I. De la propagande
Plus un mensonge est gros, disait, paraît-il, le docteur Goebbels, plus il y de chances qu’il soit cru. Il avait fait, de cet aphorisme, le fondement de sa propagande.
Était-ce là une observation judicieuse ? Dans une certaine mesure, peut-être. Il se peut que le peuple allemand ait ajouté foi plus volontiers au bulletin de victoire lui annonçant que la Wehrmacht avait capturé un million de prisonniers, que le troupier français au communiqué lui faisant savoir que l’armée des Ardennes avait endommagé trois tanks. Il se peut aussi que les mythes religieux et les superstitions populaires soient admis et accrédités en raison inverse de leur vraisemblance ; nous sommes assez enclins à donner raison sur ce point à feu le docteur Goebbels, de sinistre mémoire.
Pourtant, un autre homme d’État, Abraham Lincoln, avait remarqué avant lui que « l’on peut bien tromper toujours une partie du peuple, et même tromper un moment le peuple tout entier, mais qu’il est impossible de tromper tout le peuple toujours ». Voilà deux observations circonstanciées, autorisées et relativement contradictoires en apparence.
En apparence seulement, car Goebbels n’aurait pu démentir Lincoln. Ce qui importait à Goebbels, c’était d’être cru à l’instant même où il proférait son gros mensonge, dont le succès était proportionnel à l’énormité ; il lui était indifférent que son subterfuge fût découvert quinze jours plus tard, un nouveau « slogan » mensonger aurait déjà supplanté le premier et l’aurait fait oublier.
Une telle conception de la propagande est loin d’être abandonnée ; regardez et écoutez autour de vous : les statistiques mentent à jet continu ; « la statistique, a dit Herriot – autre homme d’État – est la forme scientifique du mensonge» ; et, pour qu’elles soient plus sûrement crues, on les fait mentir énormément, à la façon du docteur Goebbels.
C’est sur toute la propagande que rejaillit l’opprobre de cette conception, même sur celle qui est sincère, probe et désintéressée ; autrefois, la propagande faisait des convertis ; elle fait aujourd’hui des sceptiques ; non que l’esprit critique se soit développé : c’est la méfiance qui s’est accrue. Ceux qui veulent conserver à la libre expression des idées sa noblesse et son honnêteté sont affligés de ce discrédit de la propagande, car à eux, ce qui importe, ce n’est pas de persuader un mensonge au plus grand nombre possible de cerveaux crédules pendant vingt-quatre heures, c’est de faire accéder les hommes de bonne foi et de bonne volonté à quelques vérités essentielles, laborieusement découvertes et passionnément proposées, et c’est d’y accéder eux-mêmes dans la mesure de leur intelligence.
Or, bien souvent, cette méthode même ne porte pas ses fruits, et, par des maladresses de technique et de pédagogie, elle atteint des buts contraires à ceux qu’en attendent ses adeptes.
II. À gauche… droite !
Je connais un père de famille qui emmenait son enfant dans les réunions révolutionnaires. L’enfant y entendait blasphémer contre l’Église, injurier l’armée, maudire l’État ; et, à dix ans, il ne parlait des prêtres et des officiers qu’en des termes insultants ; il ne faisait que répéter ce qu’il entendait dire, étant trop jeune pour se former une opinion personnelle ; mais on appréhendait qu’en grandissant il ne dût expier ses excès de langage ; à la maison, il venait beaucoup de camarades qui ne décoléraient pas contre les exactions militaires, les momeries religieuses, l’infamie gouvernementale ; l’enfant buvait leurs paroles et enchérissait sur leurs propos ; on se demandait si, à vingt ans, il ne ferait pas quelque scandale propre à le faire jeter en prison ; la conscription le trouverait sans doute en état d’objection de conscience, et le salariat ferait de lui un conspirateur permanent, peut-être un Ravachol ou un Bonnot ; la société devait lui apparaître comme une espèce de fosse aux lions.
Or, quand vint pour lui l’adolescence moment de la vie où l’instinct de contradiction qui existe en chacun de nous devient particulièrement impérieux et s’exerce spécialement contre l’influence paternelle – le jeune homme sentit le besoin d’éprouver expérimentalement le bien-fondé de ce qu’il avait, jusqu’alors, accepté sans examen ; et un jour, il dit à son père :
— Tu m’as menti !
Non que la société qu’il put alors considérer fût meilleure que celle de son imagination. Elle était pire : on était en pleine guerre, en pleine occupation. C’était bien la fosse aux lions, aux tigres et aux panthères. Seulement, voilà… On lui avait toujours dit que « les Allemands étaient des hommes comme les autres, et qu’en cas de conflit il fallait fraterniser avec eux, parce que nos vrais ennemis, à eux et à nous, c’étaient leurs chefs et les nôtres» ; or, quand il eut vingt ans, la France, et toute la partie du monde entre l’Atlantique et la Volga, étaient courbées par les Allemands sous le joug d’une terreur sanglante.
Chaque fois qu’il sortait, il lisait, au coin de la rue, une nouvelle affiche, portant une liste nouvelle, chaque fois plus glaciale et plus longue, d’otages fusillés. Une police inflexible, spécialisée dans les arrestations nocturnes, arrachait les uns aux autres les membres d’une même famille, et nul ne les revoyait jamais. Il y avait à l’horizon les miradors d’un infernal pénitencier, et des cheminées de fours crématoires engorgées par une suie qui avait été du sang. Le peuple restait immobile et muet sous l’appesantissement de cette épouvante, le silence et l’inertie, et l’abandon de qui succombait, demeurant l’unique chance d’être épargné par la foudre. Tout l’univers occidental, devenu l’empire allemand, n’était qu’une vaste croix gammée dont les quatre potences s’étalaient de la Carélie aux Pyrénées et de la mer arctique au Caucase, et l’Europe était crucifiée dessus. La cruauté, l’étroitesse dogmatique, la rigueur policière, un inexorable mépris des minoritaires et des faibles, la haine de toute opposition, une adoration de la force cynique et du mensonge officiel, étaient les traits familiers du visage de l’Allemagne, telle que l’ont vue chez eux les Français qui ne l’ont vue ni ailleurs ni autrement. Ainsi, ce jeune homme la vit.
Il la vit, transformant l’Europe en une sorte de Jardin des Supplices perfectionné jusqu’à la hantise et agrandi jusqu’à l’effarement. Il la vit, qui pendait les paysans de Vassieux à des gibets grotesques, avec une jambe reposant sur le sol pour qu’ils s’étranglassent peu à peu et que leur agonie durât autant que leur résistance à la fatigue. Loin de se désolidariser de ses odieux chefs, la soldatesque affectait un sadisme bestial à exécuter leurs ordres les plus monstrueux. Ceux des Français qui fraternisaient avec les bourreaux étaient quelquefois plus barbares, souvent plus abjects et toujours plus détestés que les bourreaux eux-mêmes.
Le jeune homme, les poings serrés, communiait avec la foule horrifiée dans la haine des tortionnaires et l’idolâtrie des martyrs. Un jour, il alla au maquis et s’engagea.
On lui avait dit que l’armée était l’école du vice ; or, il y trouva de la camaraderie et de la loyauté. Certes, il y rencontra aussi des tares et des vilenies, mais on les lui avait tellement isolées et grossies auparavant qu’il ne les aperçut pas. Il alla à la messe. On lui avait dépeint les choses de la religion sous un aspect ridicule ; or, il les trouva grandioses et mystérieuses ; peut-être ne s’est-il pas converti, mais il a été touché par la foi de ceux qui croyaient, et il eut honte d’avoir naguère traités de calotins ses copains de l’école primaire qui allaient le jeudi au patronage.
J’espère que le lecteur voudra bien, comme s’est efforcé de le faire l’auteur, entrer un instant « dans la peau » de ce jeune homme. Je l’espère. Autrement, il en résulterait une équivoque. On ne manquerait pas de m’opposer ces objections : « Comment, prévenu de l’égale sauvagerie des peuples en guerre, par la propagande orale et écrite, a‑t-il pu succomber à une impression vécue qui effaça dans son esprit l’impression des témoignages Comment, instruit de ce qu’était la guerre tout court, a‑t-il pu, pour combattre les atrocités de la guerre allemande, adhérer à une autre guerre et à d’autres atrocités ? Comment a‑t-il pu devenir soldat, c’est-à-dire se mettre dans le cas de commettre demain envers quelque peuple étranger les mêmes horreurs qui ont soulevé sa répugnance et provoqué sa détermination ? » Ces objections auront un sens si l’on veut à toute force se situer en dehors de son cas particulier. Dans le fond, elles se résument à la question que j’ai posée : pourquoi la propagande qu’il avait assimilée à dose massive ne l’a‑t-elle point empêché de faire ce revirement, et comment l’y a‑t-elle même préparé ? Soit dans la psychologie du sujet, soit dans la nature de quelque maladresse permanente au cours de son éducation, il y a nécessairement une réponse, une raison qui s’ajoute au fait que la guerre est une chose si pernicieuse qu’elle persuade jusqu’à ceux qui l’abhorrent d’y participer par haine d’elle.
III. À droite… gauche !
On m’a beaucoup parlé d’un autre père de famille qui a élevé son fils dans d’austères principes : patriotisme intransigeant, culte de Dieu et de l’Église, obédience absolue aux lois et aux devoirs nationaux et divins, spirituels et temporels. Il lui a dépeint les prêtres catholiques comme les gardiens de la vertu populaire, et désigné le christianisme comme l’unique source de culture et de grandeur. Il lui a enseigné que les Allemands étaient nos ennemis héréditaires, que l’Allemagne était une nation de proie, sauvage et implacable, qui voulait notre perte et notre sujétion, et que cette volonté était celle, non seulement de ses maîtres, mais de tout son peuple. Aussi l’éleva-t-il dans l’admiration de l’armée, école de générosité, bouclier de la liberté, forge du caractère, pépinière d’hommes. Lui aussi, l’enfant dit à son père, un jour :
— Tu m’as menti !
Car lui aussi fit l’expérience. On lui avait tellement sélectionné et exagéré les qualités de l’Église qu’il n’en vit point, mais vit, au contraire, tous ses défauts ! Il y découvrit des ignominies, trouva la foi opposée à la raison, constata que la science était inconciliable avec le dogme, s’indigna de l’accueil somptueux que le prêtre fait aux morts riches et de la dérision des enterrements de pauvres ; l’histoire du passé et l’exemple du présent le lui montrèrent dans des attitudes équivoques et des situations douteuses ; il observa que la culture, l’humilité, la largeur de vues, le sacrifice, et peut-être même la foi, avaient déserté les chrétiens pour devenir l’apanage des athées. Il a percé à jour toute l’hypocrisie d’une pratique extérieure qui est plus en rites qu’en vertus, et la collusion immorale du clergé et du pouvoir.
Le régime social dont on lui avait vanté les lois lui est apparu comme il apparut à Jacques Vingtras le jour où Jacques Vingtras s’accorda le droit de le juger. Je ne sais pas si ce jeune homme a fréquenté l’armée, mais s’il doit l’approcher un jour, je sais qu’il haïra toutes les injustices qu’elle recèle et tous les maux qu’elle déchaîne, et qui sont les maux et les injustices qu’il hait dans la société civile, mais que l’armée multiplie au centuple, depuis la permission déchirée par le capitaine pour une vétille ou un caprice, jusqu’aux exactions des soudards brûlant les paillotes annamites ou massacrant leurs prisonniers. S’il se fait un jugement sur les Allemands, ce sera après les avoir vus chez eux, où ils lui sembleront être un peuple appliqué au travail, attaché à la paix, hospitalier et ingénieux, très malheureux de vivre au milieu des ruines et très laborieux pour les relever, bref un peuple civilisé et discipliné bien au-delà du point où ces qualités deviennent des défauts, sujet à l’erreur mais amendable, et maintenant reconnu par tous pour être si intéressant que ses vainqueurs se le disputent, et, l’ayant réduit à la famine, sacrifient des milliards pour le ravitailler. J’ai peur, prévenu comme il le fut, qu’il en arrive à ne plus croire qu’un tel peuple a pu faire la guerre !
Ce sera vraiment très bien, si ce jeune homme se crée une opinion équilibrée sur toutes les questions qu’on a cru lui résoudre par des aphorismes ou des postulats. Mais s’il tombe dans l’excès contraire à celui qui corrompit son éducation, ne sera-ce pas le fruit de l’erreur paternelle ? D’ores et déjà, le voici, j’ignore à quel degré et avec quel discernement, antimilitariste et internationaliste. Le père en est décontenancé : il a pourtant lu « Les Thibault»…
IV. De l’éducation
La psychologie complexe et mystérieuse de l’enfant greffe un problème supplémentaire sur celui, déjà si difficile, de l’éducation. J’ai un fils, et ceux qui me connaissent savent bien que ce n’est pas moi qui l’apprendrai à jouer à la guerre. J’ai donc proscrit les jouets guerriers ; j’ai autorisé tous les autres. Immédiatement, les premiers lui ont paru d’autant plus désirables qu’il en était dépourvu et que je les avais prohibés. J’ai fait appel au bon sens naissant de sa petite cervelle et lui ai fourni une explication.
Un jour, le comité d’entreprise ayant organisé un arbre de Noël, il lui est échu une carabine ; ce n’est pas moi qui l’ai choisie, c’est le hasard. Il rayonnait. Allais-je la confisquer ? C’eût été, de ma part, un acte d’autorité maladroit qui eût rompu entre nous la paix et l’harmonie. J’ai donc toléré la carabine, en paraissant me réjouir de l’usage inoffensif qu’il en pouvait faire :
— Avec ça, tu pourras jouer à la chasse, tu feras semblant de tirer le tigre et le lion ; d’ailleurs, le tir est un sport recommandable qui exerce le coup d’œil et la vivacité de réflexe ; surtout, tu n’imiteras pas ceux qui jouent à la guerre, car il n’est pas beau de faire du mal à son prochain.
Propriétaire absolu d’une carabine à flèches qui était son bien inaliénable, il ne tarda guère à s’en désintéresser complètement, étant émerveillé par les jouets qu’il convoite et non par ceux qu’il possède. Il finit par la casser et n’y pensa plus.
Par contre, quand il joue avec des copains de son âge, la guerre reprend ses droits. Il leur a peut-être dit que son papa n’aimait pas beaucoup ça, mais l’influence des autres enfants l’y entraîne. D’ailleurs, cela dure dix minutes, après lesquelles on joue à autre chose, la guerre n’étant amusante qu’à la condition de ne pas s’éterniser.
Quand il est avec moi, et qu’un démon turbulent s’empare de lui, il lui arrive de se transformer soudain en guerrier terrible et de m’envoyer une rafale de mitraillette ou une charge de bazooka. Comme il n’a plus de carabine, il prend n’importe quoi pour improviser une arme : un manche à balai, mon double-décimètre, ou même ses jouets à lui les plus anodins, y compris le couvercle de sa boîte à dominos. Je lui dis :
— Tu ne jouerais pas à la guerre, si tu savais ce que c’est. Il y a cinq ans, tu étais tout petit, je te sortais de ton berceau pour t’emporter dans les abris pendant que les avions passaient.
Ici, je dois répondre à sa question, si c’étaient de grands avions, et combien il y en avait ; puis, je continue :
— Les maisons que je t’ai montrées, c’est la guerre qui.les a démolies, et il y avait beaucoup de morts dessous. Et la petite fille, l’autre jour, avec sa jambe de bois, c’est la guerre qui lui a fait perdre sa jambe.
Bien que cet âge soit réputé sans pitié, il a bon cœur et l’évocation de la petite fille le rend sérieux. Pourtant, il n’est pas convaincu ; car il y a aussi, près de là, un vieux béquillard qui n’a qu’une jambe :
— Lui, c’est pas la guerre, c’est une automobile.
Il jouit de mon embarras. Que dire, pour l’impressionner ? Lui parler des fours crématoires, des maquisards à qui l’on écrasait la figure à coups de talon, des paillotes annamites qui brûlent ou des pendus de Vassieux, ligotés une jambe en l’air et mourant petit à petit ? Je ne puis raconter cela à un enfant. Je risquerais, soit de l’endurcir précocement, soit de lui démolir les nerfs, en lui narrant de telles horreurs, pourtant vraies, pourtant vécues, pourtant contemporaines. Je ne trouve à lui dire que ceci :
— C’est tellement terrible, la guerre, que, pendant cinq ans, nous n’avons pas mangé de bananes !
Il répond triomphalement, heureux de rappeler à ma mémoire ce détail oublié :
— Je n’aime pas les bananes !
Et, pour me taquiner, il me crible d’une salve imaginaire ; puis, craignant toutefois d’avoir outrepassé la mesure, et comme il a sincèrement peur de me fâcher, il jette le brimborion qui lui a servi de fusil et va chercher son mécano ou son livre d’images.
De mon côté, je n’insiste pas. J’ai fini par n’attacher à l’affaire qu’une importance relative.
En effet, il n’y a que deux attitudes possibles en dehors de celle-ci : ou bien punir, ou bien raisonner. Punir, confisquer, interdire, c’est ouvrir des hostilités dont l’issue est incertaine, car en définitive, plus tard, c’est lui qui choisira, non pas moi ; l’avenir lui appartient plus qu’à moi-même, puisqu’il est mon fils ; c’est aussi risquer, presque à coup sûr, de le dresser contre moi, de lui inspirer des déterminations qui, lorsqu’il en sera maître, s’opposeront aux miennes et en triompheront ; certainement, ce n’est pas là le bon moyen. Reste l’autre : raisonner ; mais il est encore trop jeune ; je ne puis faire appel encore à une raison qui n’est pas mûre, qui n’a pas eu le temps de croître, et si l’on parvient, dans certaines serres, à faire devancer la nature par certaines plantes dont on active la croissance, rien de pareil ne peut être obtenu avec un être humain ; un enfant de sept ans qui raisonnerait, ce que j’appelle véritablement raisonner, serait un monstre.
Donc, je me contente d’entretenir autour de l’enfant un certain climat, favorable à l’épanouissement de sa future personnalité ; je lui donne les conseils, les leçons et les exemples que j’estime lui pouvoir être profitables ; mais je ne pense pas qu’il soit possible de l’influencer autrement. User d’autorité, c’est-à-dire tenter de lui inculquer mes principes en les reniant, ou bien user d’endoctrinement et de catéchisation, c’est-à-dire lui vanter sans cesse la beauté du sens critique en anéantissant d’abord le sien, ces misérables procédés feraient de lui, plus tard, un adversaire définitif s’il s’y dérobe, ou une recrue sans intérêt s’il y succombe. Car celui qu’on perd ainsi ne revient jamais, et celui qu’on gagne ainsi n’a aucune valeur.
Tous les pères ont, j’imagine, la faiblesse de souhaiter que leur fils leur ressemble ; je n’échappe sans doute pas à la règle ; mais par-dessus tout, je voudrais que mon fils fût lui-même, seule manière d’être quelqu’un. Plutôt que de faire de lui une copie de son père par les procédés dont je viens de parler, je préférerais encore de beaucoup qu’il devînt le contraire de moi ; car s’il me donne tort un jour et choisit la route opposée, je ne voudrais pas qu’il pût dire que je lui en ai dissimulé l’existence ou exagéré les pièges.
Si je lui avais, sous peine de sanction sévère, défendu de jouer à la guerre, et qu’il m’obéît, j’aurais obtenu une victoire qui serait une victoire de la crainte, une victoire de la soumission, cette crainte et cette soumission grâce auxquelles les gouvernements envoient à la guerre les peuples terrorisés. Ou peut-être jouerait-il à la guerre en cachette en rêvant d’être soldat plus tard. Évidemment, je n’ai pu, par la simple persuasion, l’empêcher tout à fait d’y jouer ; mais il y joue comme à n’importe quel autre jeu, et devant moi, et plutôt moins qu’à autre chose, pour ne pas me causer de déplaisir.
V. Les repères de l’esprit
Comment le sujet « propagande » m’a‑t-il amené à ce sujet « éducation » ? Inutile de s’attarder à rechercher le secret de cet acheminement qui n’est pas une déviation, puisque la propagande, si elle n’était pas déformée par ceux qui l’utilisent, et notamment en notre siècle par la classe pseudo-scientifique en croissance, ne devrait pas être autre chose que l’éducation populaire.
Si j’ai dévié, c’est en partant de l’expérience d’autrui pour arriver à la mienne, en quoi j’aurais dû manifester plus de scrupule ; mais le sentiment d’humilité que je veux confesser me le fera, j’espère, pardonner. Les expériences d’autrui que j’ai citées sont achevées, on peut donc porter sur elles un jugement ; la mienne ne fait que commencer, et non seulement je n’en puis qu’humblement parler, mais encore, ses conclusions étant lointaines et son point de départ lui-même étant incertain, et chaque jour apportant de nouveaux doutes et des hésitations nouvelles, je serais bien incapable d’en dégager le moindre principe.
La seule notion claire est la condamnation des propagandes outrées, des affirmations systématiques, des démonstrations caricaturales, des prises de position spectaculaires et définitives aussi bien dans le révolutionnaire que dans le traditionnel, et dans l’orthodoxe que dans le paradoxal.
