La Presse Anarchiste

Les mirages et les lumières

I. De la propagande

Plus un men­songe est gros, disait, paraît-il, le doc­teur Goeb­bels, plus il y de chances qu’il soit cru. Il avait fait, de cet apho­risme, le fon­de­ment de sa propagande.

Était-ce là une obser­va­tion judi­cieuse ? Dans une cer­taine mesure, peut-être. Il se peut que le peuple alle­mand ait ajou­té foi plus volon­tiers au bul­le­tin de vic­toire lui annon­çant que la Wehr­macht avait cap­tu­ré un mil­lion de pri­son­niers, que le trou­pier fran­çais au com­mu­ni­qué lui fai­sant savoir que l’armée des Ardennes avait endom­ma­gé trois tanks. Il se peut aus­si que les mythes reli­gieux et les super­sti­tions popu­laires soient admis et accré­di­tés en rai­son inverse de leur vrai­sem­blance ; nous sommes assez enclins à don­ner rai­son sur ce point à feu le doc­teur Goeb­bels, de sinistre mémoire.

Pour­tant, un autre homme d’État, Abra­ham Lin­coln, avait remar­qué avant lui que « l’on peut bien trom­per tou­jours une par­tie du peuple, et même trom­per un moment le peuple tout entier, mais qu’il est impos­sible de trom­per tout le peuple tou­jours ». Voi­là deux obser­va­tions cir­cons­tan­ciées, auto­ri­sées et rela­ti­ve­ment contra­dic­toires en apparence.

En appa­rence seule­ment, car Goeb­bels n’aurait pu démen­tir Lin­coln. Ce qui impor­tait à Goeb­bels, c’était d’être cru à l’instant même où il pro­fé­rait son gros men­songe, dont le suc­cès était pro­por­tion­nel à l’énormité ; il lui était indif­fé­rent que son sub­ter­fuge fût décou­vert quinze jours plus tard, un nou­veau « slo­gan » men­son­ger aurait déjà sup­plan­té le pre­mier et l’aurait fait oublier.

Une telle concep­tion de la pro­pa­gande est loin d’être aban­don­née ; regar­dez et écou­tez autour de vous : les sta­tis­tiques mentent à jet conti­nu ; « la sta­tis­tique, a dit Her­riot – autre homme d’État – est la forme scien­ti­fique du men­songe» ; et, pour qu’elles soient plus sûre­ment crues, on les fait men­tir énor­mé­ment, à la façon du doc­teur Goebbels.

C’est sur toute la pro­pa­gande que rejaillit l’opprobre de cette concep­tion, même sur celle qui est sin­cère, probe et dés­in­té­res­sée ; autre­fois, la pro­pa­gande fai­sait des conver­tis ; elle fait aujourd’­hui des scep­tiques ; non que l’esprit cri­tique se soit déve­lop­pé : c’est la méfiance qui s’est accrue. Ceux qui veulent conser­ver à la libre expres­sion des idées sa noblesse et son hon­nê­te­té sont affli­gés de ce dis­cré­dit de la pro­pa­gande, car à eux, ce qui importe, ce n’est pas de per­sua­der un men­songe au plus grand nombre pos­sible de cer­veaux cré­dules pen­dant vingt-quatre heures, c’est de faire accé­der les hommes de bonne foi et de bonne volon­té à quelques véri­tés essen­tielles, labo­rieu­se­ment décou­vertes et pas­sion­né­ment pro­po­sées, et c’est d’y accé­der eux-mêmes dans la mesure de leur intelligence.

Or, bien sou­vent, cette méthode même ne porte pas ses fruits, et, par des mal­adresses de tech­nique et de péda­go­gie, elle atteint des buts contraires à ceux qu’en attendent ses adeptes.

