La Presse Anarchiste

Anarchie et Démocratie

La suc­ces­sion sans cesse renou­ve­lée et l’in­ten­si­té tou­jours crois­sante des évé­ne­ments sociaux que nous tra­ver­sons, subis­sons ou créons, a pro­vo­qué, dans les frac­tions de ten­dance révo­lu­tion­naire, la néces­si­té soit de révi­ser, soit de com­plé­ter leur corps de doc­trine. Des buts nou­veaux se sont pré­ci­sés, qui obligent à inno­ver des moyens d’ac­tion adé­quats. Des rôles ont chan­gé, ou se sont com­pli­qués ; sous la pous­sée des évé­ne­ments, des tâches nou­velles ont sur­gi, qui ont impo­sé l’a­ban­don de tac­tiques sur­an­nées, l’a­dap­ta­tion de méthodes répon­dant à la situa­tion de l’heure pré­sente, ou la confir­ma­tion, après exa­men, de prin­cipes théo­riques et d’ac­tion, que les évé­ne­ments n’ont pu vulnérer.

Et tout ce bouillon­ne­ment d’i­dées, cette recherche col­lec­tive faite par ceux qui dési­rent sin­cè­re­ment tra­vailler à l’é­di­fi­ca­tion d’une socié­té nou­velle et meilleure, de che­mins nou­veaux, soit oppo­sés, soit corol­laires de ceux qui furent sui­vis jus­qu’à main­te­nant, ont don­né nais­sance à un confu­sion­nisme qu’il importe de dis­si­per pour ne pas favo­ri­ser les pêcheurs en eau trouble de droite et de gauche.

À cette situa­tion de doute, d’in­cer­ti­tude et d’ins­ta­bi­li­té idéo­lo­gique, s’a­joute l’es­ca­mo­tage de la signi­fi­ca­tion des mots, fait par d’ha­biles jon­gleurs, au pro­fit de la bour­geoi­sie ou d’un par­ti poli­tique révo­lu­tion­naire quelconque.

Les mots et la concep­tion de liber­té et de dic­ta­ture n’ont jamais été si diver­se­ment inter­pré­tés qu’à pré­sent. À lire les défi­ni­tions des rhé­teurs de la poli­tique, on pren­drait fré­quem­ment l’un pour l’antre, et vice-ver­sa. Et c’est ain­si que des révo­lu­tion­naires qui pré­tendent vou­loir libé­rer le monde se font les apôtres de la dic­ta­ture, tan­dis que les réfor­mistes qui veulent refondre son appa­reil d’es­cla­vage, mais nul­le­ment le détruire, prêchent leurs insa­ni­tés au nom de la liberté !

C’est à tel point qu’il serait presque néces­saire que ceux qui traitent des ques­tions sociales et n’ont aucun inté­rêt à semer l’é­qui­voque, défi­nissent entre paren­thèses cha­cun des mots dont ils se servent dans leurs écrits.

Dans cette lutte entre les par­ti­sans des deux ten­dances, se cou­doient, sans s’en rendre compte bien sou­vent, des indi­vi­dus qui, en temps nor­mal, seraient d’ir­ré­con­ci­liables adver­saires. Des indi­vi­dua­listes farouches sont deve­nus des éta­tistes à outrance, parce que leur mépris de la foule les pré­dis­pose à faire des dic­ta­teurs, des ber­gers qui condui­ront à coups de fouet le « trou­peau humain ».

Au pays de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, un grand nombre d’ex-favo­ri­sés par le régime de la pro­prié­té indi­vi­duelle sont deve­nus des com­mu­nistes ardents, semble-t-il, car leur nou­velle pro­fes­sion de foi leur per­met d’oc­cu­per de hauts postes, où la spé­cu­la­tion est plus aisée et plus fruc­tueuse. Nous pour­rions ain­si mul­ti­plier les exemples.

Mais, d’autre part, par­mi ceux qui com­battent la dic­ta­ture, il y a aus­si des élé­ments hété­ro­gènes, et je consi­dère néces­saire que les anar­chistes déli­mitent clai­re­ment leur posi­tion vis-à-vis de cha­cun d’entre eux, afin d’é­vi­ter toute équi­voque qui pour­rait éga­rer les masses, et être exploi­tée mal­pro­pre­ment par ceux qui pro­jettent déjà de nous enfer­mer dans les pri­sons sovié­tiques de France et d’ailleurs. Ces der­niers ont du reste com­men­cé leurs ter­gi­ver­sa­tions intéressées.

* * * *

Lais­sant de côté les tours de passe-passe des bêtes mal­fai­santes comme Jou­haux et autres, je ne m’at­ta­che­rai qu’à déli­mi­ter suc­cinc­te­ment le cou­rant de l’a­nar­chie et celui de la démocratie.

Les démo­crates repoussent les concep­tions et les appli­ca­tions dic­ta­to­riales de Mos­cou, et ceci au nom de la liber­té. Nous fai­sons de même, au nom du même prin­cipe. S’en­suit-il que nous soyons d’ac­cord, tant dans l’es­sence de nos idées que dans le but de notre action ? Nul­le­ment : les démo­crates ne veulent pas de la dic­ta­ture d’une poi­gnée d’in­di­vi­dus, ou d’un seul César rouge ou blanc sur l’ensemble d’une nation ; mais ils res­pectent la com­po­si­tion de cet ensemble, telle qu’elle fut arbi­trai­re­ment éla­bo­rée, telle qu’elle est dans l’ac­tua­li­té. Ils sanc­tionnent la divi­sion du conte­nu en exploi­teurs et en exploi­tés. Sur ce point fort impor­tant, nous nous sépa­rons d’eux et ce point est la ques­tion la plus essen­tielle de l’his­toire et de la vie.

Ils recon­naissent en outre l’au­to­ri­té gou­ver­ne­men­tale comme néces­saire à la vie des socié­tés ; cepen­dant, en ayant consta­té cer­tains incon­vé­nients, ils tentent d’en limi­ter les attri­buts, de les réduire au mini­mum, en essayant d’ap­pli­quer le prin­cipe d’au­to-gou­ver­ne­ment de la nation (non de la classe labo­rieuse), par l’ap­pli­ca­tion du suf­frage uni­ver­sel, qui per­met au pays d’é­lire ses « repré­sen­tants », théo­ri­que­ment porte-voix de la volon­té des électeurs.

Je ne m’at­tar­de­rai pas à démon­trer com­ment dans la pra­tique ce prin­cipe démo­cra­tique a été faus­sé et pour­quoi il ne pou­vait en être autre­ment. Démos est tou­jours sous la coupe des fli­bus­tiers. Et cet échec fut une des rai­sons qui condui­sirent nos pré­cur­seurs à des conclu­sions anar­chistes, néga­trices de tout gou­ver­ne­ment, de toute autorité.

Donc, ici, deux prin­cipes se heurtent de front : affir­ma­tion du gou­ver­ne­ment, d’une part, néga­tion du gou­ver­ne­ment, de l’autre.

* * * *

Si nous pous­sons un peu plus loin l’a­na­lyse, nous serons obli­gés de consta­ter encore cette dif­fé­rence essen­tielle dont les consé­quences sont énormes ! pour les démo­crates, c’est la volon­té des majo­ri­tés qui, seule, compte 1À moins que la majo­ri­té ne soit abs­ten­tion­niste, car dans ce cas elle n’a aucune valeur !; car c’est tou­jours, pour eux, l’en­semble des com­po­sants d’un pays qui doit dic­ter toute norme nou­velle et ser­vir de base à toute réa­li­sa­tion. La volon­té des mino­ri­tés est fou­lée aux pieds, et celle de chaque indi­vi­du, membre de la majo­ri­té, ne l’est pas moins, quoique ceci ne fasse pas par­tie du pro­gramme démocratique.

Les anar­chistes, eux, pro­clament qu’a la base de toute déci­sion, de toute réa­li­sa­tion, doit être le res­pect de chaque indi­vi­dua­li­té humaine, que c’est seule­ment quand on aura trou­vé un mode d’or­ga­ni­sa­tion qui garan­tisse ce res­pect pour les membres de toutes les asso­cia­tions, que la liber­té col­lec­tive sera un fait, que tant qu’on agi­ra dans un sens oppo­sé, celle de la masse comme celle de l’in­di­vi­du ne sera qu’une illu­sion dan­ge­reuse, géné­ra­trice de malheur.

Nous pro­cla­mons en outre que les mino­ri­tés ne doivent pas être écra­sées, que tant qu’elles ne cherchent pas à impo­ser par la force leur volon­té aux autres, elles doivent pou­voir vivre et agir selon leurs concep­tions propres. Allant plus loin encore, nous approu­vons la révolte d’un seul indi­vi­du contre la masse elle-même quand celle-ci est tyran­nique, ou contre les « repré­sen­tants » de cette masse quand ils étouffent l’in­di­vi­dua­li­té de cha­cun au nom de la volon­té de tous.

* * * *

Réca­pi­tu­lons :

  1. Sup­pres­sion de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme et de la pro­prié­té indi­vi­duelle ; donc communisme ;
  2. Néga­tion du prin­cipe auto­ri­taire, rejet du gou­ver­ne­ment et de l’É­tat ; donc orga­ni­sa­tion com­mu­niste basée sur le prin­cipe anar­chiste ;
  3. Reven­di­ca­tion de l’in­di­vi­dua­li­té comme point de départ et comme but de toute réa­li­sa­tion par­tielle ou générale.

Toutes choses fon­da­men­tales, je le répète, dont les déri­va­tions sont illi­mi­tées, et dont les démo­crates sont adver­saires déclarés.

Il y a, il est vrai, une cer­taine ten­dance de la démo­cra­tie péné­trée de socia­lisme, ou du socia­lisme péné­tré de l’es­prit démo­cra­tique, qui admet, tou­jours en prin­cipe, la dis­pa­ri­tion de la pro­prié­té pri­vée, quoique ses concep­tions sur le régime qui devra suivre soient bien impré­cises, et sou­vent même contradictoires.

L’op­po­si­tion faite à la dic­ta­ture cen­tra­liste, auto­cra­tique et sys­té­ma­tique de Mos­cou, tant dans le par­ti com­mu­niste fran­çais que dans celui d’autres pays, ou par Ser­ra­ti et ses amis, vient en grande par­tie de l’in­fluence lais­sée par un long pas­sé de démo­cra­tie socia­li­sante, et non par une ten­dance liber­taire et anar­chiste. Le « centre » du par­ti fran­çais est cen­triste, tant par ses réti­cences sur la dic­ta­ture mos­co­vite que par sa timi­di­té révo­lu­tion­naire. Et quoi­qu’il arrive que cer­tains « droi­tiers » en butte aux attaques de concur­rents ou de dic­ta­teurs en herbe se ren­contrent avec nous sur un même ter­rain de défense, nous ne pou­vons pas oublier que nous sommes atta­qués pour des rai­sons dif­fé­rentes et que ce qu’il y a d’i­den­tique dans notre situa­tion ne détruit pas un seul ins­tant l’op­po­si­tion fon­da­men­tale qui existe entre nous.

Nous salue­rions avec joie un cou­rant anti­dic­ta­to­rial qui sur­gi­rait à la gauche du Par­ti. Mais nous devons nous mettre en garde contre toute appa­rence de concu­bi­nage, même tran­si­toire et par­tiel, avec des gens qui, quoique sou­vent sin­cères, ne sont pas des nôtres, et seraient nos adver­saires décla­rés peut-être, si les cir­cons­tances étaient autres.

Max Ste­phen

  • 1
    À moins que la majo­ri­té ne soit abs­ten­tion­niste, car dans ce cas elle n’a aucune valeur !

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste