La Presse Anarchiste

Histoire d’Alexandre Millerand, président de la République ou l’assomption de Robert Macaire

Isi­fore Lechat :
— … Démo­crate?… per­sonne ne l’est plus que moi…
(Octave Mir­beau (Les Affaires sont les Affaires))

Morale popu­laire, images d’É­pi­nal. Un géné­ral à che­val au milieu de la foule qui l’ac­clame, le pré­sident de la Répu­blique en noir, salue dans une gloire. On dit aux petits enfants éblouis de cette splen­deur : « En répu­blique, avec du cou­rage et du tra­vail, on arrive à tout ; sois sérieux ! » On leur dit aus­si : « Tous les men­teurs sont des voleurs » et quand ils sont un peu plus grands, on ajoute : « Les voleurs deviennent for­cé­ment des assassins. »

La glo­rieuse car­rière d’A­lexandre Mil­le­rand jus­ti­fie ces naïfs lieux com­muns. Sa mas­sive sil­houette, en frac, mâchoire de proie, le regard aigu der­rière les verres du binocle, le front têtu, bas, tout cela domine congru­ment la foule, du lan­dau pré­si­den­tiel. Dau­mier magni­fia Robert Macaire un ima­gier futur fera vivre le bon­homme, syn­thèse des créa­tions les plus énormes, abou­tis­se­ment de mul­tiples géné­ra­tions de for­bans. La pro­gres­sion y est : Robert Macaire, Tur­ca­ret, Vau­trin, Isi­dore Lechat, Tri­bu­lat Bon­ho­met, Ubu… Millerand !

Le phé­no­mène naquit à Paris, en 1859. La Ville-Lumière en a vu d’autres. Natu­rel­le­ment il fit son droit. Il avait com­pris très jeune les pos­si­bi­li­tés qu’offre aux malins la car­rière de « défen­seur de la Veuve et de l’Orphelin ».

Ensuite il fit du jour­na­lisme. Ain­si, son apti­tude au men­songe se des­si­na sous l’é­gide de Dal­loz, de Por­ta­lis et de Cor­ne­lius Hertz : L’é­lève fit mer­veille, peu d’an­nées après on le retrouve col­la­bo­rant à la Jus­tice avec Cle­men­ceau. Les débuts promettaient.

Dès 1884, Mil­le­rand s’a­vé­ra stra­tège habile. L’homme se dédou­bla, Janus du bar­reau, il plai­da, d’une part pour les gré­vistes de Mont­cean-les-Mines et autres lieux de dou­leur et de misère. D’autre part, il sou­riait aux magnats de la grande indus­trie dont, il devait être plus tard l’a­vo­cat-conseil. Fruc­tueux dédou­ble­ment : en 1885, il fut élu dépu­té ; il était conseiller muni­ci­pal de Paris depuis un an.

Vint le bou­lan­gisme. Démo­crate comme Isi­dore Lechat soi-même, Mil­le­rand lut­ta contre la ganache et le panache chers à Dérou­lède. Il col­la­bo­ra à la Petite Répu­blique, puis fon­da La Voix, et devint rédac­teur en chef de La Lan­terne. Dans ces divers « canards », il invec­ti­vait contre les riches. Sans doute, sa bourse, trop plate pour ses appé­tits, l’in­ci­tait-elle à ces dia­tribes propres à le faire craindre… et payer cher?… La bourse est le vis­cère le plus actif des poli­ti­ciens. Il est savou­reux aujourd’­hui de relire les vio­lences de la Petite Répu­blique, de Mil­le­rand, alors que les Russes vinrent à Paris ébau­cher l’al­liance de Marianne et du Tzar… « Hypo­crites, gre­dins, halte-là!…» disait la feuille socia­liste. Mil­le­rand, lui, ne s’est point arrêté.

Ayant ain­si acquis la confiance du Par­ti, Alexandre devint un chef. C’é­tait en cette fin du XIXe siècle au moment où les bour­geois disaient vou­loir « aller au peuple ». Rava­chol, Vaillant, Émile Hen­ri, Case­rio et quelques autres per­son­nages inso­lites venaient de jeter leurs vies en défi à la Socié­té. Les poètes chan­taient les geste de révolte ; les apôtres allaient tels des thau­ma­turges, dans un sillage d’ar­dente foi et mon­traient aux foules la voie lumineuse.

Mil­le­rand n’é­tait ni poète, ni apôtre ; sa ruse de vorace l’in­dui­sit à aller, lui aus­si, vers la plèbe. Il était avo­cat ; il n’al­la pas vers le peuple de chair et de sang qui souffre et peine, il s’en vint à la repré­sen­ta­tion abs­traite du pro­lé­ta­riat, au col­lec­ti­visme. En un dis­cours fameux, au Congrès de Saint-Man­dé, l’a­vo­cat-men­teur qui refu­sa de défendre Urbain Gohier alors anti­mi­li­ta­riste, adhé­ra à la « Doc­trine » qui pré­tend concré­ti­ser les reven­di­ca­tions des mal­heu­reux : La car­rière du men­teur attei­gnit là son apo­gée. Le voleur allait poindre.

* * * *

Les avo­cats d’af­faires forment l’un des rouages les plus impor­tants de notre démo­cra­tie finan­cière. Le maître incon­tes­té de cette hono­rable Cor­po­ra­tion, Wal­deck-Rous­seau, avo­cat-conseil des Com­pa­gnies d’as­su­rances amé­ri­caines, prit le pou­voir à la fin de l’af­faire Drey­fus. Il lui fal­lait un homme assez connu dans les milieux d’ex­trême-gauche pour y exer­cer quelque auto­ri­té, assez canaille pour tra­hir son Par­ti, assez malin pour lais­ser pla­ner un temps quelque doute sur sa tra­hi­son et sa véna­li­té, assez retors pour désor­ga­ni­ser le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire sans qu’on y prit garde. Ayant pris conseil de M. Aynard, alors régent de la Banque de France, Wal­deck-Rous­seau appe­la Mil­le­rand au pour­voir. Déjà, à la Chambre, celui-ci avait été rap­por­teur des primes à la marine mar­chande. Ministre, il s’empressa de conclure une conven­tion avec les com­pa­gnies de navi­ga­tion ! Hon­ni soit qui mal y pense!…

Si l’on vou­lait citer les tri­po­tages, les affaires louches, les com­bi­nai­sons cra­pu­leuses aux­quelles fut mêlé Alexandre Mil­le­rand, il fau­drait noir­cir des tomes… Il y a l’Ouen­za — un de ses pre­miers faits d’armes — qui lui valut de très pré­cieuses rela­tions avec le Schnei­der du Creu­sot, il plai­da pour la Rente Fon­cière (contre Poin­ca­ré qu’il vient d’ap­pe­ler au pou­voir) il plai­da pour tous les finan­ciers plus on moins véreux qui rétri­buèrent assez gras­se­ment son verbe dur d’af­fai­riste aver­ti ; il plai­da pour Duez, lors de la liqui­da­tion du fameux « mil­liard des congré­ga­tions» ; il plai­da aus­si à la Chambre, dans les cou­loirs, pour ses bons amis de la Bourse et de l’In­dus­trie : il plai­da à tel point qu’il eût rapi­de­ment une mai­son de cam­pagne, des dia­mants pour Madame, et quelques fonds pour fer­mer la bouche des empê­cheurs de bâfrer en rond.

Ce fut à tel point qu’un jour, à la Chambre, un radi­cal hon­nête (il y en eut quelques-uns), le dépu­té Binet, trai­ta Mil­le­rand de requin et deman­da si l’a­vo­cat de l’Ouen­za. et des liqui­da­teurs allait conti­nuer à cumu­ler les fonc­tions de ministre et celles d’a­vo­cat pour for­bans riches.

Le « petit père » Combes l’ap­pe­la « la Dépouille» ; mais celui qui expri­ma sur le compte de notre actuel pré­sident de la Répu­blique, la véri­té la plus concise, la plus « vraie », c’est le brave Pelletan.

Quel­qu’un lui deman­dait un jour :

― À quel par­ti appar­tient en défi­ni­tive Millerand ?

Il ne put obte­nir que cette réponse :

― Mil­le­rand?… Mais c’est un voleur!…

En vain l’autre insis­ta. On ne put tirer de ce brave homme que répé­ti­tions de ce leit-motiv.

— Mil­le­rand ? un voleur, un voleur…

Le clou de la car­rière de Mil­le­rand-avo­cat est sans conteste cette fameuse affaire de la liqui­da­tion des biens des Congrégations.

On avait par­lé, d’un mil­liard. Ce chiffre indi­quait, disait-on, la tota­li­té des biens sai­sis ; on allait pou­voir employer ce fameux mil­liard à des œuvres sociales ; aux retraites ouvrières par exemple. On avait comp­té sans Mil­le­rand et ses amis. Duez, Ménage et Lecou­tu­rier, liqui­da­teurs-voleurs prirent comme avo­cats-com­plices Mil­le­rand, Paul Faure, Raoul Péret et Albert Clemenceau.

Mil­le­rand fut indi­qué comme ayant « gagné » 80.000 francs… Un de ses secré­taires dépas­sa parait-il les 100.000. Quels sou­ve­nirs doivent unir Mil­le­rand et Raoul Péret ! et com­ment s’é­ton­ner que ce der­nier ait « conseillé » le rap­pel au confrère Poin­ca­ré à la pré­si­dence du Conseil?… Mais à conter par le menu, les faits et gestes de ces mes­sieurs, on s’ex­pose à être trai­té par les imbé­ciles de dif­fa­ma­teur ou de maitre-chan­teur. — Tout ceci suf­fit d’ailleurs ample­ment à étayer ma thèse, à savoir que M. Mil­le­rand avo­cat-men­teur devint assez rapi­de­ment un ministre-voleur. Voyons main­te­nant com­ment le voleur devint assassin.

* * * *

Les divers minis­tères qui se suc­cé­dèrent au pou­voir depuis 1911, eurent comme mis­sion prin­ci­pale la pré­pa­ra­tion de la guerre. Ils furent en grande par­tie consti­tués par d’an­ciens copains de l’é­quipe Mil­le­rand. Par­mi tous les hommes de poli­tique ou de finance qui coopé­rèrent de près ou de loin à l’as­sas­si­nat gigan­tesque appe­lé « guerre du Droit », trois noms se détachent : Poin­ca­ré, Del­cas­sé. Mil­le­rand. Ils sont tous trois unis par une effroyable complicité.

Des deux pre­miers, je ne m’oc­cu­pe­rai point aujourd’­hui ; mais il doit être écrit que le voleur Mil­le­rand par­tage avec eux la res­pon­sa­bi­li­té du grand crime.

Ce fut Mil­le­rand qui orga­ni­sa ces gro­tesques retraites mili­taires, dont les bruyantes et heb­do­ma­daires pro­me­nades rap­pe­laient aux citoyens qu’ils pou­vaient être appe­lés aux armes et les fami­lia­ri­saient peu à peu avec cette idée. Sa col­la­bo­ra­tion à l’œuvre de meurtre fut constante, dans les divers minis­tères dont il fit par­tie : il ne se mon­tra pas moins « patriote » que le gnôme Del­cas­sé ou le croque-mort Poin­ca­ré. Il tenait à conten­ter ses amis du Creu­sot, grands four­nis­seurs des armées de terre et de mer.

Il serait super­fé­ta­toire de s’ap­pe­san­tir sur l’o­dys­sée du requin durant les années tra­giques. Tout le monde se sou­vient des pan­cartes : « Tai­sez-vous, méfiez-vous » que l’on dut à l’i­ni­tia­tive de Mil­le­rand et de la crise d’ « espio­nite » qui sui­vit. cette fan­tai­sie ? Mil­le­rand est un véri­table fils d’I­si­dore Lechat ; chez lui le gro­tesque se mêle tou­jours au tra­gique, et les cir­cu­laires de Mil­le­rand, ministre de la guerre ont fait rire tous les bureaux mili­taires : odieuses et bouf­fonnes, elles reflé­taient fidè­le­ment le bonhomme.

La paix à peine conclue, il fut récom­pen­sé de ses efforts et envoyé en Alsace-Lor­raine pour y exer­cer des fonc­tions équi­va­lant à celles de vice-roi. Là-bas comme ici, il fut odieux et gro­tesque. Les « frères recon­quis » d’Al­sace et de Lor­raine trou­vèrent si sau­mâtre la plai­san­te­rie, qu’ils exi­gèrent. le ren­voi de Mil­le­rand à ses chers dossiers.

Sans doute en les­dits dos­siers détient-il de redou­tables secrets… car autre­ment il serait assez dif­fi­cile d’ex­pli­quer l’as­cen­sion de l’a­vo­cat de l’Ouen­za aux plus hautes digni­tés politiques.

Ce fut encore Mil­le­rand qui envoya le géné­ral-jésuite Wey­gand en Pologne pour faire de ce mal­heu­reux pays une bar­rière entre la Rus­sie et l’Al­le­magne. Œuvre réac­tion­naire s’il en fût, car on ne sau­rait nier que notre Répu­blique bour­geoise est, avec le gou­ver­ne­ment d’Al­phonse XIII, la plus belle repré­sen­ta­tion euro­péenne des forces d’im­pé­ria­lisme et de réac­tion qui col­la­borent à la régres­sion mondiale.

Natu­rel­le­ment l’Action Fran­çaise féli­ci­ta Mil­le­rand de l’en­voi de Wey­gand. On peut ain­si sup­po­ser que l’ex-avo­cat des liqui­da­teurs des biens congré­ga­nistes avait conser­vé quelque ten­dresse pour les pieux clients et com­plices de la bande Duez et Cie.

Nous devons être recon­nais­sants à nos par­le­men­taires de l’é­lec­tion de Mil­le­rand à la pré­si­dence de la Répu­blique. Elle eût certes scan­da­li­sé Pel­le­tan et sans doute avec lui les der­niers dépu­tés hon­nêtes ― s’il en reste. ― Mais elle est d’une telle force sym­bo­lique qu’il eût été vrai­ment fâcheux d’en être privés.

Du haut de son trône, d’ailleurs, il mène à bien le cou­ron­ne­ment de sa triple car­rière de men­teur, de voleur et d’as­sas­sin. Son der­nier exploit est le mau­vais tour joué à Briand que l’on peut sans exa­gé­ra­tion qua­li­fier de trahison.

Moins bor­né que ses col­lègues, Aris­tide était par­ti­san d’une poli­tique de conci­lia­tion et de recons­truc­tion euro­péennes. Sen­tant l’hos­ti­li­té stu­pides des Condés du Bloc Natio­nal, il leur jeta au mufle son por­te­feuille. Les tra­di­tions répu­bli­caines exi­geaient que, avant de consul­ter qui­conque, Mil­le­rand deman­dât au Ministre démis­sion­naire ― qui n’a­vait pas été ren­ver­sé — s’il consen­ti­rait à refor­mer un nou­veau cabinet.

Mais l’ac­tuel pré­sident de la Répu­blique, étroi­te­ment lié à ses com­plices de men­songe, de vol et d’as­sas­si­nat, s’empressa d’ap­pe­ler Poin­ca­ré. Il sera sans doute, pour cela, de nou­veau féli­ci­té par l’Action Fran­çaise.

On dit tout bas que Mil­le­rand n’au­rait lâché Briand que par peur des révé­la­tions dont le mena­çait Tar­dieu, lequel connaî­trait par­fai­te­ment le dos­sier de la Banque Indus­trielle de Chine où, paraît-il, il est ques­tion de Son Excel­lence le baron Mil­le­rand (Au fait, ai-je dit que le bougre s’é­tait fait bom­bar­der baron?…) Il est assez dif­fi­cile de démê­ler l’ab­so­lue véri­té en tout cela ; mais Téry qui s’y connaît en chan­tages et en com­bi­nai­sons… habiles, accuse Mil­le­rand de com­plot contre Briand et, par là, contre toute poli­tique paci­fique. Le fait n’est pas pour étonner.

Des gens « bien infor­més » pré­tendent que Mil­le­rand ne fini­ra pas son sep­ten­nat, que le Bloc Natio­nal impé­ria­liste et niais accu­le­ra un jour ou l’autre l’homme de l’É­ly­sée devant ce dilemme : dis­so­lu­tion ou démis­sion. On estime natu­rel­le­ment que Mil­le­rand démis­sion­ne­rait plu­tôt que de faire la moindre conces­sion… Ce serait dom­mage. La Répu­blique bour­geoise de Pana­ma et de la guerre du Droit ne sau­rait être mieux représentée.

Genold


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste