables, sont réussis. Mais les décors inégaux : les intérieurs, somptueux, confirment le goût, le soin de l’équipe de création (partiellement italienne, je le rappelle). Curieusement, les producteurs ont lésiné sur les extérieurs construits — aussi l’incendie de Moscou n’est-il pas le « morceau de bravoure » que nous attendions — comme sur la figuration dans les scènes de bataille.
Les extérieurs naturels (batailles, retraite…) constituent les plus beaux morceaux du film. Certains plans de bataille, observés ici d’une colline, là d’une rive de fleuve, où, montures foudroyées, les cavaliers sont projetés en l’air, sont d’une rare authenticité. Plus beaux encore, certains paysages de neige où chemine, tel un serpent blessé, la Grande Armée.
Dans la seconde partie, la neige devient avec bonheur le thème majeur, plastique, dramatique et symbolique, marquant l’inexorable châtiment, et l’on évoque Hugo. « Après une plaine blanche, une autre plaine blanche… ». Le passage de la Bérézina accentue l’impression du désastre irrémédiable ; le spectateur n’oubliera pas ce plan où l’œil du conquérant vaincu s’emplit de larmes.
Je ne puis conclure sévèrement. Dans les conditions de la production contemporaine, amoindrie par le jeu des concessions et des conventions, King Vidor pouvait-il faire beaucoup mieux ? J’en doute. Bien sûr, ce maître-artisan n’a pas le prodigieux souffle épique qu’il aurait fallu, mais ce travail probe témoigne de sa sensibilité et de sa sincérité.
Il s’agit d’un bon film commercial que ses détracteurs jugeraient avec plus d’indulgence s’ils le comparaient non plus à l’œuvre originale de Tolstoï, mais aux grandes machines hollywoodiennes d’« Autant en emporte le vent », aux « Dix commandements ». Et puis, cette réussite commerciale, pourquoi la regretter ? Les films sains, les films utiles sont-ils si nombreux ?
Honnêtement transmis, sans l’ambiguïté qui dénature le sens de trop nombreux films de guerre (y compris même « Le pont sur la rivière Kwaï »), le message du génial apôtre de la non-violence s’inscrit sur l’écran en lettres majuscules.
Ph. Esnault
À VOIR Porte des Lilas. — Guerre et Paix. — Amère Victoire. — Le Pont sur la rivière Kwaï. — La Nuit des forains. — Les Maîtres fous. — Les Nuits de Cabiria. — La Maison de l’Ange. — La Chronique des pauvres amants. — Aparajito. — Ultime razzia (« The Killing »). — Demain, ce seront des hommes. — Mort en fraude. — Le 41e.
À REVOIR Le Cuirassé Potemkine. — Le Manteau. — Hallelujah ! — Le Salaire de la peur. — Gervaise. — Le Sel de la terre. — Jour de fête. — Avant le Déluge. — Hôtel du Nord.