La Presse Anarchiste

Grandeur et misère de l’Art dramatique Le théâtre de Lenormand

Gagner de l’argent : telle est la rai­son d’être du Théâtre d’au­jourd’­hui. De tous les Arts, le dra­ma­tique est le plus exploi­té.

Nom­breux encore sont les poètes, les peintres, les sculp­teurs, les musi­ciens qui tra­vaillent pour le seul amour de leur art, pour la seule joie d’i­ma­gi­ner et de pro­duire en har­mo­nie. Mais on fabrique des pièces sur com­mande et sur mesure, aux ordres des mer­can­tis impro­vi­sés direc­teurs de théâtre, aux caprices gra­ve­leux des pros­ti­tuées de luxe qui font les « grandes comé­diennes » afin de mieux agui­cher leurs offi­ciels clients et des maque­reaux béats et pré­ten­tieux qui désho­norent le nom d’«artiste » sous le pré­texte qu’ils gri­macent et bafouillent des obscénités.

En Ita­lie, il existe encore quelques « com­pa­gnies », comme celles de Zac­co­ni et de De Sanc­tis, qui asso­cient par affi­ni­té des inter­prètes, en soli­da­ri­té d’en­thou­siasme et d’ef­forts, pour l’ex­pres­sion des grandes œuvres. Un sou­ci de beau­té les guide.

En France, excep­tion faite du théâtre du Vieux-Colom­bier, tout est livré au pou­voir mons­trueux de l’exploitation.

Direc­teurs capi­ta­listes, auteurs capi­ta­listes et comé­diens capi­ta­listes vivent aux cro­chets de l’Art dra­ma­tique. Le seul sou­ci du lucre guide tout ce monde-là.

Grâce à la Socié­té des Auteurs, asso­cia­tion à forme capi­ta­liste, (elle accorde à ses membres une influence d’au­tant plus grande dans ses assem­blées qu’ils ont tou­ché des droits d’au­teur plus consi­dé­rables) — une dou­zaine de pri­vi­lé­giés d’É­tat. et d’al­côve imposent aux direc­teurs la repré­sen­ta­tion de leurs œuvres ou de celles qu’ils acceptent de signer « en col­la­bo­ra­tion » — un et deux ans avant même qu’elles soient écrites.

L’As­so­cia­tion des Direc­teurs de Théâtres se plie d’au­tant plus volon­tiers aux condi­tions du pacte léo­nin qui les lie à la Socié­té de la rue Hen­ner que, de la sorte, les entre­pre­neurs de spec­tacle, comme tous bons com­mer­çants qui s’ho­norent, n’ont pas à s’in­quié­ter des chan­ge­ments de four­nis­seurs : la rou­tine est sauve, le goût du bon public à l’a­bri de toute inno­va­tion et de toute périlleuse har­diesse, l’ordre social assu­ré de ne pas être trou­blé et la por­no­gra­phie d’être copieu­se­ment ali­men­tée. Quant aux artistes « vedettes » qui touchent 100, 500, 700 et jus­qu’à 1.000 francs par repré­sen­ta­tion, ils y ont le même. inté­rêt : celui d’é­ter­nel­le­ment rabâ­cher, dans des pièces dont seuls les titres ont l’air de chan­ger quelque peu, les iden­tiques for­mules ver­bales. Ils ont ain­si à réa­li­ser le mini­mum d’ef­fort intel­lec­tuel et le maxi­mum de béné­fice pécuniaire.

Dans de telles condi­tions, com­ment veut-on qu’un Art puisse trou­ver la flo­rai­son de sa croissance ?

Ouvrez les jour­naux à la rubrique des théâtres et lisez les seuls titres des pièces que l’on joue. Cela suf­fit à vous ren­sei­gner : <i<L’Homme aux dix Femmes. Une Sacrée Petite Blonde. Peg de mon cœur. Simone est comme ça. Le Para­dis fer­mé. Alain, sa mère et sa maîtresse</i. Le Viol. Julie ne le sait pas. Le chas­seur de chez Maxim. Le coup d’A­bé­lard. Le Cou­sin de Val­pa­rai­so. Le Tam­pon du Capis­ton. L’É­cole des Vierges. Tire au Flanc. Le Mys­tère du Mou­lin-Rouge. Une Poule de Luxe. La Tête. Le Pla­card, La Douche, etc.

Depuis le com­men­ce­ment de ce mois j’ai atten­du en vain une nou­velle repré­sen­ta­tion digne d’a­li­men­ter cette chro­nique. Et je ne vais pas vous racon­ter ici, n’est-ce pas, com­ment le Mon­sieur arrive à cou­cher avec la Dame et à être le plus ou le moins heu­reux des trois, ni les « joyeu­se­tés » d’une caserne à l’eau de rose, ni les expo­si­tions macabres du Grand-Gui­gnol, ni les gros­sières balour­dises qui agré­mentent les sketches de music-hall.

Pen­dant que tout cela se joue cent, deux cents… même deux mille fois comme le Tire au Flanc de Moué­zy-Eon et ampli­fie les capi­taux du direc­teur Guin­son, de l’au­teur (?) Yves Mirande (quatre fois nom­mé au tableau quo­ti­dien des spec­tacles) ou de Mis­tin­guett, il y a de belles et fortes œuvres insuf­fi­sam­ment repré­sen­tées, comme le Dieu d’Ar­gile de notre cama­rade Ed. Schnei­der qui fut arrê­té en plein suc­cès, par ordre, au bout de quinze repré­sen­ta­tions, au Théâtre Antoine. Il y a la Sou­riante Madame Beu­det, de Denys Amiel et André Obey, dont la brillante car­rière est inter­rom­pue afin de per­mettre à un autre chef d’œuvre, le Pécheur d’ombres de Jean Sar­ment, de sor­tir de l’ombre.

Féli­ci­tons le direc­teur des Mathu­rins qui ose rompre avec la tra­di­tion­nelle bêtise de ses confrères en exploi­ta­tion pour pro­duire des pièces d’une telle valeur. Regret­tons que le prix extrê­me­ment éle­vé des places de ce théâtre ne réserve cette joie de l’es­prit qu’au public peut-être le moins apte à en tirer la plus pro­fonde jouis­sance. Iré­née Man­get n’en fait-il pas la triste expé­rience au Nou­veau-Théâtre, lui qui, héroï­que­ment, renou­velle en vain ses efforts pour des repré­sen­ta­tions de beau­té devant des fau­teuils réser­vés aux riches… qui ne viennent pas ? Seul, Copeau a com­pris que l’é­lite de l’es­prit ne cor­res­pond pas à une élite sociale, et, met­tant sa petite salle de la rue du Vieux-Colom­bier à la por­tée de toutes les bourses, il joue avec grand suc­cès les vieux clas­siques, les étran­gers de génie et quelques jeunes d’un talent hardi.

Il y a sur­tout tous ceux qui, pauvres, sans rela­tions, orgueilleux et indomp­tables, s’a­charnent à ne vou­loir ni pros­ti­tuer leur pen­sée en taillant sur mesure des pièces pour cer­tains inter­prètes et pour cer­tains publics, ni vendre le fruit de leur esprit aux offi­ciels signa­taires — ceux-là ne savent pas s’a­dap­ter au capi­ta­lisme, ils « ne sont pas à la coule », ce sont les réfrac­taires de la vie théâ­trale, ils seront punis : on ne les joue­ra sur aucune scène régulière.

Après avoir dépo­sé, ici et là, des manus­crits que les direc­teurs n’au­ront même pas lus, ils se déci­de­ront à ren­fer­mer tous ces cahiers d’es­poir dans leurs biblio­thèques ou dans les tiroirs de leurs tables et ils essaie­ront d’ou­blier l’Art du Théâtre, mélan­co­li­que­ment, à moins qu’ils n’aient la har­diesse de com­prendre leur pro­lé­ta­riat, d’en sai­sir la rai­son pro­fonde et de lier leur sort d’in­tel­lec­tuels frus­trés, volés, écra­sés, assas­si­nés à celui non moins misé­rable, des tra­vailleurs manuels leurs frères. Alors ils se révol­te­ront ensemble. Ils uni­ront leurs efforts pour détruire la cause com­mune de leurs souf­frances : l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste tueuse d’art, tueuse de vie indi­vi­duelle, de joie har­mo­nieuse et féconde. Et ce sera la Révo­lu­tion créa­trice de liber­té, de beau­té. Au confluent de ces deux dou­leurs et de ces deux gestes libé­ra­teurs : celui de l’ar­tiste accom­plis­sant l’acte qui veut pré­ser­ver la fleur de son rêve pour atteindre le fruit de ses pen­sées, celui de l’ou­vrier avide d’at­teindre la forme qui peut enno­blir la matière de son labeur et abat­tant tout ce qui, par l’au­to­ri­té, est un obs­tacle à cette idéa­li­sa­tion ; il y a, là, ce que j’ap­pe­lais jadis l’Ac­tion d’Art. Ce n’est pas une belle chi­mère, ni seule­ment un grand espoir : c’est la réa­li­té de l’heure syn­di­cale. Par ailleurs, je m’at­ta­che­rai à le démontrer.

* * * *

Par­mi les auteurs dra­ma­tiques dont la car­rière fut un cal­vaire de silence, à cause même de la gran­deur ori­gi­nale et de l’hu­ma­ni­té pro­fon­dé­ment vraie de leur œuvre, il en est un que j’aime par­ti­cu­liè­re­ment et, faute d’une actuelle repré­sen­ta­tion, pour en par­ler aux lec­teurs de La Revue Anar­chiste, je pro­fite de la publi­ca­tion de son Théâtre [[H.R. Lenor­mand. — Théatre com­plet. G. Crès, édit.]] en librai­rie. C’est H.-R. Lenormand.

Sa vie illustre toute la tra­gé­die dis­crète du créa­teur d’art dra­ma­tique en ces temps de médiocratie.

Une cou­ra­geuse et belle revue qui s’in­ti­tule Choses de Théâtre publiait dans un de ses der­niers numé­ros, sous la signa­ture de René-Jeanne, une remar­quable étude sur « le cas Lenormand ».

« Lenor­mand, y disait-on, incarne par­fai­te­ment la gran­deur et la misère de l’au­teur dra­ma­tique au début du XXe siècle, et cela pour la plus grande honte de tous ceux qui tiennent en leurs mains cro­chues de mer­can­tis à courtes vues les des­ti­nées du théâtre français. »

« À trente ans, Lenor­mand, n’ayant vou­lu accep­ter aucune des com­bi­nai­sons louches qui per­met­taient, il y a quinze ans — aus­si bien qu’elles le per­mettent encore aujourd’­hui à cer­tains qui ne sont auteurs dra­ma­tiques que par leur ins­crip­tion sur les registres de la rue Hen­ner, de voir leurs élu­cu­bra­tions jouées sur les pre­mières scènes de Paris. — avait écrit de nom­breuses œuvres qui n’a­vaient pas encore vu les feux de la rampe.

Cepen­dant en 1909 pre­mier espoir, pre­mière dés­illu­sion. Accueilli par Robert d’Hu­mières qui diri­geait le théâtre des Arts, il vit jouer son drame « Les Pos­sé­dés ». Mais le théâtre était pauvre et n’a­vait pas les moyens de se ris­quer dans des aven­tures. Au bout de quelques rares repré­sen­ta­tions, la pièce céda les planches à un pro­fi­table vau­de­ville à gros succès.

Pen­dant dix ans dès lors, Lenor­mand dut attendre et, si le décou­ra­ge­ment et le dégoût ne lui vinrent pas, c’est que vrai­ment il y avait chez cet écri­vain une volon­té de créa­tion indéracinable.

Manus­crits dépo­sés, pro­messes de lec­ture, drames reçus, pre­mières repré­sen­ta­tions remises : les jours passent, les semaines, les mois, les années, aucune scène fran­çaise ne joue l’œuvre de Lenormand.

1914. Tous les « héros de lettres », les patriotes de cou­lisses s’en donnent à cœur-joie de chan­ter la « Grande Guerre » et ses « As de Cœur » et ses « Made­lons » légen­daires. Lenor­mand, plus que jamais est tenu à l’é­cart des petites combinaisons.

« Heu­reu­se­ment, cette même guerre avait fait éclore en Suisse un ardent foyer d’ac­ti­vi­té intel­lec­tuelle autour d’un Russe que les évè­ne­ments tenaient éloi­gné de son pays : Georges Pitoëff. »

Il y a cer­tains êtres qui doivent se ren­con­trer. Entre eux, à la faveur des évé­ne­ments, se crée comme un cou­rant d’at­trac­tion. Plus forte que tous les obs­tacles, la com­mu­nau­té d’i­déal les fait se rejoindre pour leur per­mettre de se com­plé­ter et de créer ensemble comme une har­mo­nie de tempéraments.

Lenor­mand ren­con­tra Pitoëff.

Le pros­crit russe était pauvre lui aus­si. Il n’a­vait pas d’autres moyens que ceux de son talent et de son acti­vi­té de comé­dien et de met­teur en scène. Mais cela lui suf­fi­sait. Une salle de réunion publique dans une mai­son com­mune et sur le fond d’une estrade i1 ten­dait des mor­ceaux d’é­toffe : cela ser­vait de décors. Il rem­pla­çait la rampe de lumière banale par deux lan­ternes dont il fai­sait pro­je­ter la lumière diver­se­ment colo­rée sur les per­son­nages du jeu. Et le drame vivait.

Ain­si furent jouées a Genève les œuvres de Lenor­mand. Elles y obtinrent un énorme suc­cès. La presse Suisse consa­cra de nom­breux articles à ces mani­fes­ta­tions d’un art dra­ma­tique nouveau.

En jan­vier 1919, Georges Pitoëff vint à Paris et obtint de Rodolphe Dar­zens la per­mis­sion de don­ner quelques repré­sen­ta­tions du Temps est un Songe sur la scène du Théâtre des Arts. Ce fut une véri­table révé­la­tion pour le public parisien.

L’an­née sui­vante, les Ratés ache­vèrent de clas­ser Lenor­mand par­mi les pre­miers dra­ma­turges de ce temps.

Enfin en 1921, Gémier jouait le Simoun à la Comé­die des Champs-Ély­sées. Il y eut cent repré­sen­ta­tions et la pièce aurait été reprise cette sai­son, si les mul­tiples com­bi­nai­sons du monde théâ­tral ne s’é­taient encore une fois oppo­sées à la car­rière natu­relle d’une œuvre puissante.

Pitoëff nous a quit­tés. Il n’a pas pu trou­ver de salle dans tout Paris, et, pour don­ner deux ou trois rares spec­tacles, il a dû se conten­ter de l’a­sile que lui accor­dèrent gra­cieu­se­ment Copeau et Cémier.

Pitoëff par­ti, la sai­son 1921 — 1922 ne per­mit pas au public fran­çais d’en­tendre le théâtre de Lenor­mand. Je le regrette pour les lec­teurs de La Revue Anar­chiste.

Com­bien de nos cama­rades, écœu­rés de la bas­sesse des spec­tacles pari­siens, se figurent à tort que tout théâtre est néces­sai­re­ment à l’i­mage de celui qui se joue sur les scènes du Bou­le­vard : fadaise sen­ti­men­tale ou gros­siè­re­té sensuelle.

Lenor­mand est un psy­cho­logue pro­fond, au théâtre. il fait œuvre de phi­lo­sophe. Mais il sait inté­res­ser, faire vivre, ani­mer ses per­son­nages au rythme même de notre sym­pa­thie. Son drame n’est pas mono­tone ; la réflexion ne le ralen­tit pas ; la pen­sée ne l’a­lour­dit pas.

Lenor­mand a l’art de créer ses per­son­nages dans leur milieu. Il les pré­sente en courts tableaux suc­ces­sifs à tra­vers les­quels ils se déve­loppent, de pay­sages en pay­sages, d’é­tats d’âme en états d’âme, vers leurs des­tins tra­giques. C’est mou­ve­men­té comme du ciné­ma, pro­fond comme du Nietzsche, angois­sant connue une pauvre his­toire vécue. Cela charme, fait pen­ser et pas­sionne. En écou­tant ces drames on a comme une impres­sion de plé­ni­tude et cepen­dant on ne s’en­nuie jamais. C’est ori­gi­nal et humain, extra­or­di­naire et quo­ti­dien ; cela se passe au cours du temps, de faits en faits, de souf­frances en joies, d’es­poir en dés­illu­sions, de minute en minute, et cepen­dant on sent, par-des­sus tout cela, la pen­sée de l’im­men­si­té du monde.,la vision de l’in­fi­ni, le poids du néant, le nihi­lisme méta­phy­sique de cet obser­va­teur scrupuleux.

* * * *

Ce sens de la vie uni­ver­selle, cette conscience du rela­tif des exis­tences humaines et l’an­goisse de tout ce qui dépasse l’ex­pé­rience momen­ta­née, Lenor­mand l’a illus­tré et ana­ly­sé dans Le Temps est un songe, où il a décrit la men­ta­li­té d’un homme « étouf­fé par une lèpre de pen­sées, de tour­ments et de doutes… le doute sur tout… sur la vie… sur les choses… sur soi-même. ». — « Quand j’é­tais enfant, dit le héros de ce drame, je m’i­ma­gi­nais que mon exis­tence était une illu­sion… Je ne trou­vais pas, dans mes sen­sa­tions, de preuves suf­fi­santes pour croire que j’é­tais réel­le­ment en vie… Un peu plus tard j’a­vais remar­qué, en étu­diant l’as­tro­no­mie, que les cal­culs des savants sur les mou­ve­ments des astres n’é­taient qu’ap­proxi­ma­ti­ve­ment exacts. Il y avait presque tou­jours un écart, une incer­ti­tude. Alors, je m’é­tais pris à dou­ter de l’exis­tence réelle de ces astres… Je me deman­dais s’ils n’é­taient pas une espèce de décor, de trompe-l’œil, sans aucun rap­port avec ce que l’homme croit savoir de leur dis­tance, de leur poids et de leurs dimensions…»

C’est comme une han­tise de la cer­ti­tude, de la véri­té pre­mière qui conduit au sui­cide celui qui dépasse la seule mesure de toute réa­li­té humaine : l’in­di­vi­duelle expé­rience. « Le temps est un songe… dit-il. (C’est notre esprit qui a tra­ver­sé un songe immo­bile. Hier, aujourd’­hui.) Demain, ce sont des mots… Des mots qui n’ont de réa­li­tés que pour nos mes­quines cer­velles. Hors d’elles, il n’y a ni pas­sé, ni ave­nir… Rien qu’un immense pré­sent… Dans l’é­ter­ni­té, nous sommes en même temps à naître, vivants et morts…»

Rien ne peut plus rete­nir cet être à la vie, ni l’a­mour d’une fian­cée, ni la ten­dresse d’une mère. Une seule curio­si­té l’at­tire vers un but unique : la mort.

