La Presse Anarchiste

À propos de « Batouala » prix Goncourt

Il est incon­tes­table — et il serait pué­ril de le nier — que la jeune Aca­dé­mie lit­té­raire ultra-bour­geoise fon­dée par les deux fiers aris­to­crates que furent les frères Gon­court, s’est don­né une impor­tance dont l’autre, la vieille, celle qui repose son véné­rable der­rière sous la Cou­pole de l’Ins­ti­tut, fini­ra par prendre ombrage, c’est certain.

En effet, l’u­nique prix que les Dix décernent, en décembre, au livre d’i­ma­gi­na­tion qu’ils pré­tendent être le meilleur de l’an­née, pro­voque, chez la « gen­de­lettre » bour­geoise, une ému­la­tion, une fièvre, une concur­rence que ne sus­citent jamais les mul­tiples récom­penses de la grande Académie.

La presse bour­geoise semble par­ta­ger cet embal­le­ment pério­dique et fait au jeune roman­cier dis­tin­gué par l’A­réo­page des Dix une réclame que ne connurent jamais les lau­réats cou­ron­nés par les Qua­rante immortels.

Et cela suf­fit à expli­quer pour­quoi, chaque année, dès que les héri­tiers des Gon­court se réunissent en vue de dis­cu­ter les titres des can­di­dats, toute la jeu­nesse du Lan­der­neau lit­té­raire entre en pleine ébullition.

Heu­reuse cette jeu­nesse issue presque toute des entrailles de la bour­geoi­sie qui, la tren­taine son­née, tient encore, par toutes les fibres de l’âme, aux médailles, aux hochets avec les­quels, sur les bancs du col­lège, on hyp­no­tise les éco­liers!… Heu­reuse jeu­nesse qui éprouve encore les fièvres ardentes, les impa­tiences tumul­tueuses accom­pa­gnant lec­ture pro­chaine du pal­ma­rès, et dont le cœur pal­pite tou­jours aus­si fort à la pour­suite des prix qui, il est vrai, ne seraient pas, comme ceux de jadis seule­ment dorés sur tranche, mais consis­te­ront en un petit tas de « fafiots » bleus assez nom­breux pour être brochés.

Hélas ! quoi­qu’il fasse pour éman­ci­per son esprit, le bour­geois, imbu des pré­ju­gés et des prin­cipes de sa caste, res­te­ra un éter­nel col­lé­gien que ses diri­geants mènent en laisse avec un bout de ruban

* * * *

Je réflé­chis­sais sur cette men­ta­li­té de nos jeunes écri­vains, plus gré­gaire encore, plus asser­vie que ne le fut celles de leurs aînés, lorsque les jour­naux publièrent la déci­sion du Conseil des Dix sur le prix de 1921.

L’heu­reux lau­réat était un écri­vain noir, M. René Maran, dont le roman « Batoua­la », selon les jour­naux, consti­tuait un cha­leu­reux plai­doyer en faveur de sa race, et un viru­lent réqui­si­toire contre ses oppres­seurs dans la per­sonne des fonc­tion­naires colo­niaux. J’a­vais même lu dans « Le Temps » que la publi­ca­tion de ce livre pour­rait bien déclan­cher une inter­pel­la­tion au Parlement.

Tout de même, de par l’a­dage « que les loups ne se mangent pas entre eux », je demeu­rais un peu scep­tique, sachant que M. René Maran était fonc­tion­naire colo­nial lui-même et fils d’un fonc­tion­naire colo­nial retraité.

D’antre part, le tem­pé­ra­ment ultra-bour­geois du jury m’é­tait trop connu pour lui sup­po­ser un seul ins­tant le cou­rage et la sin­cé­ri­té de cou­ron­ner une œuvre dont la docu­men­ta­tion sub­ver­sive aurait pu gêner un seul ins­tant le gouvernement.

D’autre part encore, depuis trente ans que par la plume et la parole, je me suis consa­cré à la défense des races pré­ten­dues infé­rieures, en géné­ral, de la race noire en par­ti­cu­lier, j’ai pu m’as­su­rer com­bien la besogne était ingrate, dan­ge­reuse même et que la car­rière de l’indi­gé­no­phi­lie était loin de conduire vers les récom­penses lucra­tives, ana­logues à celles dont M. René Maran se voit aujourd’­hui gratifié.

Huit de mes livres écrits au cours, ou au retour de mes longs séjours aux colo­nies, et dans les­quels, ayant obser­vé, fouillé et scru­té l’âme indi­gène, je disais avec toute la sin­cé­ri­té dont je suis capable, le long mar­tyre que lui infligent ses oppres­seurs, virent, l’un après l’autre, s’or­ga­ni­ser une de ces conspi­ra­tions du silence comme sait en orga­ni­ser la grande presse du Capi­tal. Depuis Chair Noire, qui fut mon livre de début en 1888, jus­qu’à la Sueur du Bur­nous paru peu avant la guerre, en pas­sant par Le pays des Fétiches, terre de Mort, Mar­tyrs Loin­tains, Siestes d’A­frique, Jour­nal d’un marin, L’A­mour et la Mort, je n’ai jamais ces­sé de me heur­ter au mau­vais vou­loir de la cri­tique lit­té­raire, et n’ai eu, pour me sou­te­nir dans cette œuvre de longue haleine, que mes lec­teurs, en majo­ri­té de la classe ouvrière et qui me sont res­tés fidèles jus­qu’à présent.

Comme dépu­té, si mes nom­breuses inter­pel­la­tions sur les crimes colo­niaux eurent à l’é­poque un cer­tain reten­tis­se­ment (on ne pou­vait étouf­fer ma voix à la tri­bune du Par­le­ment) elles furent hélas ! comme tous les efforts de ce genre, vouées à la plus déso­lante sté­ri­li­té : Vox cla­man­tis in déserto !

Donc, je savais tout cela ; j’en avais même — pour­quoi ne pas l’a­vouer ? — beau­coup souf­fert, non pas au point de vue de la glo­riole lit­té­raire, pour l’ob­ten­tion de laquelle je n’eus jamais une suf­fi­sante sou­plesse de reins, mais pour les mal­heu­reux parias indi­gènes, vic­times de ce capi­ta­lisme et de cette bour­geoi­sie féroce, que je ne par­ve­nais pas plus à émou­voir qu’à adou­cir. Et, tout d’un coup, comme cela, sans que rien dans notre poli­tique colo­niale l’eût fait pres­sen­tir, une Aca­dé­mie bour­geoise aurait cou­ron­né, c’est-à-dire impo­sé à l’at­ten­tion publique, une œuvre, un roman indi­gé­no­phile, réel­le­ment sub­ver­sif et qui serait, en même temps, un réqui­si­toire for­mi­dable contre le vain­queur ! Cela me parais­sait bien dif­fi­cile à admettre.

Jus­te­ment, par­mi les livres reçus dans la semaine, se trou­vait Batoua­la. Je le lus sans retard. Les pre­mières pages de la pré­face firent battre mon cœur de joie :

Enfin, mur­mu­rai-je, voi­ci un jeune écri­vain qui, le pre­mier, a eu le cou­rage d’en­trer comme moi, des ses débuts, dans la voie pénible, ardue, dou­lou­reuse, où je marche sans las­si­tude depuis trente ans Et ce jeune homme est un noir, il appar­tient à cette race pré­ten­due infé­rieure, et son geste, par consé­quent, comme son livre, n’en seront que plus éloquents.

Je la rap­pro­chais. cette pré­face, de celle que j’é­cri­vis en tête des récits de guerre sou­da­niens et séné­ga­lais, qui forment ma Gloire du Sabre, et, de voir ma propre pen­sée et le fond de mon réqui­si­toire repris par un de ces jeunes noirs dont j’a­vais défen­du les frères, ma jubi­la­tion s’en accrut.

D’un doigt que la fièvre tai­sait trem­bler, je tour­nais la page pour com­men­cer la lec­ture du pre­mier cha­pitre. Hélas ! trois fois hélas ! Je ne crois pas avoir éprou­vé dans ma vie une pareille déception.

Et cette décep­tion alla s’exas­pé­rant depuis le pre­mier cha­pitre jus­qu’au dernier.

Du réqui­si­toire annon­cé avec fra­cas, rien, rien, rien que, dis­sé­mi­nées çà et la, quelques lignes de vague et banale indi­gna­tion contre le fonc­tion­na­risme colo­nial ; rien, rien que des accu­sa­tions tenant une demi page, et d’une révol­tante impré­ci­sion. Quoi par­mi tant de crimes com­mis depuis l’o­ri­gine de nos conquêtes contre ses frères, crimes dont j’ai rem­pli le Jour­nal offi­ciel et qui n’ont jamais été démen­tis, par­mi tant de for­faits mons­trueux dont sont bour­rés mes huit livres : (impres­sions de voyages, études et romans) n’a­voir pas trou­vé le moyen d’en décrire, d’en flé­trir un seul dans les 180 liages de son roman, et cela, je le répète, après le for­mi­dable coup de gong du commencement.

Non ! Vrai­ment, cela dépas­sait l’i­ma­gi­na­tion ; et lorsque mon doigt eut tour­né la der­nière page du livre, la joie res­sen­tie à la Pré­face, s’é­tait muée en tris­tesse dou­blée d’une pro­fonde indi­gna­tion contre l’au­teur. Car, non seule­ment, son livre n’é­tait pas le plai­doyer émou­vant en faveur de ses frères noirs qu’il nous avait annon­cé, mais bien, pour qui le lirait atten­ti­ve­ment, une œuvre de déni­gre­ment de la pauvre race vain­cue à laquelle il appartient.

Les nègres dont il parle sont des brutes innom­mables réunis­sant tous les vices de la créa­tion et les lec­teurs bour­geois ne peuvent que le remer­cier d’a­voir par­lé en ces termes de ces sales nègres, qui pré­tendent conqué­rir les droits du blanc.

Écou­tez plu­tôt com­ment le cri­tique des Annales, la revue lit­té­raire la plus bour­geoise de France, s’ex­prime à ce sujet : « Ces nègres de M. Maran, sont à vrai dire, de véri­tables ani­maux ayant seule­ment le don de la parole et qui n’ont emprun­té aux hommes, que leurs vices les plus dégradants. »

Je n’hé­site donc pas à le dire, avec toute la sin­cé­ri­té dont je suis capable, le livre de M. René Maran est presque une mau­vaise action com­mise contre ses frères, qui n’ont pas eu, comme lui, le pri­vi­lège d’être incor­po­rés à la classe bour­geoise de France, d’en rece­voir l’ins­truc­tion, et d’en prendre hélas ! la mentalité.

Cette men­ta­li­té. M. Maran la pos­sède, il en est tout impré­gné, si bien que, pou­vant écrire un réqui­si­toire émou­vant et docu­men­té contre les oppres­seurs de sa race, n’au­rait-il pui­sé que dans mes livres et dans mes inter­pel­la­tions au Jour­nal Offi­ciel, dans mes cam­pagnes de la Guerre Sociale, de la Bataille Syn­di­ca­liste et pré­sen­te­ment dans le Coin des parias indi­gènes, du Liber­taire, oui, pou­vant jeter du tré­fond de son âme, un grand cri de révolte que la France aurait peut-être enten­du parce qu’il est lui-même un noir, il en a fait le simu­lacre et n’a pous­sé qu’un rica­ne­ment, dont on ne sait s’il s’a­dresse au vain­queur ou au vaincu.

* * * *

Et main­te­nant, que vaut l’œuvre au point de vue lit­té­raire ? La richesse de la forme rachète-t-elle la pau­vre­té morale et docu­men­taire du fond, et jus­ti­fie-t-elle jus­qu’à un cer­tain point le choix de l’A­ca­dé­mie Gon­court ? C’est encore par de nom­breux hélas, qu’il faut répondre. M. René Maran pré­tend avoir employé six longues années à écrire son livre et, à ce pro­pos, cer­tains cri­tiques pince-sans-rire ont évo­qué le grand Flau­bert cour­bé, pen­dant des lustres, sur Salamm­bô. Certes, devant le cha­ra­bia petit-nègre dans lequel est écrit Batoua­la, toutes les plai­san­te­ries sont per­mises et même faciles, et celle de com­pa­rer la langue sac­ca­dée, sau­tillante et inver­té­brée de M. Maran, à la prose impec­cable et superbe, du plus mer­veilleux de nos sty­listes, devait venir à la pen­sée de quelques far­ceurs. L’un d’entre eux, et non des moindres, s’é­tant ain­si gaus­sé du jury et du lau­réat, conti­nue par ces quelques lignes, inter­prètes fidèles de l’im­pres­sion qu’é­prouve tout let­tré à la lec­ture du petit roman couronné.

« Évi­dem­ment le Conseil des Dix n’a point vou­lu nous signa­ler un chef-d’œuvre de la langue fran­çaise. M. Maran est sans doute un homme de génie pour les nègres de l’Ou­ban­ghi, mais ce n’est qu’un éco­lier dans le monde des lettres. Sa prose s’ins­pire de vagues rémi­nis­cences qui vont de Ber­nar­din-de-Saint-Pierre à Ver­laine ; elle prend pour modèles des inver­sions poé­tiques, des construc­tions latines, de vieux mots hors d’u­sage ; c’est un amas confus de sou­ve­nirs sco­laires, dont ne sont pas exclues les fautes d’or­tho­graphe, C’est un devoir d’élève…»

J’a­joute, moi, d’é­lève médiocre ; et son livre est loin de valoir telle on telle des impro­vi­sa­tions, chan­tées ou par­lées, par les « griots » poètes et musi­ciens du Pays Noir.

J’ai, voi­ci quelques années, publié dans le Sup­plé­ment lit­té­raire du Figa­ro et plus tard dans mon livre Pays des Fétiches, un cer­tain nombre de ces rhap­so­dies, recueillies par moi durant mes longs séjours dans la brousse et au Sou­dan. Et il en est cer­taines, comme par exemple la Légende de La femme fidèle, — La chan­son. du piro­guier. — La nais­sance du Griot. — Krou­ba, le vaillant guer­rier et sur­tout La Mort de la vieille Macoum­ba, auprès des­quelles les his­toires de M. René Maran, paraî­tront à tout lec­teur impar­tial, bien dénuées d’ins­pi­ra­tion et de coloris.

Le sujet de son roman est en effet d’une navrante bana­li­té : Le chef Batoua­la pos­sède, dans son sérail de la brousse, huit femmes, sa favo­rite est Yas­sin­guid­ja. Dans le même vil­lage vit Bis­si­bin­gui, plus jeune et plus beau que lui. Il convoite Yas­sin­guid­ja, laquelle, vous le devi­nez, s’é­prend de lui. Ce que vous devi­nez encore sans avoir besoin de lire le livre, c’est que, autour de la favo­rite va se livrer, entre les deux mâles, une lutte à mort.

Au cours d’une chasse, Batoua­la feint de lan­cer sa sagaie sur un fauve, mais vise en réa­li­té son rival.

Il le rate et le coup débusque une pan­thère qui se jette sur Batoua­la et le blesse à mort. Et voi­là. Ajou­tez à cela que, pour rompre la mono­to­nie déso­lante de son récit et le cor­ser un brin, l’au­teur a cru bon d’in­ter­ca­ler une fête de la cir­con­ci­sion et de l’ex­ci­sion dont une par­tie est emprun­tée à la Géo­gra­phie uni­ver­selle de Reclus et dont l’autre est la repro­duc­tion presque tex­tuelle de cette même fête décrite dans mon livre l’Amour et la Mort.

Pour s’en rendre compte on n’a qu’à lire l’Amour et la Mort, de la page 180, à la page 197.

Et main­te­nant, n’ai-je pas rai­son de mettre l’é­cri­vain noir civi­li­sé, élève d’un lycée fran­çais, bien au-des­sous de cer­tains, par­mi les poètes sou­da­niens, ses frères de race dont je viens de par­ler, que seule l’é­trange et mys­té­rieuse Nature d’A­frique ins­pi­ra, et dont les impro­vi­sa­tions chan­tées ou nar­rées, char­mèrent jadis mes loi­sirs et mirent un peu de joie dans la tris­tesse et la mono­to­nie de mon exil ?

* * * *

Heu­reu­se­ment pour me conso­ler de la pro­fonde décep­tion que je venais d’é­prou­ver à la lec­ture de Batoua­la, un autre petit bou­quin ins­pi­ré, lui aus­si par la ques­tion nègre, était sous ma main. il avait pour titre Les Noirs de l’A­frique. Son auteur, Mau­rice Dela­fosse, est un de ces rares bour­geois, dont les idées sur la race nègre sont à l’op­po­site de celles que pro­fessent la plu­part de ses pareils. Il est très court ce livre, comme celui de M. René Maran, n’ayant que 150 pages, mais je suis obli­gé d’a­vouer qu’au­tant les 180 pages de l’au­teur noir sont vides, bour­sou­flées, lamen­tables de forme et de fond, impré­gnées au fond d’une haine fac­tice, pour l’op­pres­seur et d’une méchan­ce­té dis­si­mu­lée pour l’op­pri­mé, autant le petit livre de l’au­teur blanc est docu­men­té, d’un style clair, pré­cis, d’une très élo­quente sobrié­té et plein d’une sym­pa­thie clair­voyante et pro­fonde, pour les races du Conti­nent noir.

Lisez plu­tôt les lignes qui suivent, en les­quelles se trouvent conden­sés l’es­prit et la ten­dance du livre entier :

«…On a dit que les noirs seraient actuel­le­ment infé­rieurs, sous le rap­port du déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, à ce que sont les autres types de l’hu­ma­ni­té, il me parait qu’on a, ce disant, confon­du « igno­rance » avec « intel­li­gence ». Le plus grand génie du monde, s’il n’é­tait jamais allé à l’é­cole et n’a­vait jamais vécu qu’au milieu des sau­vages, aurait été sans doute, dans la com­plète impos­si­bi­li­té de mani­fes­ter sa haute intel­li­gence natu­relle, ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’eût pas pos­sé­dée effec­ti­ve­ment. Les Noirs de l’A­frique ont eu cette mal­chance funeste de ne pou­voir évo­luer, comme l’ont fait les autres grandes races humaines, sans qu’ils y aient été d’ailleurs pour rien. Alors que, depuis de nom­breux siècles, les des­cen­dants des Gau­lois, nos ancêtres, se sont trou­vés constam­ment en contact avec des popu­la­tions plus évo­luées ou autre­ment évo­luées qu’eux-mêmes, mais d’une civi­li­sa­tion contem­po­raine de la leur, et ont pu, pre­nant aux unes, s’ins­pi­rant des autres, deve­nir les Fran­çais d’au­jourd’­hui, les mal­heu­reux nègres ont été, durant la même période, à peu près com­plè­te­ment iso­lés du reste de l’hu­ma­ni­té. Si des blancs de l’A­frique du Nord ont réus­si, en dépit de la bar­rière saha­rienne, à s’ap­pro­cher d’eux, ce n’a guère été que pour emme­ner en cap­ti­vi­té des mil­liers et des mil­liers d’entre eux, ou pour leur impo­ser à coups d’é­pée, un dogme qu’on ne se don­nait même pas la peine de leur expli­quer. Si, plus tard, d’autres blancs les ont péné­trés davan­tage, en dépit de cet obs­tacle que consti­tue la barre mari­time, ce fut d’a­bord pour leur arra­cher, de nou­veau, des mil­liers d’es­claves, ensuite pour les inon­der d’al­cools, et, en der­nier lieu, pour jeter sans pré­pa­ra­tion une civi­li­sa­tion du XIXe siècle, au milieu d’autres civi­li­sa­tions qui étaient demeu­rées contem­po­raines de Char­le­magne ou même d’At­ti­la… Les Nègres afri­cains offrent ce spec­tacle, sans doute unique au monde, de toute une race n’ayant jamais eu à comp­ter que sur elle-même pour pro­gres­ser, et n’ayant rien reçu de l’ex­té­rieur, ou en ayant reçu autant de fer­ments de régres­sion que d’élé­ments de pro­grès, sinon plus…

Aurions-nous fait mieux qu’eux, si nous nous étions trou­vés dans le même cas ? Lorsque des peuples pla­cés dans de telles condi­tions ont pu, avec leurs seules res­sources, orga­ni­ser des États comme ceux de Gha­na ou de Goa ; consti­tuer et main­te­nir des centres d’é­tudes comme Tom­bouc­tou, par exemple ; pro­duire des hommes d’É­tat comme le Man­sa Gon­go-Mous­sa ou l’as­ki­va Moham­med, des conqué­rants même, comme Ous­man­dan Fodio et Ed-Hadj-Omar ; des savants et des let­trés qui ont réus­si, sans l’aide de dic­tion­naires, ni d’une langue véhi­cu­laire quel­conque, à pos­sé­der suf­fi­sam­ment l’a­rabe pour le com­prendre à livre ouvert et l’é­crire cor­rec­te­ment, for­mer des idiomes dont la sou­plesse, la richesse et la pré­ci­sion font l’é­ton­ne­ment de tous ceux qui les étu­dient ; des idiomes qui pour­raient, par le simple jeu nor­mal de leurs lois mor­pho­lo­giques et sans inter­po­la­tions étran­gères, four­nir l’ins­tru­ment néces­saire à ceux qui les parlent, si ceux-ci venaient à faire, en un jour, un bond en avant de quinze ou vingt siècles… Il faut bien admettre que ces peuples ne méritent pas d’être trai­tés d’in­fé­rieurs au point de vue intellectuel.

* * * *

Et main­te­nant, voi­ci la conclu­sion de ce remar­quable travail :

« L’i­so­le­ment dans lequel des bar­rières natu­relles ont enfer­mé bien long­temps leur habi­tat, a fait des nègres d’A­frique, par rap­port aux Euro­péens, gens favo­ri­sés, des arrié­rés ou, plus exac­te­ment des attar­dés : ils ont per­du beau­coup de temps et ils ne sau­raient le rat­tra­per en un jour, ni même en un siècle. Mais ils n’ont cer­tai­ne­ment pas dit leur der­nier mot et leur his­toire n’est pas finie. »

Comme on le voit, par cette sub­stan­tielle cita­tion, heu­reu­se­ment pour les mal­heu­reux noirs, il y a encore quelques écri­vains fran­çais de race blanche, par­mi les­quels, j’ai l’hon­neur d’être depuis trente ans, qui ont à cœur de les défendre autre­ment qu’en les rava­lant au niveau des anthro­poïdes afri­cains. Et il y a aus­si des noirs qui « œuvrent » dans ce sens avec plus de loyau­té et d’ef­fi­ca­ci­té que M. Maran.

Pour s’en convaincre qu’il lise avec atten­tion le der­nier numé­ro (décembre 1921), de la Preus­siche Jahrbü­cher. Il y trou­ve­ra, sur le pré­sent et l’a­ve­nir de l’A­frique anglaise et fran­çaise, un magis­tral article de M. R. Asmis, où est mis élo­quem­ment en relief le rôle de son congé­nère Mar­cus Gar­vey, un noir d’en­vi­ron 45 ans, jour­na­liste de pro­fes­sion, lequel a levé har­di­ment le dra­peau de l’é­man­ci­pa­tion inté­grale de sa race. Il y ver­ra comme, par la plume et par la parole, il a su fon­der une Asso­cia­tion de nègres qui compte des mil­lions de membres. Il y ver­ra aus­si que la plu­part d’entre ceux-ci sont les lec­teurs assi­dus du Negro World. un jour­nal qu’il a fon­dé et qui est deve­nu un for­mi­dable organe de défense pour la race entière.

Conclu­sion. Que M. René Maran, s’il veut être utile à ses frères, s’ins­pire de Mar­cus Gar­vey ; qu’a­vant d’é­crire son pro­chain livre, il retourne au lycée de Bor­deaux pour par­ache­ver ses études de fran­çais. Dans ces condi­tions seule­ment il pour­ra pondre une œuvre vrai­ment utile à ses frères, qui ne sera pas nègre que par le style et évi­te­ra le plagiat.

P. Vigné d’Octon


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