La Presse Anarchiste

Simples aperçus

Être soi. —L’es­prit libé­ré, l’hu­ma­ni­té maî­tresse de sa conscience, ce bien­fait n’est pas pour après la Révo­lu­tion : il consti­tue sa condi­tion néces­saire, il en sera le puis­sant levier ; cela seul, au moment pré­cis, peut mettre la foule en situa­tion de se faire l’ar­bitre, le bon arbitre de son sort. Être soi, voi­là, résu­mée en deux mots, la doc­trine anar­chiste. Être soi, c’est déjà être meilleur. Quand l’A­nar­chie, par sur­croît, aura mis fin aux anta­go­nismes éco­no­miques, qu’est-ce qui pour­rait bien empê­cher l’homme d’être tout à fait bon ? L’homme est-ce que le milieu le fait.

A cette vue, on objecte l’hé­ré­di­té, l’a­ta­visme, phé­no­mènes de réper­cus­sion ; ils la confir­me­raient plu­tôt. L’a­ta­visme n’est que l’in­fluence pro­lon­gée, per­sis­tante d’un milieu antérieur.

D’autres doc­teurs, méde­cins trai­tants du corps social : gou­ver­nants, diri­geants, pos­sé­dants, toute la poli­tique, toute la reli­gion, tout ce qui, par la richesse et l’ha­bi­le­té, se super­pose aux peuples — comme un far­deau — rejettent, d’un air scan­da­li­sé, par­fois avec colère, notre théo­rie, et pré­co­nisent et appliquent la mul­ti­pli­ci­té de leurs remèdes. Thé­ra­peu­tique sus­pecte : il est dou­teux que des gens vivant de la mala­die ou qui aspirent à en vivre, dési­rent bien sin­cè­re­ment la gué­ri­son du malade.

Et la Socié­té — façade der­rière laquelle il n’est que désordre et contra­dic­tion — la Socié­té fonc­tionne tant bien que mal : bien, si l’on veut, pour quelques-uns, qui en retirent les avan­tages et que ne pré­oc­cupe guère le sort des autres ; mal pour ceux-ci, pour le plus grand nombre, dont les charges y dépassent les pro­fits. L’in­so­li­da­ri­té sera cause de sa fin, j’en­tends de sa trans­for­ma­tion un peu brusque — inévi­table par cela.

Égoïsme. ― À pre­mière vue, ce mot résume l’é­tat cri­tique que j’a­chève d’in­di­quer. L’ex­pli­ca­tion est bien un peu som­maire, tou­te­fois, et, en un cer­tain sens, elle nous condam­ne­rait à la déses­pé­rance. Car l’é­goïsme n’est pas près de dis­pa­raître de ce monde. Par lui, en chaque être vivant, se mani­feste, s’af­firme l’ins­tinct de la conser­va­tion, cette loi de l’exis­tence. Mais il y a égoïsme et égoïsme, il y a les moda­li­tés. Pour l’es­pèce humaine, chez laquelle est un peu plus déve­lop­pée la facul­té de com­pa­rer, de choi­sir, de réflé­chir par consé­quent, le tout est de l’exer­cer avec. intel­li­gence. Qu’elle s’y essaie et la simple réflexion, aidée d’un peu de bonne foi, lui appor­te­ra cette véri­té de pure évi­dence : conve­nu qu’il soit que l’on vit socia­le­ment, il est contra­dic­toire, abu­sif de conser­ver à l’é­goïsme un carac­tère anti­so­cial. Consi­dé­ra­tion de peu de poids aujourd’­hui : ce n’est que le lan­gage de l’hon­nê­te­té. Et pour­tant, le moment vient où les évé­ne­ments — qui ne sont que la logique des choses — l’im­po­se­ront à l’at­ten­tion des peuples, avec la rigueur d’une ques­tion. de vie ou de mort… Je reprends la pen­sée dont s’ins­pirent ces quelques pages : Mettre l’homme en pleine pos­ses­sion de lui-même, de tous ses moyens, lui res­ti­tuer tous les attri­buts dont il s’est dépouillé, et le munir de connais­sances, au moins som­maires, d’é­co­no­mie sociale, avant de lan­cer à la conquête de son ave­nir. Pro­gramme à exé­cu­ter de point en point, si l’on veut, d’un cœur sin­cère, que la masse, jus­qu’i­ci dupe et vic­time, réa­lise vrai­ment son émancipation.

L’axe de la morale dépla­cé. — Pri­son­nier d’un pas­sé d’i­gno­rance et de pré­ju­gés soi­gneu­se­ment entre­te­nus, l’homme n’a pas mis à leur vraie place : en lui, la règle et le but de la vie, il n’a pas fait l’ac­cord entre l’être et ses fins propres. Tout cela, il le subor­donne à des enti­tés méta­phy­siques, Dieu, Patrie, par exemple, se créant vis-à-vis de ces abs­trac­tions, des devoirs qu’il n’a qu’en­vers lui-même.

Les suites : désordre moral et maté­riel. Les actes odieux sont répu­tés méri­toires ; le bien ne se mesure pas à l’a­van­tage que l’homme en retire, à son pro­grès dans les deux ordres, à l’a­mé­lio­ra­tion de ses rap­ports avec son sem­blable, mais à la volon­té pro­cla­mée — par des jon­gleurs — de telle ou telle divi­ni­té mal­fai­sante, au nom de laquelle on réclame de lui et ses soins et son sang — pis encore, quand on le rend meur­trier. Fourbe et cruel, ain­si qu’en témoignent guerres, auto­da­fés et d’autres excès d’hor­reur, le mys­ti­cisme, chaque fois qu’il l’emporte sur la rai­son, fait de la terre un lieu de déso­la­tion, « pour la plus grande gloire de l’I­dole» ; fana­tique, il va plus loin : l’ab­sence de bas cal­culs ne rend pas l’es­prit de sys­tème moins dan­ge­reux. Je dis cela de tous les fana­tismes. Il est vrai, notre époque est peu encline à ce fâcheux côté de l’al­truisme : faire le bon­heur des gens mal­gré eux. Non, presque tou­jours, sous le geste et la faconde, couve quelque des­sein inavoué, le petit béné­fice per­son­nel — de vani­té ou d’argent, cela ne change rien au fait.

L’In­di­vi­du, la Socié­té. — Autre dogme, autre sophisme : la prio­ri­té de l’es­pèce sur l’in­di­vi­du, pour les besoins de l’exploitation.

La Socié­té n’est pas anté­rieure à l’homme ; il en est la base et le contour, le prin­cipe et l’ob­jet, l’élé­ment essen­tiel, par qui et pour qui elle se meut. Il y est tout, en un mot ; sans lui elle perd sa rai­son d’être : Com­ment lui serait-elle supérieure !

Pour colo­rer l’au­da­cieuse entre­prise : sub­sti­tuer le moyen au but, noyer l’u­ni­té dans l’en­semble, l’y subor­don­ner, faire une masse amorphe et sans ver­tu propre, donc plus facile à conduire, à domi­ner, il fal­lait un bon pré­texte. Le bien public, l’in­té­rêt géné­ral fut inven­té. Et, depuis, le jeu conti­nue… L’his­toire parle de cer­taine Ligue du Bien Public et tra­duit : coa­li­tion de pas­sions et d’ap­pé­tits. De même, concluez har­di­ment au men­songe toutes les fois que l’or­ga­ni­sa­tion sociale actuelle vêti­ra ses actes d’un tel man­teau. L’in­té­rêt public, le bien public y est sacri­fié au pro­fit de quelques-uns. En réa­li­té, l’in­té­rêt géné­ral n’existe pas. Sous cou­vert de ce mot, les puis­sants et les habiles dont j’ai par­lé à mon début soignent les leurs, y font ser­vir la masse, que, dis­po­sant de tout, du fonds com­mun, de l’a­voir social, ils dirigent en despotes.

Je ter­mine. Le but que nous pour­sui­vons sera atteint le jour où, l’in­té­rêt de cha­cun s’i­den­ti­fiant avec l’in­té­rêt de tous, nul n’au­ra à tirer par­ti du mal cau­sé ou, même, sim­ple­ment adve­nu à autrui. Ce jour-là, l’homme sera par­fait, n’en dou­tez pas, à l’é­gard de son semblable.

La réa­li­sa­tion de cet idéal n’est pas un pro­blème au-des­sus de l’in­tel­li­gence humaine. Encore doit-on l’y pré­dis­po­ser. Rendre l’homme à lui-même. Sauf meilleur avis (je ne for­mule ici que le mien) c’est sur ce point, dans ce tra­vail de pré­pa­ra­tion, d’é­du­ca­tion, que doit être employé le gros effort de l’ac­tion exté­rieure, le prin­ci­pal de notre propagande.

La ques­tion est posée.

L’é­lite nietz­chéenne. ― À peu près incon­nu du vivant du per­son­nage, voi­ci un nom mis à la mode, au moins par­mi nous : Nietzche.

Un génie ? Autre chose plus rare, peut-être : du talent, de l’o­ri­gi­na­li­té unis à un carac­tère. Il détes­tait les pré­ju­gés qui gou­vernent le monde. Nietzche fut, avant tout, l’en­ne­mi du médiocre, du banal, du convenu.

A cause de cela sans doute, d’au­cuns le pré­sentent en réfor­ma­teur, un sno­bisme phi­lo­so­phique, un dan­dysme lit­té­raire le choi­sissent pour chef d’é­cole. Il mérite moins et mieux : comme for­mule sociale, cette hor­reur de la sot­tise ambiante, c’est beau­coup, ce n’est pas assez.

Nietzche réfor­ma­teur ? On pour­rait l’ad­mettre en tablant sur l’une ou l’autre de ces deux hypothèses :

1° Effet du hasard, il se pro­duit par­fois que l’œuvre dépasse l’au­teur, vaut plus que l’in­ten­tion. Iriarte, fabu­liste espa­gnol, en donne un joli exemple, inti­tu­lé : L’âne joueur de flûte. Ce n’est pas le cas qui nous occupe.

2° Plus sou­vent, par malice, coquet­te­rie de l’é­cri­vain ou pour d’autres rai­sons, sous l’i­ro­nie de la forme se cache, tel le fruit dans son enve­loppe, le but édu­ca­tif du fond. Et les gens d’in­tel­li­gence courte ne manquent pas de se méprendre. Ceci est, en somme, vrai­sem­blable. Voyez plutôt :

La phi­lo­so­phie hau­taine de Nietzche, sa pen­sée aux durs aspects, cer­taine élite qui s’en dit héri­tière en a fait une théo­rie escla­va­giste. L’é­lite, c’est le titre que modes­te­ment ils se décernent, en regard de la foule, par eux défi­nie : le trou­peau. La socié­té, en voie de trans­for­ma­tion dou­lou­reuse, ne leur devra rien.

Si éloi­gnés de l’i­déal que le pro­grès met en cha­cun de ses ser­vants ; si minus­cules à côté de leur grand modèle, que vou­lez-vous que le monde attende d’é­tri­qués sophistes, rai­son­neurs insi­pides, bavards impa­tien­tants ? À leur Maître, par contre, il devra quelque chose : tout apport de l’es­prit sert l’hu­ma­ni­té, concourt à son émancipation.

Le pré­ten­du dédain de Niet­zehe pour la foule s’ex­pli­que­ra, donc, plus logi­que­ment ain­si : déçus, le désir du bien, l’a­mour du beau prennent, chez les natures ombra­geuses ou déli­cates, l’as­pect du scep­ti­cisme, de la misan­thro­pie ! simple apparence.

Édouard Lapeyre


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