La Presse Anarchiste

La « loi » inégalitaire

Qui son­ge­rait à contes­ter la diver­si­té infi­nie de la créa­tion tout entière et de la nature vivante en par­ti­cu­lier ? Il n’existe pas dans une même varié­té d’une même espèce deux indi­vi­dus abso­lu­ment iden­tiques quoi­qu’il y ait un nombre astro­no­mique d’êtres vivants.

Regar­dez l’humanité : races dis­sem­blables et, dans chaque race, types dif­fé­rents par la taille, le poids, les formes, la promp­ti­tude ou la len­teur des réflexes, la viva­ci­té ou la pro­fon­deur de l’intelligence, la force des ins­tincts ou la puis­sance de la vie rationnelle.

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À la diver­si­té, aux dis­sem­blances natu­relles, les hommes ont par­tout super­po­sé des inéga­li­tés arti­fi­cielles. Et depuis toujours…

La horde – masse homo­gène – agré­gat dont les par­ties ne se dis­tinguent guère les unes des autres, s’est rapi­de­ment trans­for­mée. Déjà, dans le clan, il n’y a plus simi­li­tude des seg­ments. L’ascendant qu’exercent cer­tains membres leur confère des avan­tages éco­no­miques sub­stan­tiels. C’est le cas de la plu­part des Indiens, des Aus­tra­liens, des Hot­ten­tots, des Esqui­maux. Les roi­te­lets nègres savent eux aus­si exploi­ter leurs sujets.

Dans les socié­tés plus évo­luées, les dif­fé­rences s’accentuent, les hié­rar­chies s’organisent, les castes cris­tal­lisent et l’on trouve, à toutes les époques, sous toutes les lati­tudes, l’équivalent du paria hindou.

Dans la cité antique, une foule d’esclaves entre­tient une petite aristocratie.

Dans la Socié­té féo­dale, la mul­ti­tude des serfs peine et souffre pour sub­ve­nir aux ripailles de la vie de château.

Dans les Temps modernes, le peuple trime et vit misé­ra­ble­ment pour ali­men­ter les caisses d’une bour­geoi­sie chaque jour plus opu­lente, pour four­nir les mil­lions de « la Bouche du Roi », pour per­mettre de s’épanouir au soleil des Cours royales ou impé­riales tous les vices d’une noblesse vivant aux cro­chets des nations.

Dans les socié­tés contem­po­raines (Répu­bliques, Monar­chies consti­tu­tion­nelles ou Dic­ta­tures), les inéga­li­tés sont autant sinon plus mons­trueuses. Depuis plus d’un siècle, l’innombrable armée des pro­lé­taires de toute race, de toute cou­leur, arrache au sol et au sous-sol des mon­tagnes de richesses qui, trans­for­mées par le tra­vail, font que l’existence de la bour­geoi­sie moyenne est infi­ni­ment plus riche en pos­si­bi­li­tés de bien-être et de confort que celle des plus grands satrapes de l’Asie antique. Une par­tie de ces richesses, inven­dues, reste blo­quée dans les maga­sins, car les pro­duc­teurs sont trop pauvres pour en jouir eux-mêmes et, dans un monde chaque jour plus méta­mor­pho­sé par la science, gardent leurs gue­nilles, vivent dans des tau­dis et ne mangent pas à leur faim. Mais les mil­liar­daires apa­trides étalent aux quatre coins de l’Univers leur luxe inso­lent dans les palaces des sta­tions internationales.

Ain­si l’inégalité sociale semble inhé­rente aux socié­tés humaines, aus­si nor­male que les inéga­li­tés natu­relles. Ce qui paraît confir­mer la pré­dic­tion, la malé­dic­tion, de l’Évangile : « Il y aura tou­jours des pauvres par­mi vous »

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Com­ment conce­voir la pos­si­bi­li­té d’une trans­for­ma­tion radi­cale de ce qui est, de ce qui a tou­jours été ? Toute révolte semble folie devant l’immensité de l’injustice, l’inéluctabilité de la règle, l’anonymat de la res­pon­sa­bi­li­té. Les géné­ra­tions passent et le spec­tacle ne varie pas. Des civi­li­sa­tions s’écroulent, d’autres gran­dissent, mais l’inégalité des condi­tions reste col­lée à toutes comme une tunique de Nes­sus. L’existence simul­ta­née de la richesse et de la pau­vre­té n’a‑t-elle pas, comme celle des supé­rio­ri­tés et des infé­rio­ri­tés natu­relles – dont elle paraît être la consé­quence – la rigueur d’une loi inflexible à laquelle l’Humanité ne sau­rait se soustraire ?

Il est incon­tes­table que si les socié­tés inéga­li­taires étaient pure­ment arti­fi­cielles, elles ne seraient pas la règle aus­si bien chez les Bar­bares que chez les Civi­li­sés. Elles s’édifient et durent parce qu’elles s’appuient sur de solides réa­li­tés psy­cho­lo­giques et éco­no­miques. Mais de ces réa­li­tés, les pri­vi­lé­giés ont su tirer mer­veilleu­se­ment parti.

Dans les socié­tés pri­mi­tives, chefs guer­riers et prêtres-sor­ciers pro­fitent de leur force, de leurs ser­vices, de leur pres­tige pour prendre la part du lion dans la répar­ti­tion des pro­duits. Leur convoi­tise est frei­née par l’esprit éga­li­taire, mais, à la longue, la pré­émi­nence morale ou guer­rière entraîne des pri­vi­lèges maté­riels : case plus vaste et mieux amé­na­gée, nour­ri­ture de choix. La richesse devient le corol­laire et le signe tan­gible de la supé­rio­ri­té. L’héritage, en conser­vant dans les mêmes familles des biens qui vont s’accumulant, crée les classes. Puis le Sta­tut inégal est fixé par le Droit cou­tu­mier d’abord, par le Droit écrit ensuite. La divi­sion du tra­vail contri­bue elle aus­si à for­mer et à sta­bi­li­ser des inéga­li­tés nou­velles : des inéga­li­tés fon­dées sur la pro­fes­sion (c’est-à-dire sur les ser­vices pré­sents), se super­po­sant aux inéga­li­tés fon­dées sur la nais­sance (c’est-à-dire sur des ser­vices pas­sés). La vio­lence col­lec­tive, la guerre ajoute ses effets à ceux de la vio­lence indi­vi­duelle : les peuples vain­cus, deve­nus des peuples esclaves, forment les castes infé­rieures long­temps exploi­tées par les des­cen­dants des vainqueurs.

Et ces inéga­li­tés se conso­lident auto­ma­ti­que­ment. Les ins­ti­tu­tions deviennent d’une soli­di­té qua­si inébran­lable par l’adaptation de plus en plus étroite de l’être au milieu. Le sys­tème est encore ren­for­cé par la for­ma­tion de hié­rar­chies très nuan­cées qui ont pour effet d’émietter le com­bat social en une foule de com­bats par­tiels dont la résul­tante est presque nulle. Ajou­tez l’idée de la mort. Pour le croyant, l’espoir d’une com­pen­sa­tion aux injustes souf­frances de ce monde inhibe toute vel­léi­té de révolte ; pour l’athée, l’idée de la mort apaise éga­le­ment la vio­lence de la lutte contre l’injustice sociale : à quoi bon s’acharner à la réa­li­sa­tion pas­sa­gère du rêve éga­li­taire puis­qu’aus­si bien, sous six pieds de terre, nous serons tous éter­nel­le­ment égaux dans le néant ? Ajou­tez encore l’aumône qui empêche le déses­poir d’aboutir à des explo­sions dan­ge­reuses et les diver­sions savantes détour­nant les grands orages sociaux : batailles sécu­laires et sté­riles, chré­tiens contre infi­dèles, hugue­nots contre papistes, athées contre croyants, répu­bli­cains contre monar­chistes, blancs contre rouges, Fran­çais contre Alle­mands… Avec tou­jours, dans chaque camp, la fal­la­cieuse union sacrée des pauvres et des riches, fra­ter­ni­sant face à un enne­mi ima­gi­naire. De plus, la pro­pa­gande inces­sante qui malaxe les cer­veaux du ber­ceau à la tombe – et la conspi­ra­tion du silence autour des idées sub­ver­sives – et aus­si l’épée de Damo­clès des pri­sons, des bagnes, des écha­fauds sus­pen­dus en per­ma­nence au-des­sus des mécon­tents. Et enfin la féro­ci­té impi­toyable avec laquelle sont écra­sés les ten­ta­tives d’émancipation sociale…

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En pré­sen­tant l’inégalité de condi­tions comme la mani­fes­ta­tion d’une loi natu­relle, on a créé et entre­te­nu l’a­bou­lisme révo­lu­tion­naire. Sous ce masque, l’inégalité est ado­rée par le croyant qui s’imagine y décou­vrir Dieu et res­pec­tée par l’athée s’inclinant devant le déter­mi­nisme. Or, il est clair que cette inéga­li­té est une créa­tion humaine, une créa­tion conti­nue. La ruse et la bru­ta­li­té d’une mino­ri­té de pro­fi­teurs exploi­tant la naï­ve­té, l’indifférence et la lâche­té des masses ont réus­si, jus­qu’à pré­sent, à pré­ser­ver ce monu­ment d’iniquité. « L’inégalité des condi­tions, affir­mait Rous­seau dès le XVIIIe siècle, dépend de la volon­té. Il n’y a de carac­tères inef­fa­çables que ceux qu’imprime la nature et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands sei­gneurs. Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire. »

Les pro­fi­teurs n’ignorent point la contin­gence de cette soi-disant loi natu­relle fatale et invio­lable. La preuve, c’est qu’ils en faussent hypo­cri­te­ment le jeu en « fixant»les rap­ports sociaux à un moment de la durée, en s’opposant à toute modi­fi­ca­tion nou­velle du sta­tut social. Cet arrêt bru­tal et arti­fi­ciel des forces d’évolution per­ma­nentes, cette bar­rière juri­dique dres­sée sur le che­min de l’humanité en marche, en voi­là un signe de sou­mis­sion à la loi natu­relle ! Les codes, les polices, les magis­tra­tures, les pri­sons, les bour­reaux sont la démons­tra­tion tan­gible, écla­tante qu’on viole la spon­ta­néi­té de l’évolution en essayant de cris­tal­li­ser des formes sociales, œuvres de l’homme, et que l’homme peut modi­fier ou détruire.

Et quand bien même il s’agirait d’une loi natu­relle, la rési­gna­tion à la subir serait absurde. Quoi de plus natu­rel que la souf­france ? Pour­tant on essaie de l’éviter, de l’atténuer, de la gué­rir. L’hygiène et la méde­cine rusent avec elle et réus­sissent sou­vent à la vaincre. Pour­quoi fau­drait-il subir pas­si­ve­ment la loi inéga­li­taire, sous pré­texte qu’elle est dans la nature des choses ? « La nature des choses – s’indignait Maur­ras (pas au sujet de l’inégalité, évi­dem­ment, mais qu’importe!) – il n’est rien de plus digne de l’homme que de la défier, de l’affronter. Une mon­tagne est un fait autre­ment solide que n’importe quel phé­no­mène éco­no­mique ou social. Si elle est un obs­tacle à la cir­cu­la­tion, on la perce et le tun­nel ain­si construit est une vic­toire rem­por­tée sur la nature de la chose.»Pourquoi donc l’humanité ne pour­rait-elle pas secouer son escla­vage mil­lé­naire, bri­ser ses chaînes et impri­mer à son his­toire, soi-disant d’avance déter­mi­née, une tra­jec­toire nouvelle ?

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Le régime social, éco­no­mique, finan­cier, moné­taire et poli­tique actuel – chao­tique, stu­pide, inique, ayant le pillage pour but et la léga­li­té pour moyen, mor­tel pour les indi­vi­dus sous-ali­men­tés aus­si bien en temps de sur­abon­dance qu’aux époques de pénu­rie, mor­tel pour les peuples jetés dans des guerres de des­truc­tion pério­diques – est condam­né à mou­rir en ver­tu même des contra­dic­tions qu’il porte en lui, contra­dic­tions aggra­vées par le grand machi­nisme contem­po­rain. Il doit s’écrouler par loi presque physique.

Presque – pas tout à fait. L’histoire est aus­si, est peut-être sur­tout ce que l’a fait l’énergie de cer­tains hommes au détri­ment d’autres hommes apa­thiques et rési­gnés. La résis­tance des pri­vi­lé­giés accu­mu­le­ra, n’en dou­tons pas, les obs­tacles, mul­ti­plie­ra les lignes de résis­tance – et les posi­tions de repli. Les adver­saires de l’égalité retar­de­raient indé­fi­ni­ment la libé­ra­tion sans l’action des révo­lu­tion­naires éveillant les parias à la pleine conscience de leurs droits, à la convic­tion qu’il leur suf­fit de vou­loir le bien-être pour tous pour qu’il soit. « Les temps nou­veaux vien­dront, mais à tra­vers quel va-et-vient, à tra­vers quelles labo­rieuses adap­ta­tions, à tra­vers quels tâton­ne­ments, à tra­vers quelle gésine, à tra­vers quelles souf­frances, à tra­vers quelle sombre période ! » Ils vien­dront, car, inexo­ra­ble­ment, la science mûrit le monde par les muta­tions radi­cales. Mais ils vien­dront peut-être comme les pèle­rins d’Echternach, deux pas en avant, un en arrière. Essayons de trans­for­mer cette marche hési­tante et tré­bu­chante en course accé­lé­rée vers la vraie civi­li­sa­tion par l’égalité sociale dans le maxi­mum de liberté.

Lyg.


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