La Presse Anarchiste

Une « naissance » dans l’internationale ouvrière

Cer­tains, par pes­si­misme, d’autres par scep­ti­cisme, se font une piètre idée de la situa­tion actuelle du syn­di­ca­lisme en France. Cet état d’es­prit pro­vient d’un exa­men super­fi­ciel des faits sociaux et des évé­ne­ments qui, récem­ment, bou­le­ver­sèrent les grou­pe­ments ouvriers.

À l’is­sue du Congrès Uni­taire, un mili­tant a lan­cé cette apos­trophe : « Les gens de la rue Lafayette ont dit que ce Congrès. serait un enter­re­ment. Eh bien ! soyons cer­tains que c’est une nais­sance. » Je ne sais si celui qui par­lait ain­si, sen­tait au fond de lui toute la pro­fon­deur véri­dique de ces mots ou si, seule­ment, il vou­lait ne pas lais­ser aper­ce­voir sa propre déses­pé­rance — lui qui, depuis, a si peu sou­ri aux pre­miers gestes du nouveau-né…

Quoi qu’il en soit des inten­tions res­tric­tives de son auteur, cette pen­sée est juste. Nous la fai­sons nôtre. Nous avons l’op­ti­misme de croire à la nais­sance d’un mou­ve­ment nou­veau du syn­di­ca­lisme dans ce pays, et notre confiance est telle, dans la jeune vita­li­té qui s’é­veille ici, en ce moment, que nous sommes per­sua­dés de la voir, non seule­ment vivre et croître, en force et en idée, mais encore s’é­pandre de régions en régions, jus­qu’au delà des fron­tières, pour ani­mer d’un souffle frais l’In­ter­na­tio­nale syn­di­cale des tra­vailleurs du monde.

Des esprits cha­grins ou fati­gués, ne veulent pas se rendre compte de cela. Ils objectent : « Votre Congrès Uni­taire n’a rien inven­té du tout. Pour trou­ver son ori­gi­na­li­té, il a tout sim­ple­ment exhu­mé la Charte d’A­miens. Belle nais­sance qui fait revivre une telle antiquité ! »

Ne plai­san­tons pas. Mais écou­tez cette his­toire authen­tique. Par­mi les délé­gués du Congrès Uni­taire, il y avait le repré­sen­tant. des Comé­diens. C’est déjà quelque chose de nou­veau et qui ne se voyait pas en 1906. Or, ce délé­gué, de retour à son syn­di­cat, afin de bien expli­quer à ses cama­rades les déci­sions du Congrès, les inten­tions du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire et les défaillances du bureau confé­dé­ral, se mit à leur lire, à leur relire et à leur com­men­ter la réso­lu­tion d’A­miens. Ce fut pour les comé­diens une véri­table révé­la­tion. Ils se récrièrent : « Mais nous ne connais­sions pas ça ! » Et comme le délé­gué leur répon­dait : « C’é­taient les prin­cipes de la C.G.T. à laquelle vous appar­te­nez depuis trois ans déjà ! », ils s’in­di­gnèrent : « Com­ment nous a‑t-on si long­temps lais­sé igno­rer ce docu­ment ? C’est criminel. »

Cer­tains d’entre eux dirent : « Si nous avions su cela, nous ne serions pas à la C.G.T.!»

D’autres, vive­ment inté­res­sés, deman­dèrent à pos­sé­der le texte de la Charte d’A­miens, afin de l’é­tu­dier de près.

Enfin un grand nombre com­prirent alors toute la tra­hi­son des fonc­tion­naires de la C.G.T., toute la lâche­té de ces chefs qui, pour gros­sir leurs troupes, les recru­taient n’im­porte où et n’im­porte com­ment, en s’ef­for­çant de les lais­ser dans l’i­gno­ra­nee des fins et des moyens du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien. Et ceux-là pro­cla­mèrent : « Il faut aller rue Grange-aux-Belles, avec les mili­tants qui veulent agir en accord avec l’es­prit même du syn­di­ca­lisme révolutionnaire. »

Quelques-uns enfin ont été plus loin encore dans la conscience. Un comé­dien, à la suite de cette réunion, est venu me trou­ver, et m’a dit : « Je veux lire l’His­toire des Bourses du Tra­vail. Je veux connaître l’œuvre de Pel­lou­tier. Apporte-moi ce livre et tout autre ouvrage qui puisse me per­mettre d’être ren­sei­gné pré­ci­sé­ment sur le fédé­ra­lisme ouvrier. »

Cela non plus, ne s’en­ten­dait pas en 1906. Ça c’est nou­veau, je vous assure. Un artiste dra­ma­tique vou­lant faire son édu­ca­tion syn­di­cale ; et cela, de lui-même, mal­gré l’ab­sence de pro­pa­gande, je dirai mal­gré la méthode obs­cu­ran­tiste des diri­geants, fédé­raux et confé­dé­raux — cela ne peut se pas­ser qu’en 1922, à la suite du Congrès Unitaire.

* * * *

Les comé­diens n’é­taient pas les seuls à igno­rer le texte de la réso­lu­tion d’A­miens. Depuis 1906 on vivait sur cette for­mule, sans que la presque tota­li­té des adhé­rents n’en connût la teneur. Il est facile de nier la valeur d’un objet ou d’une idée, parce que l’on négli­gea de s’en ser­vir. Allez-vous pré­tendre que la qui­nine ne calme pas la fièvre, sous le pré­texte que vous avez des cachets de qui­nine dans votre tiroir, si vous n’en usez pas ?

Des mili­tants avaient rédi­gé ou voté la motion — mais les ouvriers avaient conti­nué à vivre la vie syn­di­cale, tan­tôt cor­po­ra­ti­ve­ment, tan­tôt politiquement.

Reven­di­ca­tions, grèves pour aug­men­ta­tions de salaires fai­sant perdre de vue le but essen­tiel : la désa­gré­ga­tion, la des­truc­tion du capi­ta­lisme et de l’É­tat. Satis­fac­tions par­tielles dont on se conten­tait pour ren­trer dans la paix sociale.

Pre­miers Mais : rites de mani­fes­ta­tions publiques, solen­ni­tés révo­lu­tion­naires aux­quels se mêlaient des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques et aux­quels inva­ria­ble­ment s’as­so­ciaient les par­tis « ouvriers ».

Il y avait un double fonds de confiance inébran­lable et conser­va­trice à l’é­gard de ceux qui étaient à la tête : fonc­tion­naires syn­di­caux ou par­le­men­taires socia­listes. La catas­trophe de la guerre a créé un état d’illu­sion mor­bide sur l’avant-guerre.

On dit tou­jours « Oh ! en 1913…» Il ne faut pas s’y trom­per. Ceux qui n’ont pas subi cette espèce de para­ly­sie psy­chique dont furent atteints la plu­part des « poi­lus » de l’a­vant et de l’ar­rière, ceux qui ont résis­té à la conta­gion natio­nale — ne se font pas du tout la même idée para­di­siaque des années qui pré­cé­dèrent la tue­rie nationale.

Ain­si, je me rap­pelle fort bien qu’aux envi­rons de 1912 il n’y avait pas de mani­fes­ta­tions ouvrière sans que des dépu­tés du Par­ti socia­liste ne fussent invi­tés à prendre la parole en com­pa­gnie des diri­geants de la C.G.T. Et, d’ailleurs, la preuve la plus frap­pante de cette influence indé­niable des chefs socia­listes sur la conscience ouvrière de l’é­poque n’est-elle pas cet anéan­tis­se­ment abso­lu du Pro­lé­ta­riat fran­çais au len­de­main de la mort de Jau­rès ? Le chef dis­pa­ru, le corps sans tête alla à l’a­ban­don vers le char­nier. La tra­hi­son de Jou­haux ne fut qu’une consé­quence de l’as­sas­si­nat de Jaurès.

* * * *

Pen­dant cinq ans, la guerre a sévi sur le Pro­lé­ta­riat d’Europe.

Vous connais­sez les évé­ne­ments de Rus­sie. Une révo­lu­tion est née de la souf­france dans les tran­chées et de la misère dans les villes. La révolte des sol­dats et des marins a don­né immé­dia­te­ment à ce mou­ve­ment un carac­tère mili­taire qui n’a pas mal contri­bué à asseoir une dic­ta­ture poli­tique. Cepen­dant, les pre­miers soviets d’ou­vriers et de pay­sans pou­vaient don­ner l’es­pé­rance d’une réa­li­sa­tion plus liber­taire du com­mu­nisme. Les par­tis poli­tiques se dis­pu­tèrent le pou­voir cen­tral et, concen­trant les rebelles en armes, les corps de troupes, autour de leurs ambi­tions, ils réta­blirent peu à peu les armées régu­lières. Le bol­che­visme domi­nant mépri­sa les asso­cia­tions ouvrières. Je sais bien qu’elles n’é­taient pas pro­fon­dé­ment orga­ni­sées. Mais du moins, pou­vait-on, en leur lais­sant de l’i­ni­tia­tive, leur per­mettre de prendre corps. En socio­lo­gie, comme en phy­sio­lo­gie, la fonc­tion ne crée-t-elle pas l’or­gane ? Par la dic­ta­ture sur le Pro­lé­ta­riat on empê­cha de fonc­tion­ner les syn­di­cats, on para­ly­sa les coopé­ra­tives. On ne fit des grou­pe­ments ouvriers que des rouages d’exé­cu­tion de la volon­té cen­trale poli­tique. On tua l’es­prit de créa­tion et de libre pro­duc­tion chez l’in­di­vi­du et dans les grou­pe­ments d’af­fi­ni­tés. On vou­lut méca­ni­ser la vie sociale.

Le résul­tat, nous le consta­tons, hélas ! La misère et l’im­puis­sance, le chaos et la détresse d’un pays plein de richesses. Il y a eu le blo­cus ? D’ac­cord mais n’au­rait-on pas sus­ci­té dans les pays voi­sins et ailleurs même un vaste mou­ve­ment de révolte contre l’en­cer­cle­ment capi­ta­liste, si, au lieu de la Ter­reur bol­che­viste, de la Dic­ta­ture poli­tique, la fédé­ra­tion des efforts ouvriers et l’i­dée liber­taire avaient été les agents de la pro­pa­gande extérieure ?

Là encore on ne s’est pré­oc­cu­pé que de la tête. En Rus­sie, elle vit cette tête, elle s’a­li­mente, elle pense au détri­ment du corps qui meurt de faim.

Plus de tête ni de corps dans l’or­ga­nisme social. Ou, si vous vou­lez, plus d’or­ga­nisme social. Mais des indi­vi­dus vou­lant vivre en fonc­tion de leurs besoins et de leurs efforts pro­duc­teurs. Des groupes d’in­di­vi­dus au tra­vail orga­ni­sant leur labeur, défen­dant les fruits de ce labeur contre tout ce qui s’im­pose auto­ri­tai­re­ment pour vivre de l’ex­ploi­ta­tion et de la domi­na­tion humaine, une soli­da­ri­té uni­ver­selle des créa­teurs de bonne volon­té et des des­truc­teurs sin­cères (?) une soli­da­ri­té s’exer­çant par un cou­rant sym­pa­thique d’être à être, d’as­so­cia­tion à asso­cia­tion, de région à région, au double rythme, du besoin phy­sique et de l’at­trac­tion intel­lec­tuelle, tout cela sans loi, sans maître, sans gou­ver­ne­ment, sans contrainte, sans obéis­sance. C’est la concep­tion du syn­di­ca­lisme liber­taire, du fédé­ra­lisme ouvrier tels que l’ont conçu nos cama­rades d’Es­pagne et d’Italie.

En Espagne, les forces réac­tion­naires du fana­tisme reli­gieux et de l’a­ris­to­cra­tie mili­taire se sont vio­lem­ment heur­tées contre un pro­lé­ta­riat à ce point maître de lui que nulle poli­tique ne le fait dévier de son dou­lou­reux che­min. C’est une lutte féroce, mais les révo­lu­tion­naires ne capi­tulent pas. Ils sont empri­son­nés, tor­tu­rés, mais ils gardent en eux, intacte, l’i­dée éman­ci­pa­trice et avec eux l’or­ga­ni­sa­tion stric­te­ment ouvrière.

En Ita­lie il y eut un moment, comme en France, la confu­sion poli­ti­cienne. Le Par­ti com­mu­niste fit illu­sion, endi­gua les flots de révolte, arrê­ta pour des fins par­le­men­taires la grande vague révo­lu­tion­naire. Cepen­dant, l’U­nion Syn­di­cale s’est libé­rée. Elle a rom­pu le pacte d’al­liance avec Mos­cou. La voi­ci déci­dée à nous aider à la créa­tion d’une Inter­na­tio­nale syn­di­cale exclu­si­ve­ment syn­di­ca­liste, fédé­ra­liste et libertaire.

* * * *

À la lueur de ces évé­ne­ments mon­diaux, nous appa­raît comme une nais­sance heu­reuse cette C.G.T. uni­taire, ce « lien pro­vi­soire » auquel nous tenons bien plus qu’à tant d’or­ga­nismes définitifs…

Par-des­sus les chefs du confé­dé­ra­lisme offi­ciel, par-des­sus les lois d’une C.G.T. repré­sen­ta­tive de la col­la­bo­ra­tion de classes et sym­bo­lique de tous les for­ma­lismes conser­va­teurs, par-des­sus les poli­ti­ciens de toute ten­dance et par-des­sus toutes les ten­dances, des syn­di­cats libre­ment se sont grou­pés. C’est un fait.

Ils n’ont pas de consti­tu­tion, pas de sta­tuts définitifs.

Ils ne sont pri­son­niers d’au­cune for­mule stastique.

Ils sont unis et l’u­ni­té est leur seul pro­gramme, avec l’af­fir­ma­tion conscien­cieuse de l’in­dé­pen­dance et de la force du grou­pe­ment pro­lé­ta­rien dans la lutte de classe, pour la sup­pres­sion du sala­riat et du patronat.

C’est tout ?

Oui, et c’est suf­fi­sant pour nous accor­der tous les espoirs et pour nous encou­ra­ger aux réa­li­sa­tions tenaces.

Ah ! comme ce « lien pro­vi­soire » nous est cher!…

André Colo­mer


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