À ceux qui croient, dans tout domaine situé en dehors des sciences exactes – et encore sied-il de les bien délimiter – avoir découvert une vérité, on ne saurait recommander trop la circonspection et la mesure, vis-à-vis des foules, certes, du moment qu’il ne s’agit pas de les circonvenir et de les jobarder, mais surtout vis-à-vis de l’enfant. Si vous professez des opinions extrêmes, je vous en félicite, mais exprimez-les, surtout devant l’enfant, avec modération.
L’enfant, s’il s’aperçoit un jour, ou s’il s’imagine seulement, qu’à la faveur de son jeune âge vous avez tenté d’introduire dans son cerveau des notions qui anticipaient sur son discernement ; s’il croit que vous avez profité de votre influence de père ou d’aîné pour tromper son entendement embryonnaire en lui administrant des opinions prématurées, l’enfant ne vous le pardonnera pas et s’élancera sur l’autre route.
Et s’il ne s’élance pas sur l’autre route, s’il se maintient respectueusement, docilement, dans le sentier tracé par vous ; si, après avoir rejeté la légende du père Noël et la fable du Petit-Poucet, il consent à ne pas examiner ce que vous lui aurez appris, qu’aurez-vous fait ? un convaincu ? non, un croyant, doué de peu de jugement et de beaucoup de crédulité, un petit nazi nourri de mythes, un petit chrétien gavé de merveilleux, un petit bolchevik, un petit patriote ou un petit nihiliste, qui répétera le mot d’ordre, suivra la ligne ou saluera le drapeau. Ce n’est pas ce que nous cherchons. Ces sortes d’individus, l’espèce d’éducation qui les forme, ne correspondent pas à notre idéal d’indépendance spirituelle, de connaissance critique et d’originalité. Les facultés de théologie, les instituts lénino-marxistes, les différentes Sorbonne des différentes orthodoxies, fabriquent à jet continu des intelligences de ce gabarit, coulées en série dans des moules laïcs ou théistes, mais également sacrés.
Quiconque, enseignant un enfant, aspire abusivement à lui faire partager sa conception des choses non démontrées, et l’y prépare par des artifices ou l’y contraint par autorité, court un double risque : celui que l’enfant lui échappe si la personnalité de l’élève prend un jour le dessus et si sa volonté se cabre, et celui que l’enfant, au contraire, complètement subjugué par l’enseignement reçu, ne soit qu’une reproduction banale d’un maître trop persuasif qui aura détruit chez lui cette faculté de doute et d’objection d’où sont éternellement issues les grandes méditations et les fécondes pensées.
Si vous cherchez à convaincre les hommes des quelques bribes de vérité que vous pouvez avoir trouvées, et non à leur bourrer le crâne, non à leur farcir la cervelle avec ces mensonges, gros ou subtils, pour lesquels, longtemps avant Goebbels, le bon La Fontaine s’était aperçu qu’ils étaient « de feu» ; alors, faites-le avec précaution ; quand vous citez un fait, abondez en preuves plus qu’en commentaires ; et si ce n’est pas de la « propagande » comme l’entendent les grandes factions qui se partagent ce monde et ce siècle, eh bien ! tant pis !
En dehors des faits matériels qu’on peut établir et qu’il faut contrôler, les vérités abstraites, les vérités philosophiques qui sont du domaine du jugement et de l’interprétation, demandent à être propagées avec sérénité, et il est nécessaire de les manier avec prudence quand il y a probabilité qu’elles atteignent l’enfant.
N’oublions pas que celles d’entre ces vérités que l’on peut tenir indiscutablement pour telles sont assez rares ; car il est peu de certitudes qui soient à ce point certaines, qu’il ne faille chaque matin les réviser pour les affermir. Elles constituent pourtant le seul repère valable, une petite ligne blanche à l’horizon : la culture universelle.
L’esprit humain le plus affranchi de préjugés, le plus nourri de connaissances, le plus avide de vérité, se fraye à tâtons un chemin malaisé à travers un désert couvert de ténèbres, n’ayant que quelques idées pour jalons et quelques espoirs pour guides.
Il lui est bien difficile de ne jamais louvoyer quand il y a tant d’écueils, de ne jamais trébucher quand il y a tant d’obstacles, et de ne jamais s’égarer, alors que de toutes parts il est appelé par tant de mirages, et que si peu de lumières lui permettent de se repérer.
Pierre-Valentin Berthier