II. À gauche… droite !

Je connais un père de famille qui emme­nait son enfant dans les réunions révo­lu­tion­naires. L’enfant y enten­dait blas­phé­mer contre l’Église, inju­rier l’armée, mau­dire l’État ; et, à dix ans, il ne par­lait des prêtres et des offi­ciers qu’en des termes insul­tants ; il ne fai­sait que répé­ter ce qu’il enten­dait dire, étant trop jeune pour se for­mer une opi­nion per­son­nelle ; mais on appré­hen­dait qu’en gran­dis­sant il ne dût expier ses excès de lan­gage ; à la mai­son, il venait beau­coup de cama­rades qui ne déco­lé­raient pas contre les exac­tions mili­taires, les mome­ries reli­gieuses, l’infamie gou­ver­ne­men­tale ; l’enfant buvait leurs paroles et enché­ris­sait sur leurs pro­pos ; on se deman­dait si, à vingt ans, il ne ferait pas quelque scan­dale propre à le faire jeter en pri­son ; la conscrip­tion le trou­ve­rait sans doute en état d’objection de conscience, et le sala­riat ferait de lui un conspi­ra­teur per­ma­nent, peut-être un Rava­chol ou un Bon­not ; la socié­té devait lui appa­raître comme une espèce de fosse aux lions.

Or, quand vint pour lui l’adolescence moment de la vie où l’instinct de contra­dic­tion qui existe en cha­cun de nous devient par­ti­cu­liè­re­ment impé­rieux et s’exerce spé­cia­le­ment contre l’influence pater­nelle – le jeune homme sen­tit le besoin d’éprouver expé­ri­men­ta­le­ment le bien-fon­dé de ce qu’il avait, jusqu’alors, accep­té sans exa­men ; et un jour, il dit à son père :

— Tu m’as menti !

Non que la socié­té qu’il put alors consi­dé­rer fût meilleure que celle de son ima­gi­na­tion. Elle était pire : on était en pleine guerre, en pleine occu­pa­tion. C’était bien la fosse aux lions, aux tigres et aux pan­thères. Seule­ment, voi­là… On lui avait tou­jours dit que « les Alle­mands étaient des hommes comme les autres, et qu’en cas de conflit il fal­lait fra­ter­ni­ser avec eux, parce que nos vrais enne­mis, à eux et à nous, c’étaient leurs chefs et les nôtres» ; or, quand il eut vingt ans, la France, et toute la par­tie du monde entre l’Atlantique et la Vol­ga, étaient cour­bées par les Alle­mands sous le joug d’une ter­reur sanglante.

Chaque fois qu’il sor­tait, il lisait, au coin de la rue, une nou­velle affiche, por­tant une liste nou­velle, chaque fois plus gla­ciale et plus longue, d’otages fusillés. Une police inflexible, spé­cia­li­sée dans les arres­ta­tions noc­turnes, arra­chait les uns aux autres les membres d’une même famille, et nul ne les revoyait jamais. Il y avait à l’horizon les mira­dors d’un infer­nal péni­ten­cier, et des che­mi­nées de fours cré­ma­toires engor­gées par une suie qui avait été du sang. Le peuple res­tait immo­bile et muet sous l’appesantissement de cette épou­vante, le silence et l’inertie, et l’abandon de qui suc­com­bait, demeu­rant l’unique chance d’être épar­gné par la foudre. Tout l’univers occi­den­tal, deve­nu l’empire alle­mand, n’était qu’une vaste croix gam­mée dont les quatre potences s’étalaient de la Caré­lie aux Pyré­nées et de la mer arc­tique au Cau­case, et l’Europe était cru­ci­fiée des­sus. La cruau­té, l’étroitesse dog­ma­tique, la rigueur poli­cière, un inexo­rable mépris des mino­ri­taires et des faibles, la haine de toute oppo­si­tion, une ado­ra­tion de la force cynique et du men­songe offi­ciel, étaient les traits fami­liers du visage de l’Allemagne, telle que l’ont vue chez eux les Fran­çais qui ne l’ont vue ni ailleurs ni autre­ment. Ain­si, ce jeune homme la vit.