Dans le Temps est un songe, Lenor­mand avait dépeint l’a­néan­tis­se­ment de l’in­di­vi­dua­li­té humaine par une sorte d’in­toxi­ca­tion méta­phy­sique pro­ve­nant d’une acti­vi­té trop exclu­sive de l’intelligence.

Dans les Ratés, il décrit et illustre le cas contraire : deux êtres avides de jouir de la vie har­mo­nieu­se­ment et que les condi­tions sociales de cette vie détraquent, jus­qu’à la lai­deur, jus­qu’à l’i­gno­mi­nie, jus­qu’au meurtre.

Pour bien com­prendre ce drame, rap­pe­lez-vous ce que je vous ai dit au début de cette chro­nique, sur la pour­ri­ture du Théâtre contem­po­rain. Sou­ve­nez-vous du sys­tème d’ex­ploi­ta­tion qui met l’Art dra­ma­tique à la mer­ci des capi­ta­listes, des tra­fi­quants et des intri­gants. Puis, ima­gi­nez un auteur conscien­cieux et pauvre, une actrice qui n’est pas une grue de nais­sance, mais qui pos­sède, avec du cœur, l’a­mour de son art. Ils se ren­contrent dans un petit théâtre où l’on répète tant bien que mal une pièce de Lui dont Elle est la prin­ci­pale inter­prète. Il a don­né huit cents francs, « deux ans d’é­co­no­mie sur des leçons de fran­çais au rabais », à une sorte d’im­pré­sa­rio ― acteur, direc­teur ― pour faire repré­sen­ter son œuvre, et mal­gré les ava­tars, il veut conser­ver l’es­poir et l’en­thou­siasme. Comme Elle lui parle des années de batailles inutiles qui en ont tant décou­ra­gés, et qu’elle dit : « Nous mêmes, dans quelques années…»

LUI (d’un ton un peu for­cé). — Eh bien, non ! Je crois que je ne per­drai jamais le mien… C’est la réa­li­té qui décou­rage… La répé­ti­tion des échecs… La gifle conti­nuelle des faits… Mais cette réa­li­té-là ne doit pas exis­ter pour l’ar­tiste. Il doit en pos­sé­der une autre qui dépende de lui seul, à laquelle per­sonne ne puisse tou­cher. Vous comprenez ?

ELLE. — Oui, ces serait beau.… Ce serait fort.

LUI (s’é­cou­tant par­ler). — Il faut qu’il y ait en tout artiste, une région silen­cieuse où la lutte. ne soit plus qu’a­vec lui-même, où il n’en­tende plus bri­ser les vagues du suc­cès. et de l’in­suc­cès. Qu’im­porte que je sois incon­nu et misé­rable, si je suis roi dans le pays de mes rêves, où tout est grand, où tout est parfait!…

ELLE. — Ça réchauffe de vous entendre par­ler ain­si. Vous dou­tez si sou­vent de vous-même !

LUI. ― C’est fini. Je ne veux pas me lais­ser empoi­son­ner par le doute. Je ne veux plus m’in­ter­ro­ger conti­nuel­le­ment sur la valeur de ce que j’é­cris. C’est trop vain ! Je ne veux plus que créer… Je veux sur l’o­céan de la sot­tise humaine, lan­cer de grands vais­seaux d’i­déal, aux voiles, écla­tantes ! Si j’ai la force de les bâtir, je vous jure qu’ils vogueront!…»

Ils s’aiment. Ils deviennent amants. Ils asso­cient leurs espoirs et leur pau­vre­té. Ils vivent ensemble dans une petite chambre du bou­le­vard Mont­par­nasse. Le petit théâtre a dû fer­mer. Depuis six mois, Elle n’a pas trou­vé d’en­ga­ge­ment. Depuis deux ans, il n’a jamais été joué. Il perd le goût d’é­crire, mais il veut s’en conso­ler : « Il y a des moments où je suis presque sou­la­gé, dit-il, de ne pas être un grand artiste, un de ces créa­teurs, emmu­rés dans leur art conne dans un tom­beau, pour qui rien n’existe, en dehors de leur sacro-sainte fonc­tion d’as­sem­bler des mots, tou­jours des mots, sans répit, jus­qu’à ce qu’ils tombent en pour­ri­ture!… Oui., je me sens plus libre et plus pro­fond que cette race-là… Je peux vivre davan­tage… J’aime mieux être un homme tout sim­ple­ment. Dans la vie, il y a tout de même autre chose que l’art. »

Mais il faut vivre… Elle signe un enga­ge­ment dans une tour­née. Elle insiste pour qu’il parte avec elle. Il finit par accepter.

C’est le cal­vaire des pauvres comé­diens à tra­vers les pro­vinces, voya­geant le jour, jouant le soir, dor­mant la nuit, tan­tôt dans des hôtels à punaises, tan­tôt dans des salles d’at­tente en atten­dant le pre­mier train du matin. Il y a là des scènes d’un rac­cour­ci sai­sis­sant, piquantes de réa­li­té cruelle, d’i­ro­nique dou­leur, notam­ment celle où, n’ayant plus qu’un petit pain et un mor­ceau de cho­co­lat pour leur repas, Elle et, Lui se pré­parent à ce triste dîner, quand sur­vint un acteur de la troupe qui, sous le pré­texte de répé­ter en scène avec Elle, se fit ser­vir la table et dévo­ra, tout en décla­mant, à leur pauvre nez ten­du de faim, tout ce qui leur res­tait, ce soir-là, à manger.

Dans la loge du théâtre de Bar-le-Duc, elle se pré­pare avant le pre­mier acte. Une vieille habilleuse à figure d’en­tre­met­teuse lui reproche son man­teau tout raccommodé.

Elle dit pour s’ex­cu­ser : « C’est exprès. Je joue le rôle d’une jeune fille pauvre, je ne peux pas m’ha­biller en grande dame. »

L’HABILLEUSE. ― Pour­quoi pas ? À Bar-le-Duc, on aime les belles frusques ! Savez-vous pour­quoi la der­nière tour­née n’a pas fait d’argent ? Parce que c’é­taient tous des rôles d’ou­vriers. Ici, on ne se dérange pas pour voir des ouvriers… Et pour­quoi donc qu’on se déran­ge­rait ? Il y en a plein les usines, des ouvriers!… À votre place, moi, je me serais ache­té un autre man­teau pour la repré­sen­ta­tion de ce soir.

Elle finit par avouer sa misère. Alors la vieille habilleuse insi­nue : « À Bar-le-Duc on est cos­su et on aime le théâtre… Il y a plus d’un connais­seur qui ne deman­de­rait pas mieux que d’ai­der une belle mignonne comme vous.

Devant le silence de l’ac­trice, l’en­tre­met­teuse insiste : « Ils sont cos­sus, vous savez, les mes­sieurs de Bar-le-Duc ! Pour eux, cinq louis, c’est comme cinq sous pour vous et moi. (Près d’Elle.) Il y en a un à qui vous plai­sez… Il me l’a dit tout à l’heure… Si vous vou­liez le voir un moment avant d’en­trer en scène, vous pour­riez peut-être vous entendre ?

La misère, la las­si­tude, le dégoût. Elle cède. Il apprend. Il veut retour­ner à Paris. Elle le retient : « Ne. me laisse pas ! Ne me laisse pas ! Encore trois mois de cette hor­rible tour­née ! Trois mois d’hi­ver, toute seule, avec la troupe… Le froid… les sales hôtels. »

Et comme Elle lui demande s’il ne la méprise pas :

LUI (gra­ve­ment). ― Non, ma Liette, jamais tu ne m’as été plus chère que main­te­nant… Il y a dans l’es­pèce de can­deur cou­ra­geuse avec laquelle tu t’es livrée à cet imbé­cile, une noblesse, une sim­pli­ci­té déses­pé­rée qui m’é­meut infi­ni­ment… Mais si je te sem­blais prêt à accep­ter le renou­vel­le­ment d’un tel sacri­fice, est-ce que je ne te devien­drais pas odieux ?

