La Presse Anarchiste

La vie artistique

Selon l’u­sage, les ama­teurs d’art — et les autres — se sont offert, cette année, une visite au Salon d’Antomne.

Connais­seurs, simples gens de goût ani­més d’on ne sait quels espoirs, artistes curieux, et snobs, ont donc pu contem­pler, des heures durant, les murs du Grand Palais. De haut en bas, de long en large, non sans timidité.

Les envois n’in­di­quant point, hélas quels sont les chefs-d’œuvres à admi­rer, et les croûtes dont faire fi, les uns et les autres ont posé à leurs esprits des pro­blèmes d’un haut degré de cruauté.

Ils ont cher­ché la beau­té, puis l’u­ni­té, les ten­dances, les écoles, un peu non­cha­lam­ment, sans grande convic­tion, comme des enfants à qui l’on aurait sou­mis des rébus difficiles.

Puis, las­sé, tout ce monde s’est écou­lé au dehors, vers l’air frais, les yeux emplis d’i­mages obsé­dantes : de confi­tures bleues, de confi­tures rouges, de hachis aux. fines herbes, d’a­ca­dé­mies trem­pées dans les unes, puis rou­lées dans les autres.

— Le sys­tème du Doc­teur Gou­dron et du Pro­fes­seur Plume !

Des convain­cus, attar­dés, yeux fixes, gestes larges, bran­dis­saient pour le badaud le néo­lo­gisme d’art ; deux Mes­sieurs secs s’as­som­maient réci­pro­que­ment à coup de « construc­tion » ou d’«architectonie », durant qu’un petit chien per­du s’ou­bliait jus­qu’à faire pipi devant un cou­cher de soleil.

Quelle misère !

* * * *

Et cepen­dant il y a des efforts sin­cères vers un mieux autis­tique, vers plus de véri­té. Je ne veux citer que Jean Mar­chand, dont (entre autres) une com­po­si­tion « La Femme allai­tant », mérite qu’on la remarque — sans s’at­tar­der toutefois.

Le peintre s’est déga­gé des « genres », ne pré­tend a aucun vain sym­bo­lisme, et peint ce qu’il voit avec des scru­pules d’ob­jec­tif. Il des­sine juste, peint juste — trop juste peut-être, ou trop froi­de­ment — car il se dégage de son œuvre, une sorte de mélan­co­lie incompréhensible.

Jean Mar­chand n’est peut-être pas un colo­riste. Son œil ne me parait ni tout à fait bien voir, ni tout a fait bien com­prendre la nature, et, pla­cés devant sa toile, nous devi­nons qu’il y avait là, dans son sujet, plus d’é­mo­tion qu’il n’en a tra­duit et que nos yeux n’en découvrent.

— Serait-il moins artiste que peintre ?

— Ailleurs, nous voyons les modes s’ac­cu­ser, la ten­dance à la construc­tion domi­nant. « Construc­tion » cela veut dire — en lan­gage aus­si pré­cis que pos­sible — que les sujets sont lar­ge­ment trai­tés, solides, à bases fortes et mas­sives, en quelque sorte « archi­tec­tu­raux» ; mais où com­mence la construc­tion et où finit-elle ?

C’est, on le voit, une for­mule assez vague, et qui per­met à peine de dire qu’elle est une ten­dance per­cep­tible de la pein­ture fran­çaise moderne.

Les cri­tiques d’art, par amour du clas­se­ment, n’ont pas hési­té à en faire l’«unité » du Salon — mais il m’est impos­sible, per­son­nel­le­ment — de per­ce­voir une pareille uni­té, du moins dans ce plan.

St l’on vou­lait, avec sa simple âme d’ar­tiste, se ques­tion­ner à ce sujet, on serait frap­pé par une « uni­té » plus forte, qui est bien, à mon avis, la seule et véritable.

Les Otto­mans, les Flan­drin, les Lewits­ka, les Kon­rad-Kikert, les Fou­ji­ta, les Lhote, quoique s’ap­pa­ren­tant par cer­taines simi­li­tudes de pro­cé­dés, n’en sont pas moins très dif­fé­rents, et ce n’est pas chez eux, en par­ti­cu­lier, ni chez les arrière-gardes futu­ristes, que nous trou­ve­rons l’in­di­ca­tion utile, celle qui frappe par son homo­gé­néi­té et sa puis­sance de synthèse.

Non, la véri­table « uni­té », celle qui domine tout le conven­tion­nel des clas­si­fi­ca­tions et l’her­mé­tisme des vocables, c’est l’es­prit enclos dans la mul­ti­pli­ci­té des œuvres, des banales comme des curieuses et des sym­bo­liques. J’ai nom­mé « le point de vue décoratif ».

C’est un désir étrange des peintres, que de se confi­ner dans la beau­té for­melle, le contraste, l’ar­chi­tec­ture, le cha­toie­ment de la cou­leur, et de pros­ti­tuer ces « élé­ments » à l’œil et à l’œil seul.

Tous s’a­vèrent les esclaves char­més de la forme décorative.

De com­po­si­tion point, d’é­mo­tion point.

* * * *

Quelle évo­lu­tion curieuse ! Depuis long­temps, j’a­vais été frap­pé par cette uni­té de point de vue ; avant qu’elle m’ap­pa­rût, à la fin, net­te­ment saisissable.

Devant les pay­sages, les por­traits, les nus, j’a­vais l’im­pres­sion obsé­dante — mal­gré que les formes en fussent par­faites, les lignes pures et la cou­leur idéale — que les artistes ne nous don­naient point ce que nous pou­vions attendre de leurs cerveaux.

Mais, que voient-ils donc, ou plu­tôt, que ne voient-ils pas, ces hommes, ces âmes floues, que sentent-ils, dans quelles natures inani­mées vont-ils recher­cher leurs ins­pi­ra­tions, et quels étranges verres ont-ils posés sur leurs lunettes, qu’ils ne nous peignent plus que ces figures muettes connue, des chiffres ?

Hélas ! Eux-mêmes le savent-ils ?

Leur pein­ture est morte, l’illu­sion pic­tu­rale la pare sans l’a­ni­mer, et la grande ani­ma­trice, l’é­mo­tion — la vraie — celle qui parle à nos âmes de souf­frants le lan­gage tor­tu­rant ou char­meur, rauque ou apai­sant de la dou­leur uni­ver­selle, mêlé au chant loin­tain des espoirs qui montent ; cette émo­tion, dis-je, n’é­claire déjà plus les routes du Bois Sacré.

* * * *

L’œuvre d’art — l’ont-ils oublié — doit être une pen­sée ten­due vers la beau­té de la vie ; elle ne se suf­fit point en posant comme cela, au hasard, des pro­blèmes aux sens, par le tru­che­ment des har­mo­nies physiques.

La cou­leur, la forme, le relief, la beau­té toute maté­rielle des oppo­si­tions de tons ne sont rien par eux-mêmes, et l’art se meurt lorsque sa « matière plas­tique » s’é­tend en impor­tance jus­qu’à abo­lir la « qua­li­té » au pro­fit d’une vaine action décorative.

Reve­nant déçu du Grand Palais, je mêlais ces pen­sées confuses, essayant de les étreindre, et je vis, en deux images sym­bo­liques, un art muet, puis un art « pensant ».

L’œuvre Grecque, sa pure­té de ligne archi­tec­tu­rale, la beau­té de ses ath­lètes copiée dans la pierre, la Vénus de Milo, rayon­nante de beau­té froide.

Puis l’É­gypte flam­boyante et son sphinx géant, au regard indes­crip­tible, gon­flé de pen­sée, char­gé d’in­tel­li­gence et de large amour.

Et je pen­sai que d’un côté seule­ment, était un art complet.

N’y a‑t-il point là comme une parabole ?

L. Jul­liard


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