Il la vit, trans­for­mant l’Europe en une sorte de Jar­din des Sup­plices per­fec­tion­né jusqu’à la han­tise et agran­di jusqu’à l’effarement. Il la vit, qui pen­dait les pay­sans de Vas­sieux à des gibets gro­tesques, avec une jambe repo­sant sur le sol pour qu’ils s’étranglassent peu à peu et que leur ago­nie durât autant que leur résis­tance à la fatigue. Loin de se déso­li­da­ri­ser de ses odieux chefs, la sol­da­tesque affec­tait un sadisme bes­tial à exé­cu­ter leurs ordres les plus mons­trueux. Ceux des Fran­çais qui fra­ter­ni­saient avec les bour­reaux étaient quel­que­fois plus bar­bares, sou­vent plus abjects et tou­jours plus détes­tés que les bour­reaux eux-mêmes.

Le jeune homme, les poings ser­rés, com­mu­niait avec la foule hor­ri­fiée dans la haine des tor­tion­naires et l’idolâtrie des mar­tyrs. Un jour, il alla au maquis et s’engagea.

On lui avait dit que l’armée était l’école du vice ; or, il y trou­va de la cama­ra­de­rie et de la loyau­té. Certes, il y ren­con­tra aus­si des tares et des vile­nies, mais on les lui avait tel­le­ment iso­lées et gros­sies aupa­ra­vant qu’il ne les aper­çut pas. Il alla à la messe. On lui avait dépeint les choses de la reli­gion sous un aspect ridi­cule ; or, il les trou­va gran­dioses et mys­té­rieuses ; peut-être ne s’est-il pas conver­ti, mais il a été tou­ché par la foi de ceux qui croyaient, et il eut honte d’avoir naguère trai­tés de calo­tins ses copains de l’école pri­maire qui allaient le jeu­di au patronage.

J’espère que le lec­teur vou­dra bien, comme s’est effor­cé de le faire l’auteur, entrer un ins­tant « dans la peau » de ce jeune homme. Je l’espère. Autre­ment, il en résul­te­rait une équi­voque. On ne man­que­rait pas de m’opposer ces objec­tions : « Com­ment, pré­ve­nu de l’égale sau­va­ge­rie des peuples en guerre, par la pro­pa­gande orale et écrite, a‑t-il pu suc­com­ber à une impres­sion vécue qui effa­ça dans son esprit l’impression des témoi­gnages Com­ment, ins­truit de ce qu’était la guerre tout court, a‑t-il pu, pour com­battre les atro­ci­tés de la guerre alle­mande, adhé­rer à une autre guerre et à d’autres atro­ci­tés ? Com­ment a‑t-il pu deve­nir sol­dat, c’est-à-dire se mettre dans le cas de com­mettre demain envers quelque peuple étran­ger les mêmes hor­reurs qui ont sou­le­vé sa répu­gnance et pro­vo­qué sa déter­mi­na­tion ? » Ces objec­tions auront un sens si l’on veut à toute force se situer en dehors de son cas par­ti­cu­lier. Dans le fond, elles se résument à la ques­tion que j’ai posée : pour­quoi la pro­pa­gande qu’il avait assi­mi­lée à dose mas­sive ne l’a‑t-elle point empê­ché de faire ce revi­re­ment, et com­ment l’y a‑t-elle même pré­pa­ré ? Soit dans la psy­cho­lo­gie du sujet, soit dans la nature de quelque mal­adresse per­ma­nente au cours de son édu­ca­tion, il y a néces­sai­re­ment une réponse, une rai­son qui s’ajoute au fait que la guerre est une chose si per­ni­cieuse qu’elle per­suade jus­qu’à ceux qui l’abhorrent d’y par­ti­ci­per par haine d’elle.

III. À droite… gauche !

On m’a beau­coup par­lé d’un autre père de famille qui a éle­vé son fils dans d’austères prin­cipes : patrio­tisme intran­si­geant, culte de Dieu et de l’Église, obé­dience abso­lue aux lois et aux devoirs natio­naux et divins, spi­ri­tuels et tem­po­rels. Il lui a dépeint les prêtres catho­liques comme les gar­diens de la ver­tu popu­laire, et dési­gné le chris­tia­nisme comme l’unique source de culture et de gran­deur. Il lui a ensei­gné que les Alle­mands étaient nos enne­mis héré­di­taires, que l’Allemagne était une nation de proie, sau­vage et impla­cable, qui vou­lait notre perte et notre sujé­tion, et que cette volon­té était celle, non seule­ment de ses maîtres, mais de tout son peuple. Aus­si l’éleva-t-il dans l’admiration de l’armée, école de géné­ro­si­té, bou­clier de la liber­té, forge du carac­tère, pépi­nière d’hommes. Lui aus­si, l’enfant dit à son père, un jour :

— Tu m’as menti !

Car lui aus­si fit l’expérience. On lui avait tel­le­ment sélec­tion­né et exa­gé­ré les qua­li­tés de l’Église qu’il n’en vit point, mais vit, au contraire, tous ses défauts ! Il y décou­vrit des igno­mi­nies, trou­va la foi oppo­sée à la rai­son, consta­ta que la science était incon­ci­liable avec le dogme, s’indigna de l’accueil somp­tueux que le prêtre fait aux morts riches et de la déri­sion des enter­re­ments de pauvres ; l’histoire du pas­sé et l’exemple du pré­sent le lui mon­trèrent dans des atti­tudes équi­voques et des situa­tions dou­teuses ; il obser­va que la culture, l’humilité, la lar­geur de vues, le sacri­fice, et peut-être même la foi, avaient déser­té les chré­tiens pour deve­nir l’apanage des athées. Il a per­cé à jour toute l’hypocrisie d’une pra­tique exté­rieure qui est plus en rites qu’en ver­tus, et la col­lu­sion immo­rale du cler­gé et du pouvoir.

Le régime social dont on lui avait van­té les lois lui est appa­ru comme il appa­rut à Jacques Ving­tras le jour où Jacques Ving­tras s’accorda le droit de le juger. Je ne sais pas si ce jeune homme a fré­quen­té l’armée, mais s’il doit l’approcher un jour, je sais qu’il haï­ra toutes les injus­tices qu’elle recèle et tous les maux qu’elle déchaîne, et qui sont les maux et les injus­tices qu’il hait dans la socié­té civile, mais que l’armée mul­ti­plie au cen­tuple, depuis la per­mis­sion déchi­rée par le capi­taine pour une vétille ou un caprice, jus­qu’aux exac­tions des sou­dards brû­lant les paillotes anna­mites ou mas­sa­crant leurs pri­son­niers. S’il se fait un juge­ment sur les Alle­mands, ce sera après les avoir vus chez eux, où ils lui sem­ble­ront être un peuple appli­qué au tra­vail, atta­ché à la paix, hos­pi­ta­lier et ingé­nieux, très mal­heu­reux de vivre au milieu des ruines et très labo­rieux pour les rele­ver, bref un peuple civi­li­sé et dis­ci­pli­né bien au-delà du point où ces qua­li­tés deviennent des défauts, sujet à l’erreur mais amen­dable, et main­te­nant recon­nu par tous pour être si inté­res­sant que ses vain­queurs se le dis­putent, et, l’ayant réduit à la famine, sacri­fient des mil­liards pour le ravi­tailler. J’ai peur, pré­ve­nu comme il le fut, qu’il en arrive à ne plus croire qu’un tel peuple a pu faire la guerre !

