La Presse Anarchiste

Pour ne pas fausser la nouvelle génération La politesse et les enfants

Grand’­mère nous contait comme, dans son enfance, on pas­sait des heures en classe à apprendre… la révé­rence. Ce joli salut d’au­tre­fois était assez dif­fi­cile à réus­sir, en outre, il pre­nait du temps.

Aus­si n’é­tait-il guère du goût des enfants, qui l’es­ca­mo­taient ain­si : pin­çant la jupe, elles se conten­taient de flé­chir les genoux sur place, d’où un salut plon­geant, plu­tôt cava­lier, qui nous amu­sait beau­coup. Grand’­mère riait en l’exé­cu­tant, et nous le lui rede­man­dions souvent.

Ah ! L’é­ti­quette ! Rien de plus curieux que le céré­mo­nial usi­té chez les parents de Kro­pot­kine pour le bon­jour du matin, cor­vée pesante aux enfants.

Chez nous, c’é­tait un bai­ser sur chaque joue au lever, au cou­cher. Tou­jours deux, et posé­ment, s’il vous plaît. Cette régu­la­ri­té avait quelque chose de gla­çant, et bien fait pour dégoû­ter des baisers.

Les vieilles gens déplorent la poli­tesse qui s’en va. Les enfants ne s’en plaignent pas. La poli­tesse n’est pas la moindre chaîne dont notre for­ma­lisme charge les tendres épaules de la toute petite enfance. À peine un bébé com­mence-t-il à arti­cu­ler, qu’on lui inflige le sup­plice du mot « merci ».

Sou­vent il ne peut encore le pro­non­cer ; n’im­porte, il n’au­ra le gateau qu’en échange du mot fati­dique ! Il ne se sou­vient pas, il pleure, on le menace, on le frappe et c’est en san­glo­tant que le pauvre petit crie « mer­ci » ! Cette scène pénible et fré­quente res­ti­tue au mot « mer­ci » son sens pri­mi­tif : « Grâce, miséricorde ! »

Han­té par de tels sou­ve­nirs, l’en­fant qui gran­dit déteste la politesse.

J’ai un élève de douze ans, intel­li­gent et sen­ti­men­tal, qui se refuse à dire « bon­jour », non seule­ment aux indif­fé­rents mais à sa famille qu’il, aime. Reproches, prières, vexa­tions, puni­tions, coups, depuis des années tout l’ar­se­nal de l’au­to­ri­té s’est émous­sé contre son aver­sion tenace. Un antre gamin, fils d’un de nos amis, avait l’hor­reur des sou­haits de nou­vel an.

Chaque pre­mier jan­vier, c’é­tait, de sa part, une inven­tion nou­velle pour en évi­ter la cor­vée ; une fois, pré­fé­rant jeû­ner, il res­ta au lit jus­qu’à trois heures de l’a­près-midi ; l’an­née sui­vante, il se cacha dans une malle.

Les enfants ner­veux, volon­taires, doués de per­son­na­li­té, sont les plus réfrac­taires à la poli­tesse de commande.

Maints cama­rades ont héri­té des anciens « nihi­listes » le dégoût de la poli­tesse bour­geoise, ver­nis trom­peur, et laissent croître leurs enfants sans les habi­tuer à aucune forme de politesse.

C’est une erreur, à mon avis.

La poli­tesse tra­di­tion­nelle est vrai­ment haïs­sable, parce qu’elle est codi­fiée, raide, hypo­crite. Il est juste qu’elle soit ban­nie de nos rap­ports. Mais la poi­gnée de mains sin­cère, sera tou­jours sans prix.

La « civi­li­té » bour­geoise est cocasse. Elle pré­tend régler les moindres cir­cons­tances de la vie : qui doit pas­ser le pre­mier dans l’es­ca­lier ? qui s’in­cli­ner ? qui se lever ? ― Cama­rades ouvriers, vous n’a­vez pas idée de la foule de minu­ties aux­quelles s’as­treignent., en pes­tant inté­rieu­re­ment, bour­geois et bour­geoises ; c’est abru­tis­sant pour leurs gosses ; c’est si com­pli­qué que les plus « qua­li­fiés » s’y perdent ; et ces dames et demoi­selles, en visite, contro­versent des heures sur le point de savoir si les droits de pré­séance étaient obser­vés ou vio­lés au cor­tège nup­tial des X.-Y. — « Mlle Z. c’est la mode amé­ri­caine ! mais est-ce que pour une jeune fille fran­çaise…?» Les jour­naux de modes qui pul­lulent, ont une rubrique des usages mon­dains, très goû­tée des lectrices.

Le type qui la signe « Baronne de X…», est par­fois un bohème, un lit­té­ra­teur beso­gneux, qui l’é­crit en fumant sa vieille pipe, et rigo­lant, in pet­to des raf­fi­ne­ments de poli­tesse « Vieille France » qu’il conseille à ses « char­mantes lec­trices », notai­resses ou filles de sergots.

« Vieille France ». Car le natio­na­lisme s’en mêle. Les pauvres femmes, dont le jour­nal de modes consti­tue la pâture intel­lec­tuelle du dimanche, se contraignent à toutes sortes de comé­dies ennuyeuses et pué­riles parce que, ce fai­sant, elles per­pé­tuent « la pure tra­di­tion, la vieille poli­tesse française » !

Et le plus triste, c’est que cette absurde poli­tesse déteint sur le peuple : la petite bour­geoi­sie singe la grande, la dépasse même en for­ma­lisme ; l’employée, l’ou­vrière, se font gloire de répé­ter les mêmes simagrées.

À ce décor vide et trom­peur, oppo­sons une poli­tesse popu­laire, une poli­tesse cor­diale, la socia­bi­li­té des travailleurs.

Celle-là ne se com­pose pas de gestes rituels ; pas de pan­to­mime, rien pour le ciné­ma. Pas de saluts pro­fonds et coups de cha­peau, baise-mains, gri­maces aris­to­cra­tiques, dis­lo­ca­tions de pan­tin ; cette imi­ta­tion des oisifs, classe déchue, est pénible et ridi­cule chez le travailleur.

Sim­ple­ment, des manières affec­tueuses, des pré­ve­nances fra­ter­nelles, qui adou­cissent les frot­te­ments inévi­tables de la vie en commun.

Mais j’in­siste pour que ce mini­mum soit obte­nu des enfants.

Rien de plus déplai­sant pour un cama­rade, que de péné­trer dans un inté­rieur où les adultes sont aimables, agréables à vivre, mais les enfants par­fai­te­ment maus­sades et insup­por­tables, sous pré­texte de liberté.

Il faut leur incul­quer un mini­mum de poli­tesse, mais comment ?

Ce n’est pas à l’âge de deux ou trois ans, que l’en­fant impor­tun ou rageur devra entendre un beau cours d’é­du­ca­tion du cœur ! Règle géné­rale, il suf­fit d’op­po­ser le calme et la digni­té aux exi­gences tyran­niques du cher petit ; s’il tré­pigne, hurle, ou grinche des heures, le trai­ter en malade.

Car la liber­té du petit être ne sau­rait impli­quer l’es­cla­vage des parents.

Ceux-ci, bien sou­vent ron­gés de sou­cis, fati­gués ou souf­frants, doivent s’im­po­ser une dis­ci­pline volon­taire pour res­ter polis avec leurs proches. Sinon, la vie en com­mun serait inte­nable, même dans une socié­té meilleure.

Poli­tesse est caresse.

Habi­tuons nos enfants à la vraie poli­tesse ; ne leur ensei­gnons pas des règles immuables, mais appre­nons-leur à rai­son­ner la poli­tesse, à la sen­tir, à la devi­ner : le jeune bour­geois cède sa place en wagon, à toute femme, pour­quoi ? Ques­tion de sexe!! Que notre fils cède la sienne à la maman char­gée de son pou­pon, et laisse debout la pérore por­tant son chien-chien ; que la jeune fille forte et fraîche se lève pour le vieil ouvrier ; au diable les usages étri­qués et rigides ! vive la poli­tesse du peuple, sans pré­ten­tion, mais affec­tueuse et sincère !

Eugé­nie Casteu


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste