Presse-anarchiste.net : Dans les années 1980, tu faisais partie du comité de rédaction d’Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est, une publication à part dans ce sens qu’elle dépassait les clivages caractérisant les mouvements et mouvances libertaires en France. Le dernier numéro (20) est paru en juin 1991, au moment où l’on parlait plus que jamais de ces pays…
Nicolas Trifon : En effet, et pour être complet je rappellerai que le premier numéro est paru à l’automne 1979, donc à un moment où les problèmes des pays dits du socialisme réel n’étaient pas vraiment d’actualité. Ils ne tarderont pas à le devenir, puisque les grèves ouvrières en Pologne de l’été 1980 obligeront l’État de reconnaître le syndicat indépendant Solidarnosc, inaugurant ainsi tout une décennie de luttes, d’avancées et de défaites, de débats et de controverses par rapport auxquels toutes les composantes de l’échiquier politique et idéologique, à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, seront amenées à se positionner.
La revue Iztok a été fondée en 1975 par Nikola Tengerkov avec le concours de plusieurs autres militants anarchistes bulgares en exil et notamment de Todor Mitev. Sa rédaction française, indépendante de la rédaction bulgare, correspondait à une volonté d’ouverture aux problèmes des militants libertaires présents et à venir des autres pays de l’Est, la Bulgarie ayant été le pays qui ait connu le mouvement anarchiste le plus structuré avant la prise du pouvoir par les communistes. Vincent Albouy, militant en ce temps de la Fédération anarchiste française, fut longtemps l’âme et la cheville ouvrière de cette revue à laquelle participeront Frank Mintz, Joël Bastenaire, Jean-Louis Laville, Joël et Régis Gayraud, Daniel Mihailovic, Angel Pino et bien d’autres, appartenant aux divers courants de la famille politique libertaire et actifs souvent également sur d’autres fronts. Pour ma part j’avais milité à l’Organisation combat anarchiste.
La revue se proposait en premier lieu de collecter et de diffuser en France des informations sur les actions, les initiatives, les groupes libertaires est-européens, et de proposer des analyses libertaires sur les événements en cours dans ces pays. De ce point de vue ce fut un succès. Très vite, les matériaux d’Iztok (entretiens avec des militants de l’Est, traductions de samizadats, prises de position, compte rendus de mouvements sociaux…) allaient être repris par la presse libertaire française et internationale. À Iztok on traduisait du polonais, du hongrois, du russe, du bulgare, du slovène ou du roumain en français des textes qui étaient ensuite traduits souvent en italien et en allemand, en anglais et en espagnol. Les libertaires de l’Est sortaient ainsi de leur isolement dû à la répression systématique mais aussi au silence imposé à leur propos par les courants anticommunistes et marxistes au sein de la dissidence et de l’opposition, l’information était relayée, suscitait le débat, permettait parfois des actions de solidarité.
Dans le même temps, et surtout au départ, le collectif Iztok a tenté de diffuser la pensée politique anarchiste à l’Est. Des brochures ont été rédigées à cet effet en polonais, en hongrois en bulgare et en roumain. Le résultat ne fut pas très probant en raison des difficultés rencontrées pour faire circuler de tels matériaux (dont la détention entraînait des peines sévères) mais aussi parce qu’ils ne correspondaient pas toujours aux préoccupations du public visé. Heureusement, cet échec fut largement compensé par la multiplication progressive des textes libertaires rédigés sur place par les principaux intéressés.
Au fil des années, le nombre de pays et de thèmes traités augmentait tandis que le cadre géographique couvert s’élargissait à la Chine mais aussi à Cuba, avec, par exemple, la série d’articles consacrés par le compagnon mexicain Conrado Tostado aux figures de proue de la littérature contestataire dans ce pays. Enfin, après 1989, la configuration libertaire à l’Est prenait des contours plus précis et pouvait se manifester au grand jour. L’audience remportée pendant les années qui ont suivi par les groupes et les publications anarchistes dans des pays comme la Pologne et la future ex-Union soviétique nous a nous-mêmes surpris, à la rédaction de la revue Iztok. Aussi, les objectifs initiaux d’Iztok ayant été (heureusement) dépassés par le cours de l’histoire, devant la multitude et la complexité des tâches à remplir dans le nouveau contexte international, les membres du collectif ont décidé la suspension de la parution de la revue. À contre-cœur, pour certains.
Presse-anarchiste.net : Est-ce que cela a été également ton cas ?
NT : Pas vraiment. Pour deux raisons.
En avril 1990, lors de la rencontre de Trieste j’ai réalisé sur le vif l’énormité de la tâche. Il y avait, lors de cette manifestation appelée par les organisateurs “ Est, laboratorio de la liberta ”, des compagnes et des compagnons venus de la RDA, à peine défunte, de la Fédération yougoslave qui n’allait pas tarder à éclater, de Russie (l’URSS à l’époque, mais pas pour longtemps), de Pologne, de Hongrie… La diversité n’était pas seulement d’ordre géographique et linguistique, puisque les représentants d’un même groupe ou courant “ national ” défendaient parfois des positions distinctes. Aussi le bonheur éprouvé sur le coup était-il tempéré par le constat que l’ “ internationale ” libertaire n’était pas pour tout de suite ni pour demain. Comment, dans une revue libertaire des pays de l’Est, parler d’un ensemble si complexe, fraîchement constitué et dont chacune des composantes continuait à se chercher ? Et comment œuvrer à la coordination d’initiatives aussi diverses sans favoriser tel programme ou sensibilité ?
Par ailleurs, et cela à cause de mon vécu est-européen et du sens des réalités qui en découle, je pressentais les limites de la dynamique en cours à l’Est, y compris parmi les libertaires, en raison de la nature du changement qui l’avait rendue possible. Ce changement était le résultat inévitable de l’implosion du système capitaliste d’État plutôt que l’aboutissement d’un mouvement social, de la dissidence ou de l’opposition toutes tendances confondues. De nouvelles formes de domination, parfois encore plus sournoises et plus brutales (dans le domaine socio-économique) que celles dont elles prenaient le relais allaient finir par s’imposer dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Les libertaires, et pas seulement eux, en feront les frais. Pour avoir vécu sous les deux régimes, la seule chose qui puisse me consoler c’est l’idée, qui reste à confirmer, que les gens pourraient désormais forger sur place les moyens pour combattre ces nouvelles formes de domination et, en attendant, limiter les dégâts qu’elles occasionnent. De ce point de vue, le fait que le travail entrepris par le collectif Iztok dans les années 1980 n’ait plus sa place depuis les années 1990 est un bon signe.