Ce sera vrai­ment très bien, si ce jeune homme se crée une opi­nion équi­li­brée sur toutes les ques­tions qu’on a cru lui résoudre par des apho­rismes ou des pos­tu­lats. Mais s’il tombe dans l’excès contraire à celui qui cor­rom­pit son édu­ca­tion, ne sera-ce pas le fruit de l’erreur pater­nelle ? D’ores et déjà, le voi­ci, j’ignore à quel degré et avec quel dis­cer­ne­ment, anti­mi­li­ta­riste et inter­na­tio­na­liste. Le père en est décon­te­nan­cé : il a pour­tant lu « Les Thi­bault»…

IV. De l’éducation

La psy­cho­lo­gie com­plexe et mys­té­rieuse de l’enfant greffe un pro­blème sup­plé­men­taire sur celui, déjà si dif­fi­cile, de l’éducation. J’ai un fils, et ceux qui me connaissent savent bien que ce n’est pas moi qui l’apprendrai à jouer à la guerre. J’ai donc pros­crit les jouets guer­riers ; j’ai auto­ri­sé tous les autres. Immé­dia­te­ment, les pre­miers lui ont paru d’autant plus dési­rables qu’il en était dépour­vu et que je les avais pro­hi­bés. J’ai fait appel au bon sens nais­sant de sa petite cer­velle et lui ai four­ni une explication.

Un jour, le comi­té d’entreprise ayant orga­ni­sé un arbre de Noël, il lui est échu une cara­bine ; ce n’est pas moi qui l’ai choi­sie, c’est le hasard. Il rayon­nait. Allais-je la confis­quer ? C’eût été, de ma part, un acte d’autorité mal­adroit qui eût rom­pu entre nous la paix et l’harmonie. J’ai donc tolé­ré la cara­bine, en parais­sant me réjouir de l’usage inof­fen­sif qu’il en pou­vait faire :

— Avec ça, tu pour­ras jouer à la chasse, tu feras sem­blant de tirer le tigre et le lion ; d’ailleurs, le tir est un sport recom­man­dable qui exerce le coup d’œil et la viva­ci­té de réflexe ; sur­tout, tu n’imiteras pas ceux qui jouent à la guerre, car il n’est pas beau de faire du mal à son prochain.

Pro­prié­taire abso­lu d’une cara­bine à flèches qui était son bien inalié­nable, il ne tar­da guère à s’en dés­in­té­res­ser com­plè­te­ment, étant émer­veillé par les jouets qu’il convoite et non par ceux qu’il pos­sède. Il finit par la cas­ser et n’y pen­sa plus.

Par contre, quand il joue avec des copains de son âge, la guerre reprend ses droits. Il leur a peut-être dit que son papa n’aimait pas beau­coup ça, mais l’influence des autres enfants l’y entraîne. D’ailleurs, cela dure dix minutes, après les­quelles on joue à autre chose, la guerre n’étant amu­sante qu’à la condi­tion de ne pas s’éterniser.

Quand il est avec moi, et qu’un démon tur­bu­lent s’empare de lui, il lui arrive de se trans­for­mer sou­dain en guer­rier ter­rible et de m’envoyer une rafale de mitraillette ou une charge de bazoo­ka. Comme il n’a plus de cara­bine, il prend n’importe quoi pour impro­vi­ser une arme : un manche à balai, mon double-déci­mètre, ou même ses jouets à lui les plus ano­dins, y com­pris le cou­vercle de sa boîte à domi­nos. Je lui dis :

— Tu ne joue­rais pas à la guerre, si tu savais ce que c’est. Il y a cinq ans, tu étais tout petit, je te sor­tais de ton ber­ceau pour t’emporter dans les abris pen­dant que les avions passaient.

Ici, je dois répondre à sa ques­tion, si c’étaient de grands avions, et com­bien il y en avait ; puis, je continue :

— Les mai­sons que je t’ai mon­trées, c’est la guerre qui.les a démo­lies, et il y avait beau­coup de morts des­sous. Et la petite fille, l’autre jour, avec sa jambe de bois, c’est la guerre qui lui a fait perdre sa jambe.

Bien que cet âge soit répu­té sans pitié, il a bon cœur et l’évocation de la petite fille le rend sérieux. Pour­tant, il n’est pas convain­cu ; car il y a aus­si, près de là, un vieux béquillard qui n’a qu’une jambe :

— Lui, c’est pas la guerre, c’est une automobile.

Il jouit de mon embar­ras. Que dire, pour l’impressionner ? Lui par­ler des fours cré­ma­toires, des maqui­sards à qui l’on écra­sait la figure à coups de talon, des paillotes anna­mites qui brûlent ou des pen­dus de Vas­sieux, ligo­tés une jambe en l’air et mou­rant petit à petit ? Je ne puis racon­ter cela à un enfant. Je ris­que­rais, soit de l’endurcir pré­co­ce­ment, soit de lui démo­lir les nerfs, en lui nar­rant de telles hor­reurs, pour­tant vraies, pour­tant vécues, pour­tant contem­po­raines. Je ne trouve à lui dire que ceci :

— C’est tel­le­ment ter­rible, la guerre, que, pen­dant cinq ans, nous n’avons pas man­gé de bananes !

Il répond triom­pha­le­ment, heu­reux de rap­pe­ler à ma mémoire ce détail oublié :

— Je n’aime pas les bananes !

Et, pour me taqui­ner, il me crible d’une salve ima­gi­naire ; puis, crai­gnant tou­te­fois d’avoir outre­pas­sé la mesure, et comme il a sin­cè­re­ment peur de me fâcher, il jette le brim­bo­rion qui lui a ser­vi de fusil et va cher­cher son méca­no ou son livre d’images.

De mon côté, je n’insiste pas. J’ai fini par n’attacher à l’affaire qu’une impor­tance relative.

En effet, il n’y a que deux atti­tudes pos­sibles en dehors de celle-ci : ou bien punir, ou bien rai­son­ner. Punir, confis­quer, inter­dire, c’est ouvrir des hos­ti­li­tés dont l’issue est incer­taine, car en défi­ni­tive, plus tard, c’est lui qui choi­si­ra, non pas moi ; l’avenir lui appar­tient plus qu’à moi-même, puis­qu’il est mon fils ; c’est aus­si ris­quer, presque à coup sûr, de le dres­ser contre moi, de lui ins­pi­rer des déter­mi­na­tions qui, lors­qu’il en sera maître, s’opposeront aux miennes et en triom­phe­ront ; cer­tai­ne­ment, ce n’est pas là le bon moyen. Reste l’autre : rai­son­ner ; mais il est encore trop jeune ; je ne puis faire appel encore à une rai­son qui n’est pas mûre, qui n’a pas eu le temps de croître, et si l’on par­vient, dans cer­taines serres, à faire devan­cer la nature par cer­taines plantes dont on active la crois­sance, rien de pareil ne peut être obte­nu avec un être humain ; un enfant de sept ans qui rai­son­ne­rait, ce que j’appelle véri­ta­ble­ment rai­son­ner, serait un monstre.

Donc, je me contente d’entretenir autour de l’enfant un cer­tain cli­mat, favo­rable à l’épanouissement de sa future per­son­na­li­té ; je lui donne les conseils, les leçons et les exemples que j’estime lui pou­voir être pro­fi­tables ; mais je ne pense pas qu’il soit pos­sible de l’influencer autre­ment. User d’autorité, c’est-à-dire ten­ter de lui incul­quer mes prin­cipes en les reniant, ou bien user d’endoctrinement et de caté­chi­sa­tion, c’est-à-dire lui van­ter sans cesse la beau­té du sens cri­tique en anéan­tis­sant d’abord le sien, ces misé­rables pro­cé­dés feraient de lui, plus tard, un adver­saire défi­ni­tif s’il s’y dérobe, ou une recrue sans inté­rêt s’il y suc­combe. Car celui qu’on perd ain­si ne revient jamais, et celui qu’on gagne ain­si n’a aucune valeur.

Tous les pères ont, j’imagine, la fai­blesse de sou­hai­ter que leur fils leur res­semble ; je n’échappe sans doute pas à la règle ; mais par-des­sus tout, je vou­drais que mon fils fût lui-même, seule manière d’être quel­qu’un. Plu­tôt que de faire de lui une copie de son père par les pro­cé­dés dont je viens de par­ler, je pré­fé­re­rais encore de beau­coup qu’il devînt le contraire de moi ; car s’il me donne tort un jour et choi­sit la route oppo­sée, je ne vou­drais pas qu’il pût dire que je lui en ai dis­si­mu­lé l’existence ou exa­gé­ré les pièges.

Si je lui avais, sous peine de sanc­tion sévère, défen­du de jouer à la guerre, et qu’il m’obéît, j’aurais obte­nu une vic­toire qui serait une vic­toire de la crainte, une vic­toire de la sou­mis­sion, cette crainte et cette sou­mis­sion grâce aux­quelles les gou­ver­ne­ments envoient à la guerre les peuples ter­ro­ri­sés. Ou peut-être joue­rait-il à la guerre en cachette en rêvant d’être sol­dat plus tard. Évi­dem­ment, je n’ai pu, par la simple per­sua­sion, l’empêcher tout à fait d’y jouer ; mais il y joue comme à n’importe quel autre jeu, et devant moi, et plu­tôt moins qu’à autre chose, pour ne pas me cau­ser de déplaisir.

V. Les repères de l’esprit

Com­ment le sujet « pro­pa­gande » m’a‑t-il ame­né à ce sujet « édu­ca­tion » ? Inutile de s’attarder à recher­cher le secret de cet ache­mi­ne­ment qui n’est pas une dévia­tion, puisque la pro­pa­gande, si elle n’était pas défor­mée par ceux qui l’utilisent, et notam­ment en notre siècle par la classe pseu­do-scien­ti­fique en crois­sance, ne devrait pas être autre chose que l’éducation populaire.

Si j’ai dévié, c’est en par­tant de l’expérience d’autrui pour arri­ver à la mienne, en quoi j’aurais dû mani­fes­ter plus de scru­pule ; mais le sen­ti­ment d’humilité que je veux confes­ser me le fera, j’espère, par­don­ner. Les expé­riences d’autrui que j’ai citées sont ache­vées, on peut donc por­ter sur elles un juge­ment ; la mienne ne fait que com­men­cer, et non seule­ment je n’en puis qu’humblement par­ler, mais encore, ses conclu­sions étant loin­taines et son point de départ lui-même étant incer­tain, et chaque jour appor­tant de nou­veaux doutes et des hési­ta­tions nou­velles, je serais bien inca­pable d’en déga­ger le moindre principe.

La seule notion claire est la condam­na­tion des pro­pa­gandes outrées, des affir­ma­tions sys­té­ma­tiques, des démons­tra­tions cari­ca­tu­rales, des prises de posi­tion spec­ta­cu­laires et défi­ni­tives aus­si bien dans le révo­lu­tion­naire que dans le tra­di­tion­nel, et dans l’orthodoxe que dans le paradoxal.

À ceux qui croient, dans tout domaine situé en dehors des sciences exactes – et encore sied-il de les bien déli­mi­ter – avoir décou­vert une véri­té, on ne sau­rait recom­man­der trop la cir­cons­pec­tion et la mesure, vis-à-vis des foules, certes, du moment qu’il ne s’agit pas de les cir­con­ve­nir et de les jobar­der, mais sur­tout vis-à-vis de l’enfant. Si vous pro­fes­sez des opi­nions extrêmes, je vous en féli­cite, mais expri­mez-les, sur­tout devant l’enfant, avec modération.

L’enfant, s’il s’aperçoit un jour, ou s’il s’imagine seule­ment, qu’à la faveur de son jeune âge vous avez ten­té d’introduire dans son cer­veau des notions qui anti­ci­paient sur son dis­cer­ne­ment ; s’il croit que vous avez pro­fi­té de votre influence de père ou d’aîné pour trom­per son enten­de­ment embryon­naire en lui admi­nis­trant des opi­nions pré­ma­tu­rées, l’enfant ne vous le par­don­ne­ra pas et s’élancera sur l’autre route.

Et s’il ne s’élance pas sur l’autre route, s’il se main­tient res­pec­tueu­se­ment, doci­le­ment, dans le sen­tier tra­cé par vous ; si, après avoir reje­té la légende du père Noël et la fable du Petit-Pou­cet, il consent à ne pas exa­mi­ner ce que vous lui aurez appris, qu’aurez-vous fait ? un convain­cu ? non, un croyant, doué de peu de juge­ment et de beau­coup de cré­du­li­té, un petit nazi nour­ri de mythes, un petit chré­tien gavé de mer­veilleux, un petit bol­che­vik, un petit patriote ou un petit nihi­liste, qui répé­te­ra le mot d’ordre, sui­vra la ligne ou salue­ra le dra­peau. Ce n’est pas ce que nous cher­chons. Ces sortes d’individus, l’espèce d’éducation qui les forme, ne cor­res­pondent pas à notre idéal d’indépendance spi­ri­tuelle, de connais­sance cri­tique et d’originalité. Les facul­tés de théo­lo­gie, les ins­ti­tuts léni­no-mar­xistes, les dif­fé­rentes Sor­bonne des dif­fé­rentes ortho­doxies, fabriquent à jet conti­nu des intel­li­gences de ce gaba­rit, cou­lées en série dans des moules laïcs ou théistes, mais éga­le­ment sacrés.

Qui­conque, ensei­gnant un enfant, aspire abu­si­ve­ment à lui faire par­ta­ger sa concep­tion des choses non démon­trées, et l’y pré­pare par des arti­fices ou l’y contraint par auto­ri­té, court un double risque : celui que l’enfant lui échappe si la per­son­na­li­té de l’élève prend un jour le des­sus et si sa volon­té se cabre, et celui que l’enfant, au contraire, com­plè­te­ment sub­ju­gué par l’enseignement reçu, ne soit qu’une repro­duc­tion banale d’un maître trop per­sua­sif qui aura détruit chez lui cette facul­té de doute et d’objection d’où sont éter­nel­le­ment issues les grandes médi­ta­tions et les fécondes pensées.

Si vous cher­chez à convaincre les hommes des quelques bribes de véri­té que vous pou­vez avoir trou­vées, et non à leur bour­rer le crâne, non à leur far­cir la cer­velle avec ces men­songes, gros ou sub­tils, pour les­quels, long­temps avant Goeb­bels, le bon La Fon­taine s’était aper­çu qu’ils étaient « de feu» ; alors, faites-le avec pré­cau­tion ; quand vous citez un fait, abon­dez en preuves plus qu’en com­men­taires ; et si ce n’est pas de la « pro­pa­gande » comme l’entendent les grandes fac­tions qui se par­tagent ce monde et ce siècle, eh bien ! tant pis !

En dehors des faits maté­riels qu’on peut éta­blir et qu’il faut contrô­ler, les véri­tés abs­traites, les véri­tés phi­lo­so­phiques qui sont du domaine du juge­ment et de l’interprétation, demandent à être pro­pa­gées avec séré­ni­té, et il est néces­saire de les manier avec pru­dence quand il y a pro­ba­bi­li­té qu’elles atteignent l’enfant.

N’oublions pas que celles d’entre ces véri­tés que l’on peut tenir indis­cu­ta­ble­ment pour telles sont assez rares ; car il est peu de cer­ti­tudes qui soient à ce point cer­taines, qu’il ne faille chaque matin les révi­ser pour les affer­mir. Elles consti­tuent pour­tant le seul repère valable, une petite ligne blanche à l’horizon : la culture universelle.

L’esprit humain le plus affran­chi de pré­ju­gés, le plus nour­ri de connais­sances, le plus avide de véri­té, se fraye à tâtons un che­min mal­ai­sé à tra­vers un désert cou­vert de ténèbres, n’ayant que quelques idées pour jalons et quelques espoirs pour guides.

Il lui est bien dif­fi­cile de ne jamais lou­voyer quand il y a tant d’écueils, de ne jamais tré­bu­cher quand il y a tant d’obstacles, et de ne jamais s’égarer, alors que de toutes parts il est appe­lé par tant de mirages, et que si peu de lumières lui per­mettent de se repérer.

Pierre-Valen­tin Berthier


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