Dans sa convic­tion de ne plus jamais retom­ber dans la même détresse, elle le sup­plie de res­ter. Elle l’é­treint. Elle le garde.

Alors ce sera la marche à l’a­bîme. Elle recom­men­ce­ra. Il sem­ble­ra sup­por­ter cette vie. Ils essaie­ront de se faire tous deux comme une phi­lo­so­phie dou­lou­reuse de leur déchéance.

Elle vou­dra fer­mer les yeux sur l’a­troce réa­li­té pour ne pen­ser qu’à sa ten­dresse pour Lui.

LUI. (s’a­na­lyse ― Ah ! le fond de l’âme est un joli maré­cage ! Il y vit des monstres… plu­tôt fétides !

ELLE. ― Ça m’est égal. Ça ne m’in­té­resse pas.

LUI. ― Il n’y a pas un bon­heur humain qui ne soit bâti sur le dos d’une bête au visage répugnant.

ELLE. ― On dirait que tu prends plai­sir à te calom­nier, à t’abaisser.

LUI. ― Bah ! qui donc aurait sur­mon­té toute espèce de souf­france et d’or­gueil, sinon une cra­pule comme moi !

ELLE. — Tu dis cela, mais tu pleures !

Et, de ville en ville, ils vont, sui­vant la lamen­table tour­née comique. La pros­ti­tu­tion l’a prise de ses griffes de fer. Elle n’en souffre même plus. Elle se vend comme elle joue­rait un rôle. Mais Lui, de jour en jour, est dévo­ré par le pas­sé, par les regrets. Il souffre.

C’est connue une eau noire où il se plonge sans cesse. Et il ne trouve qu’un moyen d’ou­blier les images obsé­dantes de l’af­freuse réa­li­té : boire, s’en­ivrer d’alcool.

À force d’i­vresse, il atteint un jour la fureur folle, qui le fait s’a­char­ner sur la pauvre vic­time de leur misère com­mune. Un matin, les comé­diens qui venaient les réveiller dans une de leur chambre de pas­sage, le trou­vèrent, Lui, déli­rant, le revol­ver au poing, a côté d’Elle qu’il venait d’assassiner.

Et, devant tous ces pauvres gens fort éton­nés que l’on prît « pour de vrai » cette vie au tra­gique, il se tua à son tour.

* * * *

Le récit des Ratés sert de conclu­sion à cette chro­nique, car voi­là bien tout ce qu’il peut adve­nir à des êtres sin­cères et purs quand ils entrent dans la car­rière théâ­trale sans avoir pour eux la puis­sance de l’argent.

Cepen­dant, aux pires moments, les tristes héros de ce drame sentent confu­sé­ment qu’il peut y avoir « autre chose»… Qu’est-ce que cela peut-être exac­te­ment ? Ils n’en ont pas encore toute la conscience.

« Il y a autre chose. Il est impos­sible qu’il n’y ait pas autre chose » dit la petite comé­dienne tour­men­tée… « quelque chose qui échappe à cette réa­li­té-là, qui l’é­crase, qui se moque d’elle. »

Cette « autre chose » c’est « en nous… tout au fond… cela n’a pas encore de nom. Cela ne serait peut-être pas né sans notre misère ».

Cet « autre chose-là », les anar­chistes la connaissent bien pour la sen­tir dans leur cœur, foyer de vie, sève de force, bouillon­nant d’a­mour et de haine, rai­son de vivre et de détruire et de créer : c’est la Révolte.

André Colo­mer


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