La Presse Anarchiste

La vraie science : une élite – Le vrai savoir : une classe

I. — Techniciens et technocrates

À mesure que l’application des décou­vertes méca­niques a per­mis au ren­de­ment humain d’être plus pro­duc­tif, la socié­té, au lieu de répar­tir intel­li­gem­ment le tra­vail utile de manière à en allé­ger la part de cha­cun, a mul­ti­plié les emplois super­flus et s’est encom­brée d’un tas de gens dont la fonc­tion n’offre qu’un inté­rêt illu­soire, comme si elle se sou­ciait uni­que­ment de leur assu­rer un pré­texte à rému­né­ra­tion, en même temps qu’un pal­lia­tif contre l’oisiveté.

De sorte que la socié­té, qui crée le chô­mage en rem­pla­çant ses sala­riés par des machines, le com­bat en affec­tant ceux qu’elle a ain­si évin­cés à des postes où, loin de secon­der l’effort géné­ral, ils le gênent par leur pré­sence intem­pes­tive et leur inop­por­tune intervention.

La plu­part de ces postes cor­res­pondent à des fonc­tions d’État, ou sont ren­dus obli­ga­toires par des créa­tions de l’État ; car, de même qu’à l’époque où la popu­la­tion trop pauvre ne peut se pro­cu­rer, faute de numé­raire, les pro­duits qu’elle a fabri­qués et dont elle a besoin, le sur­plus inécou­lable en est résor­bé par l’État, char­gé de le faire détruire par ceux qui n’eussent deman­dé qu’à le consom­mer, de même quand l’industrie pri­vée est tenue de licen­cier du per­son­nel en rai­son de l’amélioration de son équi­pe­ment, de l’énormité de ses charges et de la rigueur de ses échéances, c’est encore l’État qui est tout dési­gné pour résor­ber ce sur­plus de pro­lé­ta­riat. De là, la créa­tion de ser­vices inutiles, à qui l’on donne des mis­sions de contrôle le plus sou­vent indé­si­rables qui, non seule­ment ne col­la­borent pas à la pros­pé­ri­té née du tra­vail, mais l’entravent et la compromettent.

Une des consé­quences par­ti­cu­lières de ce phé­no­mène est d’avoir intro­duit dans la socié­té une notion et un prin­cipe de com­pli­ca­tion qui en étaient absents auparavant.

Les tech­ni­ciens ont pris dans le monde une place pré­pon­dé­rante qui est en voie de faire d’eux des tech­no­crates, de même que le mar­chand affran­chi des exi­gences et des tutelles féo­dales et pra­ti­quant à son tour l’oppression était deve­nu le bour­geois ; et il se fonde une classe tech­no­cra­tique en passe de sup­plan­ter la classe bour­geoise dans les pri­vi­lèges dont elle jouis­sait et jouit encore par rap­port au prolétariat.

Il y a, à la pré­pon­dé­rance crois­sante des tech­ni­ciens, une rai­son simple : la com­pli­ca­tion crois­sante de la science et du tra­vail ; le domaine, de la connais­sance est deve­nu tel­le­ment vaste que, néces­sai­re­ment, il se com­par­ti­mente et que, chaque indi­vi­du ne pou­vant excel­ler qu’en un très petit nombre de tâches, ceux d’entre les citoyens qui, grâce à de bonnes études, par­viennent à se pous­ser très loin et à se his­ser très haut dans une spé­cia­li­sa­tion, l’emportent en valeur sociale sur l’anonyme cohorte des manœuvres.

La nais­sance d’un sen­ti­ment de classe chez ces pri­vi­lé­giés du savoir les incite à orien­ter la socié­té de telle sorte qu’ils soient éga­le­ment des pri­vi­lé­giés de la for­tune ; et il s’ébauche un genre de socié­té, à la fois nou­veau et très ancien, dans lequel ils occupent le haut de la hié­rar­chie, tan­dis qu’en bas conti­nue de se mou­voir confu­sé­ment, et tan­tôt de se sou­mettre, et tan­tôt de se révol­ter, l’immense grouille­ment du pro­lé­ta­riat déshé­ri­té à la fois de la for­tune et du savoir.

Ce phé­no­mène de l’ascension de la classe tech­no­cra­tique est per­cep­tible dans les socié­tés indus­trielles modernes, et n’est pas moins dis­cer­nable dans la Rus­sie des plans quin­quen­naux et de l’électrification que dans l’Amérique des brain trusts et du New Deal. Il est uni­ver­sel, il n’y a pas un seul pays bien équi­pé où il ne soit appa­rent. C’est donc un phé­no­mène nou­veau, mais aus­si un phé­no­mène ancien, car il rap­pelle l’antique Égypte des ini­tiés ; seule­ment, il se dépouille de l’argument reli­gieux au béné­fice de l’argument scientifique.

C’est la classe tech­ni­cienne qui a ima­gi­né de trans­po­ser dans les rap­ports sociaux la notion et le prin­cipe de com­pli­ca­tion que le pro­grès des recherches avait intro­duits dans la science.

II. — Le principe de complication

Tout le monde est dis­po­sé à admettre que, pour construire une fusée à réac­tion, un héli­co­ptère, un appa­reil de télé­vi­sion, un téles­cope élec­tro­nique, un cyclo­tron, voire même une lino­type ou une montre, il peut n’être pas mau­vais d’avoir étu­dié les hautes mathé­ma­tiques, d’être fami­lier du cal­cul dif­fé­ren­tiel et de la méca­nique ondu­la­toire et d’avoir une tein­ture de la théo­rie de la rela­ti­vi­té. Tout le monde admet aus­si la com­pli­ca­tion sans cesse accrue de la bio­lo­gie, de la méde­cine, de la thérapeutique.

Mais peu de gens seront enclins à conve­nir qu’il est socia­le­ment utile de com­pli­quer à loi­sir ce qui peut fort bien res­ter simple, par exemple le cal­cul des impôts, celui des loyers, celui des échanges, celui des écri­tures com­mer­ciales. La pre­mière offen­sive de com­pli­ca­tion scien­ti­fique fut la mise en pra­tique du tay­lo­risme, quand, à l’ancienne notion ouvrière de la « cadence » dans les usines — qui n’était pas une grève per­lée, mais une réac­tion de défense phy­sique contre l’exploitation patro­nale — les tech­ni­ciens oppo­sèrent leurs tables chro­no­mé­triques assor­ties d’appareils et de spé­cia­listes appropriés.

Aujourd’hui, il suf­fit de lire le Jour­nal offi­ciel ou de jeter un coup d’œil sur les bul­le­tins cor­po­ra­tifs, les organes des chambres syn­di­cales d’employeurs, les cir­cu­laires des consor­tiums ou des grou­pe­ments pro­fes­sion­nels, pour se convaincre à quel point la com­pli­ca­tion scien­ti­fique — non pas néces­saire et inévi­table, mais arti­fi­cielle et sur­ajou­tée — s’est ins­tal­lée dans les rap­ports humains, pour le mal­heur et le déses­poir des hommes.

Les taux de marque et les marges béné­fi­ciaires, les taxes au pour­cen­tage, les abat­te­ments, les dégrè­ve­ments, les exo­né­ra­tions, les rap­pels, les acomptes pro­vi­sion­nels, les mini­mums moyens et les moyennes mini­mas s’enchevêtrent, se conjuguent, se mul­ti­plient, s’additionnent, se suc­cèdent en une jon­gle­rie acro­ba­tique où valsent les déci­males et les coefficients.

Le Jour­nal offi­ciel a publié un jour un mode de cal­cul de tarif des pompes funèbres qui consis­tait en une équa­tion que seule une connais­sance aisée des sinus, et des loga­rithmes pou­vait rendre acces­sible ; et à de nom­breuses reprises, des barèmes ont été four­nis, dont la lec­ture ne pou­vait être pro­fi­table qu’à ceux pour qui l’algèbre et l’arithmétique n’ont pas de secrets, car ils four­millaient de racines cubiques, de lettres grecques et d’x à la ne puissance.

La récente loi sur les loyers paraît avoir été dres­sée en ver­tu de ce nou­veau concept ; le cal­cul des sur­faces cor­ri­gées et des taxes d’ensoleillement, et autres, pro­cède de la spé­cu­la­tion de la classe tech­ni­cienne, peu à peu diri­geante, sur l’ignorance de la plu­part des hommes à l’endroit de ces choses dif­fi­ciles. Car, en défi­ni­tive, on ne peut exploi­ter le tra­vail des hommes que si, au préa­lable, on s’est assu­ré du moyen d’exploiter leur igno­rance en la leur fai­sant sen­tir, les exploi­tés ne consen­tant à l’être qu’autant qu’ils pré­sument, et qu’autant qu’on leur fait admettre, que ceux qui les exploitent sont véri­ta­ble­ment leurs supérieurs.

On com­plique à loi­sir le droit humain en y ver­sant les com­pli­ca­tions inhé­rentes à une science de plus en plus sub­tile et éle­vée, pour sub­sti­tuer de nou­veaux mys­tères scien­ti­fiques aux mys­tères reli­gieux qui ne nous en imposent plus. Dans cer­taines usines, les ouvriers étaient deve­nus tur­bu­lents parce qu’ils soup­çon­naient les direc­teurs de réa­li­ser de gros pro­fits pen­dant qu’eux se ser­raient la cein­ture. Ils se sont apai­sés le jour où leur fut accor­dé le droit de regard sur la ges­tion de l’entreprise. Depuis qu’ils ont obte­nu ce droit, les comp­tables, à jour fixe, leur sou­mettent les livres, où des mil­lions de chiffres s’alignent en colonnes ser­rées, sur des feuillets grands comme une table, et qua­drillés du haut en bas. Les pauvres jettent sur toute cette arith­mé­tique un regard éper­du ; on leur dit : « Voyez, contrô­lez. » Puis ils signent et s’en vont. À leurs cama­rades ils disent : « Nous avons vu, tout est cor­rect. » Et, pareils à des illet­trés qui signe­raient leur condam­na­tion à mort, ils font sem­blant d’avoir accom­pli leur devoir.

Un moment vien­dra où le coup de génie de Pas­cal décou­vrant la pro­prié­té de la rou­lette à la faveur d’un mal de dents sem­ble­ra une épreuve de cer­ti­fi­cat d’études au tech­ni­cien de l’Office du liège char­gé de fixer le prix d’un bouchon.

III. — Parenthèse

Ce n’est pas que je pré­tende inter­dire à la science un domaine quel­conque. Elle se rirait d’une telle pro­hi­bi­tion et n’aurait pas tort ; tout le ridi­cule serait pour moi. La science pro­gres­se­ra et se pas­se­ra de notre aveu, et se joue­ra de nos effrois. La com­plexi­té d’aujourd’hui sera l’élémentaire de demain.

Que l’on tente de résoudre scien­ti­fi­que­ment les pro­blèmes inté­res­sant les rap­ports humains, pro­blèmes éthiques, pro­blèmes intel­lec­tuels, pro­blèmes moraux, je ne m’y oppose pas, et je sais que des pion­niers de l’esprit ont déjà pro­je­té des vues har­dies dans ce sens-là ; l’échec des écoles doc­tri­nales, des clien­tèles phi­lo­so­phiques, des églises confes­sion­nelles ; l’échec des mys­tiques qui, cepen­dant, à des échelles réduites, ont pu séduire et per­sua­der par cer­tains de leurs résul­tats, auto­risent à pen­ser qu’il n’est pas absurde d’investir la science d’une mis­sion éthique, de la doter d’un nou­veau domaine de recherche où elle sub­sti­tue­rait à des hypo­thèses dou­teuses et à un empi­risme désuet des notions exactes. L’idée, d’ailleurs, n’est pas nou­velle, et déjà Spi­no­za asso­ciait l’éthique et la géo­mé­trie. En se fré­quen­tant, la morale et la science peuvent perdre, la pre­mière son incer­ti­tude et sa nébu­lo­si­té, la seconde sa séche­resse et sa froideur.

De même dans l’économique. Autant je m’emporte contre les sta­tis­tiques de bureaux, contre les dia­grammes des fonc­tion­naires de cités admi­nis­tra­tives, autant je suis per­sua­dé de l’utilité d’une incur­sion, dans l’économique, d’une véri­table science. Un cama­rade m’a écrit : « La science éco­no­mique est une science exacte, d’ordre mathé­ma­tique, aux pos­si­bi­li­tés pra­tiques encore insoup­çon­nées et insoup­çon­nables. » Je n’ai pas le cer­veau condi­tion­né de façon à spé­cu­ler pro­fon­dé­ment dans ce domaine de la connais­sance et de l’investigation ; je le regrette et j’en suis sin­cè­re­ment humi­lié ; en véri­té, je suis tout dis­po­sé à croire que de grands pas seront faits en cette direc­tion, que l’avenir réserve de grandes sur­prises à ceux qui le contesteraient.

J’ai donc une confiance illi­mi­tée dans la science, dont le ter­rain à défri­cher s’élargit sans cesse en même temps que les hori­zons neufs qui lui sont ouverts. Mais si je lui accorde le droit de résoudre les pro­blèmes humains, je lui dénie celui de les com­pli­quer pour les rendre inso­lubles dans le des­sein de créer une classe pri­vi­lé­giée d’initiés à qui la table de loga­rithmes confère des titres de noblesse et une place à part dans l’État, à la façon d’un mys­té­rieux livre saint ou d’un étrange bré­viaire de magie qui don­ne­rait la puis­sance à ceux qui, seuls, sau­raient l’épeler.

IV. Maintenir l’ignorance pour l’exploiter

À ce point du pré­sent expo­sé, d’aucuns peut-être feront obser­ver que, pour dénon­cer les com­pli­ca­tions vou­lues dans les­quelles la socié­té nous enve­loppe de plus en plus comme un argu­ment tech­no­cra­tique des­ti­né à fas­ci­ner et à para­ly­ser le peuple, il n’était point besoin que je com­men­çasse par des consi­dé­ra­tions sur le machi­nisme et sur l’éviction de la main‑d’œuvre.

J’espère que l’enchaînement est cepen­dant assez clair pour se pas­ser de longue démons­tra­tion. Ne conve­nait-il pas de faire appa­raître com­ment les appli­ca­tions ration­nelles de la science avaient tra­vaillé à libé­rer l’homme, avant que ses appli­ca­tions irra­tion­nelles ten­dissent à l’enchaîner de nouveau ?

Il est aisé de com­prendre par quel pro­ces­sus les vic­toires de l’élite savante dans le domaine indus­triel, et leurs consé­quences sociales, ont don­né nais­sance, dans le domaine admi­nis­tra­tif et poli­tique, à une fausse aris­to­cra­tie scien­ti­fique sou­cieuse de main­te­nir ou de réta­blir à son avan­tage les pri­vi­lèges qu’elles com­pro­met­taient. Les com­pli­ca­tions sont des stra­ta­gèmes ima­gi­nés pour évi­ter la chute du sala­riat, l’abolition de la mon­naie d’échange capi­ta­liste, le régime de la pro­prié­té au détri­ment des non-pos­sé­dants, et c’est en défi­ni­tive un écha­fau­dage d’équations des­ti­né à étayer un monde crou­lant — et crou­lant sous le poids sans cesse accrut de ses propres injus­tices. Nous ne nous expo­se­rons pas nous-mêmes au ridi­cule de prou­ver des choses qui sont simples au moyen de théo­rèmes et de corol­laires alam­bi­qués : ce serait tom­ber dans le tra­vers que nous dénon­çons et que, du reste, nous n’avons des­sein que d’effleurer. Nous lais­sons aux tech­no­crates le soin de nouer jusque dans la poé­sie her­mé­tique, avec le des­sein d’ériger un nou­vel éso­té­risme cultu­rel sur le nou­vel obs­cu­ran­tisme des masses, l’imbroglio réti­cu­laire de leur pédan­te­rie et de leur faux savoir. Notre but est le contraire du leur ; nous essayons d’éclairer les ténèbres tan­dis qu’ils les appro­fon­dissent, et nous gar­dons des coups de vent per­vers le lumi­gnon trem­blo­tant de Dio­gène pen­dant qu’ils s’efforcent d’empêcher d’arriver en bas les rayons magni­fiques qui res­plen­dissent sur les hauts lieux.

J’ai évo­qué la com­pli­ca­tion dans les échanges. Elle est illus­trée par les miri­fiques plans d’importation-exportation et sym­bo­li­sée par la balance com­mer­ciale des États. Cela est très scien­ti­fique et très superbe. C’est de la tech­no­cra­tie. Mais si l’on en consi­dère le résul­tat, on trouve des caca­huètes en Suède ou en Fin­lande, et l’on reste dix ans sans en voir dans des pays qui se ruinent pour conser­ver la sou­ve­rai­ne­té du conti­nent qui les produit !

Les hommes qui n’ont pour toute richesse et pour toute culture que leur tem­pé­ra­ment d’individus libres ont certes beau­coup à apprendre des scien­ti­fiques. En retour, ceux-ci ont une toute petite chose à apprendre de ceux-là, c’est que, lorsqu’on a décou­vert le moyen de bri­ser l’atome, il y a autre chose à faire, et de plus pres­sé, que fabri­quer une bombe, et que, lorsqu’on a réso­lu par les chiffres les incon­nues de la consom­ma­tion et du tra­vail, il y a autre chose à faire, et de plus, urgent, que se ser­vir de cette trou­vaille pour nous empoi­son­ner l’existence.

Quelques-uns ont dénon­cé, non sans rai­son, les « ter­ribles sim­pli­fi­ca­teurs », qui finirent par sim­pli­fier tel­le­ment que le four cré­ma­toire devint leur suprême ins­tru­ment de sim­pli­fi­ca­tion ; qu’il nous soit per­mis, à notre tour, de dénon­cer non sans rai­son, les « ter­ribles complicateurs ».

V. — Simplifier « l’alphabet »

Au-des­sus des connais­sances ou des croyances du vul­gaire, plane l’ésotérisme. Il était l’essence des mys­tères phi­lo­so­phiques de l’ancienne Grèce. Tan­dis que le com­mun croyait aux dieux mul­tiples, les dis­ciples éclai­rés avaient accès aux secrets pro­di­gieux de l’existence d’un Dieu unique et de l’immortalité de l’âme. Plus tard, quand le chris­tia­nisme eut fait tom­ber dans le domaine public ce tré­sor mys­tique désor­mais répar­ti entre tout le genre humain, il eut à son tour son éso­té­risme sco­las­tique, dog­ma­tique, rituel. S’il est prou­vé que les Pyra­mides, construites par des esclaves igno­rants, véri­tables robots de l’univers concen­tra­tion­naire d’alors, recèlent des don­nées géo­mé­triques et astro­no­miques extrê­me­ment pré­cises et avan­cées, comme des esprits sérieux le pro­clament, c’est que les ini­tiés de l’Égypte ancienne pos­sé­daient un éso­té­risme scien­ti­fique abso­lu­ment incon­nu du peuple qu’ils gou­ver­naient et qu’ils exploi­taient. Cet éso­té­risme est aujourd’hui à la por­tée d’un bache­lier, mais tout le monde ne peut pas encore être bachelier.

La science contem­po­raine pos­sède deux éso­té­rismes : un éso­té­risme supé­rieur, ver­ti­cal, qui n’est éso­té­rique que parce que peu de cer­veaux peuvent encore accé­der aux for­mules qu’il énonce, mais qui tend à se divul­guer et à se répandre ; c’est un éso­té­risme de vraie science, clef que nous offre une élite ; — et l’autre, un éso­té­risme laté­ral, super­fi­ciel, qui se situe, non pas au-des­sus, mais en marge de la science, qui y érige un maquis… de pro­cé­dure, qui cherche à nous y éga­rer ; c’est un éso­té­risme de faux savoir, piège que nous tend une classe.

Pen­dant que l’élite scien­ti­fique œuvre pour notre libé­ra­tion, la classe pseu­do-scien­ti­fique tra­vaille à sa dic­ta­ture. La pre­mière nous conduit avec un fil d’Ariane vers l’issue du dédale ; la seconde nous empêtre en des rets tou­jours plus étroits qui nous entraînent chaque jour plus avant au plein cœur du labyrinthe.

Notre posi­tion devant le phé­no­mène social que nous dénon­çons, est-il besoin de la pré­ci­ser ? Ne se conçoit-elle pas d’elle-même ? Pas plus que devant le théo­lo­gien éru­dit, qui connaît les ver­tus de la grâce conco­mi­tante et le sexe des anges envoyés à Sodome par Dieu ; pas plus que devant le juriste culti­vé, qui abonde en cas d’espèce, en dis­tin­guo savants et en qua­li­fi­ca­tions pro­fondes ; pas plus que devant eux, l’homme trai­té en infé­rieur par les tech­ni­ciens experts de la nou­velle caste mon­tante, ne capitulera.

Le pri­mi­tif qui ne sait comp­ter que jusqu’à deux s’imagine que ceux qui comptent au-delà de cent sont des sur­hommes. Le pauvre pay­san chi­nois prend pour un être extra­or­di­naire son man­da­rin let­tré, parce que le man­da­rin a étu­dié pen­dant quinze ans avant de finir par connaître les 30.000 signes de son alpha­bet, effort qua­si sté­rile qui n’aboutit qu’à savoir lire. Mais on n’a pas besoin d’apprendre 30.000 lettres pour lire : il suf­fit de sim­pli­fier l’alphabet, et il n’est pas néces­saire d’être un sur­homme pour savoir compter.

Que la science aille le plus loin pos­sible pour étendre la connais­sance des hommes et amé­lio­rer leur sort, tel est notre vœu, et telle est sa mis­sion. « Ne nuis point à qui t’a créé ! » est l’ordre que nous lan­çons à Frankenstein.

Mais si quelques-uns s’ingénient à en faire un nou­vel ins­tru­ment de mys­tère, d’obscurantisme et d’oppression, comme d’autres l’ont fait de la reli­gion, comme d’autres l’ont fait de la phi­lo­so­phie, comme d’autres l’ont fait du droit, nous ne serons pas de leur côté.

Nous serons du côté de ceux dont on exploi­te­ra le tra­vail, l’ignorance, et l’aveuglement, et la fai­blesse;, parce que c’est de leur côté qu’il y aura la conscience et qu’il y aura la vérité.

Pierre-Valen­tin Berthier


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